Réception et diffusion avant 1800
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Rangé parmi les plus grands poètes de son temps, Delille est à la fin du siècle un auteur aux œuvres attendues, sur lequel circule toute sorte d'informations susceptibles de renseigner sur ses prochaines publications. Ces indications, plus ou moins fiables et comparables à ce que nous nommerions aujourd'hui des “fuites”, proviennent soit de ses lectures, occasion pour la presse et le public lettré de glaner des vers souvent aussitôt mis en circulation, soit d'extraits confiés aux journaux par le poète lui-même ou par ses éditeurs, soucieux de préparer les ventes de ses nouveaux ouvrages.
Dans ce cadre, L'Homme des champs fit l'objet d'une curiosité d'autant plus vive et durable que deux facteurs venaient la renforcer.
- D'une part, ce titre, dont des vers isolés sont imprimés dès 1775, rompt en 1800 un très long silence éditorial, la dernière œuvre de Delille, Les Jardins, datant alors de 1782.
- D'autre part, dans les années qui précèdent immédiatement la parution, l'excitation du public est soigneusement attisée par Decker et Levrault, dont les annonces de librairie jouent de l'intérêt produit par les fragments du poème qui s'y glissent.
Or ce phénomène de diffusion partielle, avant parution, a donné au poème une sorte d'existence pré-éditoriale particulièrement longue et complexe, puisque les extraits disponibles ont conduit la critique à commenter l'œuvre très en amont de sa parution.
Le rôle des lectures orales
Comme pour tous ces grands poèmes, Delille s'est livré à des lectures publiques ou privées de fragments de L'Homme des champs, mais c'est le texte dont la carrière orale a débuté le plus en amont de sa publication, puisque les premières traces de lectures apparaissent vingt-cinq ans avant le livre :
Chronologie des lectures d'extraits du poème1 > À CORRIGER
Or ces lectures ont alimenté très tôt des textes, consignés dans des correspondances ou dans la presse, qui firent état du projet et du contenu de L'Homme des champs, et qui, parfois, mirent en circulation certains des vers récités par le poète. Ces témoignages apportent ainsi de précieuses indications sur la genèse du texte, mais ils ont aussi contribué à doter d'une existence propre des segments que Delille a ensuite écarté de sa composition finale.
Des Jardins à Homme des champs
En février 1775, Delille lit à l'Académie française des vers tirés d'un nouveau poème, en cours. Or l'examen des comptes rendus suscités par l'événement, notamment dans la Correspondance littéraire, montre qu'il avait alors présenté comme les fragments d'un seul ensemble des passages qui alimentèrent ensuite Les Jardins, parus en 1782, et des segments dont la description correspond en revanche au contenu de L'Homme des champs. De fait, Delille semble n'avoir séparé les deux projets qu'à une date tardive (peu avant la parution des Jardins) et d'autres éléments prouvent qu'après cette parution, le public s'attendait à voir prochainement paraître un poème, plus ou moins ample, correspondant aux fragments écartés (si une annonce de la Correspondance littéraire est bien datée, cette attente débute au moins en septembre 1782).
D'autres éléments, incluant, là encore, des échos des lectures, permettent de comprendre que Delille a hésité sur le statut et le contenu de ce second projet, comme le montrent les indications dont on dispose sur la première lecture publique durant laquelle des extraits de l'actuel chant 3 ont été récités par le poète. Le 15 ou le 16 novembre 1789, ce dernier lit les vers sur les montagnes enneigées lors de la séance publique de rentrée du Collège de France ; toutefois, selon le Journal de la ville et des provinces, qui reproduit ces alexandrins, il semble alors qu'il envisage de les rattacher à L'Imagination, poème qu'il ne publiera qu'en 1806.
Ce n'est plus le cas lorsque, cinq ans plus tard, le 1er frimaire an III (21 novembre 1794), Delille récite de nouveau, au Collège de France, face aux représentants de la Convention et à une foule compacte qui masque mal son impatience de l’entendre, sa traduction de l’épître de Pope à Arbuthnot, puis “un fragment d’un poëme sur la vie champêtre, fragment dans lequel il décrit un cabinet d’histoire naturelle que se forme un homme retiré à la campagne, et particulièrement sa collection d’insectes et d’animaux empaillés”, passage où, selon cette fois la Décade philosophique, littéraire et politique, apparaissent “une foule de beautés d’un genre neuf, et beaucoup plus poétiques qu’on ne le croirait”, qui démontrent que les sciences n’ont rien d’“impoétiques”.
Fortune de vers fantômes
Paradoxalement, ce phénomène d'enregistrement prématuré de l'œuvre en cours a permis aux vers cités en 1775, mais rejetés ensuite, d'acquérir un statut autonome, tout en fragilisant l'identification de leur origine. C'est en particulier le cas d'un fragment sur Voltaire qu'il semble possible d'associer à un état très ancien du chant 3 (ne donner qu'une sélection et montrer que l'identité de l'auteur se perd).
- Michelet : https://hdl.handle.net/2027/uc1.b3212472?urlappend=%3Bseq=267 (repris dans Burette : https://hdl.handle.net/2027/nyp.33433071369783?urlappend=%3Bseq=630 )
- Académie d'Agriculture de France : https://hdl.handle.net/2027/uc1.b3519480?urlappend=%3Bseq=104
- Voltaire (lettre citée dans la note à Corr. 1775) : https://hdl.handle.net/2027/hvd.hwbbxw?urlappend=%3Bseq=326
- Houssaye, Voyage à ma fenêtre : https://hdl.handle.net/2027/mdp.39015038719657?urlappend=%3Bseq=120 (version de la revue de Paris : https://hdl.handle.net/2027/ien.35556000885996?urlappend=%3Bseq=336 )
- Lavergne : https://hdl.handle.net/2027/uc1.$b281311?urlappend=%3Bseq=497
- Journal des économistes : https://hdl.handle.net/2027/nyp.33433022399160?urlappend=%3Bseq=385
- Morgenblatt für gebildete Leser : https://hdl.handle.net/2027/uiug.30112087545130?urlappend=%3Bseq=386
Une opération commerciale en trois actes
Les premiers éditeurs de L'Homme des champs, Decker et Levrault, ont investi une somme considérable dans l'acquisition du manuscrit. Aussi annoncent-ils précocement la parution prochaine du poème, tant pour éveiller puis entretenir l'intérêt du public que dans l'espoir de recueillir au plus tôt les contributions d'éventuels souscripteurs. Dans ce but, mêler dans leurs prospectus informations commerciales et extraits divers du texte n'est pas seulement un moyen d'offrir un échantillon du poème. Selon toute vraisemblance, c'est aussi une stratégie qui leur assure qu'à défaut d'accueillir leurs annonces complètes, fournissant la liste des formats, les tarifs et conditions d'achat, de nombreux périodiques reprendront a minima ces passages, en leur fournissant une publicité gratuite.
On peut dès lors distinguer trois principales phases dans le lancement du poème.
Passage par l'Allemagne
Le Neue teutsche Merkur et ses relais dans la presse en français.
- * Jacques Delille, “Fragment des Géorgiques françaises”, Almanach des Muses pour l'an VIe de la République française (1798), p. 236.
- Mercure de France (traduction commentée) : lien
- Le Spectateur du Nord (reprise des vers) : lien
- Le Spectateur du Nord (impatience des lecteurs après l'annonce précédente): lien
- etc.
Et ouvrages :
- Auguste de Labouïsse-Rochefort, Trente ans de ma vie (de 1795 à 1826), ou Mémoires politiques et littéraires, Toulouse, Delsol, 1844-1847.
- Cours d'études encyclopédiques, rédigé sur un plan neuf […], Paris, Artaud, 2e éd., t. 6, an VIII-1800.
Les annonces de 1797 et 1798
Une deuxième phase intervient à partir d'octobre 1797, lorsque Decker et Levrault diffusent une première annonce détaillant les possibilités de souscription, dont la version la plus complète paraît, en novembre, dans l'Intelligenzblatt der allgemeinen Literatur-Zeitung, avec un renvoi explicite à l'article de Böttiger. Cette fois, l'appât offert aux périodiques est un extrait de la préface, résumant le contenu des quatre chants. Le fragment se retrouve, de fait, reproduit seul ou avec des indications commerciales considérablement abrégées, dans des titres comme Le Spectateur du Nord (octobre 1797), puis, en 1798, dans le Journal littéraire de Lausanne, la Décade ou le Magasin encyclopédique, et, début 1801 encore, dans le Monthly Magazine, qui traduit l'extrait pour les lecteurs.
Cette stratégie permet, notamment, de faire résonner dans la presse la formule de Delille affirmant que “le sujet [du chant 3] est le plus fécond de tous, et [que] jamais une carrière plus vaste et plus neuve ne fut ouverte à la poésie”. Mais dès cette date, coupler la divulgation d'une partie de la préface avec l'annonce de l'édition de formats très nombreux, offerts aux acheteurs de l'Europe entière, fait par ailleurs de l'événement poétique un événement économique. Les deux enjeux se croisent, pour se renforcer mutuellement. Comme le soulignera fin 1800 un entrefilet du Monthly Magazine, en tant qu'exemple d'“entreprise”, la démarche “audacieuse” de Levrault et Decker est en soit “remarquable” :
A remarkable instance of liberal enterprise is exhibited by the publishers of “L’Homme des Champs,” a georgic poem from the pen of Delille, well known to the literary world by his translation of Virgil's Georgics. Not content with publishing, [in France] as in England, a common and a fine paper edition, those spirited Frenchmen offer to the public the choice of no fewer than ſixteen different editions in various sizes and at various prices, from sixty centimes to seventy-two livres2.
- Décade (20 mars 1798) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k423983s/f540.item
- Magasin (1798) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4241182/f130.item
Les annonces de 1800
La troisième phase intervient à la fin du printemps 1800, lorsque Decker et Levrault, assurés de disposer à temps des exemplaires imprimés, annoncent une parution pour juillet ou août. Les annonces les plus détaillées reproduisent alors les vers correspondant aux quatre planches prévues dans les éditions illustrées, et de nouveau, ces extraits vont assurer la diffusion de l'information, même lorsque la presse ne reprend qu'une partie du prospectus.
Un argument utilisé contre le texte
Certains critiques ont présenté la communication de certains extraits, et plus largement la stratégie publicitaire des éditeurs de L'Homme des champs, comme une réclame malhabile, néfaste à la réception du texte.
Un auteur condamné à décevoir
Les attaques contre les annonces des libraires sont surtout présentes chez les censeurs les plus hostiles à Delille. C'est par exemple le cas de Clément, pour qui le poète et ses éditeurs ont suscité une attente démesurée. À l'en croire, le public avait été persuadé à mauvais escient qu'il avait affaire à un chef-d'œuvre hors normes et l'œuvre, une fois vendue à des milliers d'exemplaires sur la foi de ces promesses, tous furent forcés d'avouer leur déconvenue :
L’apparition de ce poème, si c’en est un, a été suivie d’un phénomène assez extraordinaire ; son prodigieux débit a beaucoup nui à son succès. La charlatanerie du libraire, très-bien combinée pour son intérêt, l’a été fort mal pour la gloire de l’auteur. Cette annonce bruyante et fastueuse de quinze éditions différentes du même ouvrage, paroissant toutes à la fois, n’a pas manqué son effet sur la multitude toujours prête à couronner celui qui se présente à elle d’un air triomphant. Comment ne pas regarder avec admiration un poème qui se publie avec tant d’éclat, et comme aucun chef-d’œuvre n’a été publié dans aucun siècle ? comment s’imaginer qu’un marchand de livres hasarderait les frais de vingt mille exemplaires, s’il n’avoit la certitude entière d’avoir dans sa boutique, au moins le rival de Virgile ? ou comment deviner la ruse d’une spéculation si hardie, et si heureuse pour assurer à une production de légère valeur un débit magnifique ? La multitude ébahie devoit donner dans le piège du charlatan, et elle y a donné , comme elle y donnera toujours. Une grande partie des quinze éditions a été enlevée avant que l’ouvrage eût été lu et jugé. Voilà pour le libraire qui a dû être content de son invention. Il n’en a pas été de même pour l’auteur. La part de gloire n’a pas égalé celle du profit.
D’après l’ostentation de l’annonce , le public a dû s’attendre à une merveille de poésie ; et quelque prévenu qu’il put être en faveur d’un poète qu’il aime, et qui a plus d’un droit à son estime, une si haute attente devenoit difficile à remplir3.
Plus acerbe, Montlosier publie dans son Courrier de Londres un compte rendu du poème accusant Delille lui-même de ne communiquer jamais que ses meilleurs passages, à seule fin de persuader le public de l'excellence de ses compositions, de sorte que loin d'être la victime de ses libraires, il s'applique au contraire à les tromper sur sa marchandise :
Nous avons parlé de quelques négligences dans l'Homme des champs. On se demande comment M. l'abbé de Lille, qui fait de si beaux vers, peut en faire de si mauvais. [Mais] personne ne se juge mieux à cet égard que M. l'abbé de Lille. On a remarqué qu'il ne lui est jamais arrivé de lire en société un seul de ses mauvais vers. il serait possible d'annoncer au public une très-bonne critique de M. l'abbé de Lille par lui-même. On n'auroit qu'à faire une édition de ses œuvres, où seroient distingués, par des guillemets, les vers qu'on entendu vingt fois, & ceux qu'il a toujours jugé prudent de taire. Donner généreusement les beaux vers au public, vendre chèrement les mauvais aux libraires : on ne peut conduire avec plus d'esprit sa fortune & sa renommée 4.
Une segmentation préjudiciable au travail d'ensemble
Pour d'autres lecteurs, Delille, en consentant trop souvent à livrer des morceaux isolés au public, sacrifie un temps et une sérénité qui lui permettraient de parfaire l'organisation générale de son œuvre et les transitions. Le critique anonyme du Mercure de France londonien lui conseille de résister désormais fermement aux demandes :
Un coup-d'œil du génie suffit pour éclairer tout un plan, et saisir les distributions d'un œuvre entier : sachez être sourd aux sollicitations de ces hommes plus jaloux de leurs plaisirs que de votre véritable gloire ; ils arrachent à votre complaisance des récits, des lectures, des fragmens isolés qui détournent vos regards de l'ensemble. Avec la délicate sensibilité du génie, on soigne sans s'en appercevoir le morceau qu'on accorde à l'importunité ; les suffrages qu'il mérite et qu'il procure le rendent un objet e complaisance pour celui même qui en est le créateur ; et quand il faut revenir à décorer les dehors qui l'environnent, l'imagination st fatiguée, le génie est refroidi. […] Livrez-vous à la sensibilité de votre ame ; relisez, répétez, mais pour vous seule [sic], ces morceaux sublimes qui n'attendent que la main du lapidaire qui va les enchâsser5 […].
Ambivalence de Delille
Préface de l'Imagination regrettant ces “fuites”.
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