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Compte rendu de “L'Homme des champs…” (Mercure de Londres)

L'éphémère Mercure de France londonien, animé par des cercles proches de Delille, qui réside alors dans la capitale britannique, propose une recension anonyme de L'Homme des champs fin septembre 18001.

Ce texte relativement étendu est, sans surprise, positif, mais il contient aussi de nettes réserves.

Le soutien que le périodique entend apporter à l'ouvrage se manifeste d'emblée par un avertissement donné aux lecteurs : “On a multiplié les éditions de ce poëme, et elles seront bientôt épuisés2, remarque aussitôt suivi de l'annonce complète des tirages et formats disponibles, ainsi que de la souscription en cours pour l'in-4°, autant d'éléments repris du prospectus des libraires. Non content d'inciter ainsi le public à une acquisition rapide, le rédacteur anonyme fait d'un tel catalogue un signe d'exception :

C'est une chose jusqu'ici sans exemple dans la librairie que cette multiplicité d'éditions simultanées d'un ouvrage inconnu. S'il est possible de soupçonner que l'imprimeur ait voulu profiter de la haute célébrité de l'auteur, et de la curiosité qu'inspirait son talent si connu, sa réputation si méritée pour lui ôter l'espoir d'une nouvelle édition prochaine ; il est incontestable que jamais l'estime publique ne s'est montrée d'une manière aussi glorieuse pour aucun écrivain ; car la spéculation du Libraire n'a point été fausse, et tous les exemplaires ont trouvé des lecteurs3.

Comme certains des critiques les plus virulents (dont il semble toutefois passer sous silence l'existence), l'anonyme déplore vivement des incohérences thématiques et structurelles.

Au milieu des expressions de l'approbation universelle, il serait peut-être téméraire de faire entendre les observations de la critique ; mais aussi peut-être sera-t-il permis à l'un des plus sincères admirateurs de M. l'Abbé Delille, de proposer quelques doutes non sur l'exécution de l'ouvrage (elle est parfaite à quelques légères taches près, que fera disparoître le le moindre souffle du génie qui a créé tant de magnifiques tableaux) : mais sur le titre et le plan même de l'ouvrage ; l'un ne semble pas juste, et l'on ne découvre pas l'autre. On est promené, par le génie même de la poésie, dans une galerie ornée des plus riches tableaux, et l'on éprouve une douleur réelle d'y voir des encadrures si mesquines : sans doute la simplicité de la bordure fait quelque fois ressortir le fond, mais la simplicité ne doit être ni nudité, ni pauvreté ; et souvent ici ces tableaux semblent plutôt attachés, que placés à l'endroit qu'ils occupent ; ils ne sont point assez essentiellement propres à la scène dont ils doivent faire partie. Ce sont de riches études serrées dans le même portefeuille, mais qui ne se tiennent que par-là ; qui pourraient également se distribuer en vingt autres différents4.

Non sans sagacité, le critique tend donc à réduire le statut du texte, moins poème unifié que recueil lâche, voire chantier inachevé. La métaphore picturale accentue le caractère autonome des séquences tout en stigmatisant un manque de travail dans les liaisons et transitions qui auraient dû rattacher, tel le cadre d'un polyptyque, chaque unité. À la manière de gravures en attente de reliure, les morceaux ne sont pas montés et semblent dès lors pouvoir se prêter à des exercices combinatoires.

Or cette disparate est renforcée par un titre trompeur : il suggère une églogue que le poème ne fournit pas.

C'est l'Homme des Champs qu'on m'annonce ; je cherche cet heureux cultivateur, dont le bonheur serait trop grand s'il savait l'apprécier : je me propose de suivre tous les détails des jouissances réservées à cette vie simple et pastorale. Je voulais voir l'homme des champs parmi ses troupeaux, dans ses étables, dans ses travaux, [ses veillées], à la récolte, la vendange, les semailles […] : mon espoir est déçu, rien de tout cela ne se trouve dans les quatre chants : ce n'est point le bonheur champêtre qu'on me présente ; c'est une sublime apologie de la campagne, c'est une consolation à un grand et puissant Seigneur, forcé d'y vivre ; c'est en vers du plus noble genre, l'art de ne point s'y ennuyer d'abord, d'y dépenser ensuite son argent et son tems d'une manière utile, et enfin d'en chanter les plaisirs5.

L'anonyme résume alors sa position en une formule lapidaire : “Nous trouvons bien ce qu'on peut faire aux champs, mais non ce qui appartient aux champs6”, et il regrette que Delille n'ait pas chanté, non la misère des journaliers, mais la digne aisance du “laboureur” et de la “ferme”. Au poète qui l'entraîne dans “l'opulence” d'un château, pour le promener, tel un concierge, au milieu de ses raretés, il rétorque :

[…] rendez-moi les champs ; c'est eux que je cherchois. Je voulais des laboureurs, et je trouve des gentilshommes affables, honnêtes, bien élevés, qui s'efforcent d'être simples pour être bons ; mais je demandois la nature ingénue7.

L'anonyme enfonce le clou en revenant sur la plupart des thèmes du chant 1 (consacré aux exercices de bienfaisance et aux loisirs du “protecteur”) pour reprocher à Delille de supposer un monde rural alternativement trop pauvre (pourrait-on y danser si l'on savait à ce point que la misère y règne ?) ou ridiculement idéalisé (ainsi, face à la description des jeux des enfants, où Delille voit les prémices de la carrière future de géomètres, stratèges ou peintres de génie, le journaliste ironise : “Je suis tombé dans la salle de récréation d'une université […]. Mes petits villageois ont bien d'autres jeux8”).

L'attaque est rude ; car les critiques les plus sévères du poëme accusent au même moment, eux aussi, le poème de s'adresser aux grands noble de l'Ancien Régime. C'est notamment le cas de Petitain, que l'anonyme rejoint ici sur bien des points.

Rien ne semble dès lors destiné à écarter de ces reproches l'intérêt que Delille porte aux techniques et aux sciences, dans les chants 2 et 3. Leur évocation couplée introduit pourtant un brusque revirement. Elle concentre les jugements les plus enthousiastes de l'anonyme, le poème parvenant ici à vaincre les réticences qu'il a longuement exposées.

Initialement présentée comme une compensation partielle pour l'absence des “plaisirs purs” annoncés par le titre, la manière dont Delille s'est emparée des activités du génie civil et plus encore de l'histoire naturelle appelle une suite de superlatifs :

Il est trop évident que je ne suis plus à la campagne : s'il faut renoncer aux plaisirs purs que je m'y promettois, du moins en regrettant mon illusion perdue, puis-je jouir9 des richesses qui me sont offertes. Il en est de tout genre, et toutes du plus grand prix ; la plus sublime physique est exposée dans les tableaux les plus magnifiques, et l'éloquence divine de Buffon prend un ton plus élevé dans la poésie du Virgile françois10.

Alors que l'anonyme a critiqué si vivement le manque général de liaison, il s'interdit ici toute citation et toute critique de détail, au motif qu'on ne saurait isoler des vers hors d'un tel ensemble. Si quelques fragments s'insèrent dans l'éloge vibrant dont le chant 3 fait l'objet principal, c'est donc sous forme de brefs emprunts, pris dans le fil de la prose.

Quelle variété d'images, quelle pompe d'expression, quelle vérité de couleurs dans tous les détails de ce cabinet d'histoire naturelle ! quel attrait, quel intérêt dans la description des travaux immenses, entrepris pour corriger un terrein ingrat, changer et améliorer en quelque sorte les dispositions de la nature, ou effacer la dégradation de ces siècles infinis11, qui attestent leur passage par les débris qu'ils ont amoncelés.
C'est ici que la critique est muette, et que la censure deviendroit ou calomnie ou basse envie : nous ne citerons pas un vers, nous ne détacherons pas un morceau, ce ne seroit rien pour nos lecteurs. S'ils désirent aggrandir leur esprit par les plus noble idées, enrichir leur imagination par les plus majestueuses images, goûter ce plaisir si vivement senti de s'élancer hors de soi pour atteindre et embrasser en quelque sorte la nature dans ses plus vastes rapports, qu'ils lisent ce troisième chant ; mais que le jeune homme qui veut se former à la poésie didactique apprenne par cœur le quatrième ; et s'il n'en met pas l'auteur à côté de Boileau, qu'il lui donne le premier rang, et bien peu de gens l'accuseront d'injustice12.

Vers concernés (voir la note de l'auteur) : chant 3, vers 197 et 200.

On le voit, le chant 3 joue un rôle majeur dans ce passage, même si c'est in fine les trois derniers chants que l'anonyme distingue ainsi des attaques concentrées sur le premier chant.

En guise de conclusion, le rédacteur apostrophe Delille13, pour réaffirmer ses regrets relatifs à “l'ordonnance” générale du texte et pour conjurer le poète de s'en soucier davantage. Il est tant de changer d'échelle et de travailler, voire retravailler, non les vers ou les morceaux, mais les fameuses encadrures des galeries déjà esquissées. Or, pour l'anonyme, Delille doit à cette fin se résigner à renoncer à ses prépublications partielles et aux lectures publiques, qu'il dénonce comme les principales responsables de cette segmentation :

Homme estimable, vous avez assez fait pour l'immortalité, elle vous attend ; mais au nom de votre gloire, au nom de la Littérature françoise, dont vous êtes l'un des derniers appuis, au nom de cette poësie dont vous possédez le vrai génie, occupez-vous maintenant de fixer le rang qui vous est dû ; plus de travail ; jouissez de vos succès en les perfectionnant. Ce n'est plus de soigner vos vers que la postérité vous sollicite ; il est impossible qu'il vous en échappe qui ne soient pas riches et pittoresques ; craignez, homme de goût, de les rendre trop laborieux en les soignant trop ; craignez que l'amour du fini, que le désir de les rendre fort de pensées ou d'images, ne les rende quelque fois trop chargés\ : laissez désormais le soin du coloris, le vôtre est parfait ; mais occupez-vous de l'ordonnance. Un coup-d'œil du génie suffit pour éclairer tout un plan, et saisir les distributions d'un œuvre entier : sachez être sourd aux sollicitations de ces hommes plus jaloux de leurs plaisirs que de votre véritable gloire ; ils arrachent à votre complaisance des récits, des lectures, des fragmens isolés qui détournent vos regards de l'ensemble. Avec la délicate sensibilité du génie, on soigne sans s'en appercevoir le morceau qu'on accorde à l'importunité ; les suffrages qu'il mérite et qu'il procure le rendent un objet e complaisance pour celui même qui en est le créateur ; et quand il faut revenir à décorer les dehors qui l'environnent, l'imagination st fatiguée, le génie est refroidi. […] Livrez-vous à la sensibilité de votre ame ; relisez, répétez, mais pour vous seule [sic], ces morceaux sublimes qui n'attendent que la main du lapidaire qui va les enchâsser ; et libre dans l'expression de l'enthousiasme qu'ils vous inspirent plus qu'à tout autre, seul avec votre génie, suivez-en le mouvement ; il vous conduira par une suite d'images heureuses et naturelles, toujours avec la même chaleur jusqu'au tableau qui doit suivre ; et alors, aussi supérieur par l'économie du poëme que sublime par les desseins et les peintures, vous n'aurez point d'égal14 15.

Vers concernés (voir la note de l'auteur) : chant 3, vers 18-20.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/10 13:12


1 Anonyme, “L'Homme des champs…”, Mercure de France, ou Recueil historique, politique, et littéraire, vol. III, n° 18, 30 septembre 1800, p. 387-396.
2 Id., p. 388.
3 Id., p. 388-389
4 Id., p. 388.
5 Id., p. 389-390.
6 Id., p. 390.
7 Id., p. 391.
8 Id., p. 393.
9 L'auteur insère ici une note regrettant l'usage excessif de ce mot “parasite” dans le chant 1.
10 Ibid.
11 L'auteur insère ici une note conforme à l'esprit chrétien du périodique : “Nous partageons bien sincèrement l'indignation de ce critique, qui repousse avec tant de vérité la triste inculpation que quelques esprits trop méthodiques s'étoient permises contre le sens de cette expression, et des âges sans fin pèsent sur la pensée. Comment peut-on lire tout ce sublime tableau, et se sentir le courage de peser un mot ? Cette belle création est un gage d'immortalité.” – Ajoutons qu'au vers 197, Delille ne parle pas de “siècles infinis”, mais “divers” : le critique subit l'attraction du souvenir de Pascal, exploité au reste par Delille lui-même dans ce passage.
12 Id., p. 394.
13 C'est l'un des traits qui rapprochent le ton de l'article de celui des critiques d'art de Diderot.
14 Ultime retour au thème du titre erroné, une note revient ici sur le chant 3, pour demander :
“Nous prions M. l'Abbé De Lille de considérer si ces vers –
Le sage seul, instruit des loix de l'univers,
Sait goûter dans les champs une volupté pure,
C'est pour l'ami des arts qu'existe la nature –
sont bien vrais, s'ils conviennent bien dans un poëme sur l'homme des champs, qui n'est sûrement ni philosophe ni artiste.”
15 Id., p. 394-396.