chant3

[frontispice]

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A     LE NATURALISTE ; l'art de voir la campagne et les phénomènes de la nature avec des yeux observateurs.
B     1° L’importance de l’étude de la nature. 2° La grandeur de la nature, soit dans les révolutions du globe, soit dans l’action continue qu’elle exerce. Divers phénomènes ; récit de la destruction de Pleurs (sujet de la gravure de ce chant). Désastre d’Herculanum ; Buffon ; volcans de l’Auvergne ; le grain de sable ; la mer ; les eaux thermales, leur utilité, leurs plaisirs (sujet de la première vignette). 3° Charme attaché à la contemplation de diverses scènes de la nature et à la recherche de leurs causes. Montagnes, avalanches, beaux sites ; excursions botaniques ; Bernard Jussieu ; l’étude des animaux. 4° Ce charme se perpétue et s’augmente par la formation et la jouissance de cabinets d’histoire naturelle. Description des principales divisions d’un cabinet. Souvenir à Raton, chatte de l’auteur (sujet de la seconde vignette).


[vignette]

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001      Que j'aime le mortel, noble dans ses penchants,
002      Qui cultive à la fois son esprit et ses champs !
003      Lui seul jouit de tout. Dans sa triste ignorance
004      Le vulgaire voit tout avec indifférence :
005      Des desseins du grand Être atteignant la hauteur,
006      Il ne sait point monter de l’ouvrage à l’auteur.
007      Non, ce n’est pas pour lui qu’en ses tableaux si vastes
008      Le grand peintre forma d’harmonieux contrastes :
009      Il ne sait pas comment, dans ses secrets canaux,
010      De la racine au tronc, du tronc jusqu’aux rameaux,
011      Des rameaux au feuillage accourt la sève errante ;
012      Comment naît des crystaux la masse transparente,
013      L’union, les reflets et le jeu des couleurs :
014      Étranger à ses bois, étranger à ses fleurs,
015      Il ne sait point leurs noms, leurs vertus, leur famille ;
016      D’une grossière main il prend dans la charmille
017      Ses fils au rossignol, au printemps ses concerts.
018      Le sage seul, instruit des lois de l’univers,
019      Sait goûter dans les champs une volupté pure :
020      C’est pour l’ami des arts qu’existe la nature.

021      Vous donc, quand des travaux ou des soins importants
022      Du bonheur domestique ont rempli les instants,
023      Cherchez autour de vous de riches connoissances
024      Qui, charmant vos loisirs, doublent vos jouissances.
025      Trois règnes à vos yeux étalent leurs secrets.
026      Un maître doit toujours connoître ses sujets :
027      Observez les trésors que la nature assemble.
028      Venez ; marchons, voyons, et jouissons ensemble.

029      Dans ces aspects divers que de variété !
030      Là tout est élégance, harmonie, et beauté.
031      C’est la molle épaisseur de la fraîche verdure,
032      C’est de mille ruisseaux le caressant murmure,
033      Des coteaux arrondis, des bois majestueux,
034      Et des antres riants l’abri voluptueux ;
035      Ici d’affreux débris, des crevasses affreuses,
036      Des ravages du temps empreintes désastreuses ;
037      Un sable infructueux aux vents abandonné ;
038      Des rebelles torrents le cours désordonné ;
039      La ronce, la bruyère, et la mousse sauvage,
040      Et d’un sol dévasté l’épouvantable image.
041      Par-tout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits !
042      Pour en interpréter les causes, les effets,
043      Vous n’aurez point recours à ce double génie
044      Dont l’un veut le désordre, et l’autre l’harmonie :
045      Pour vous développer ces mystères profonds,
046      Venez, le vrai génie est celui des Buffons.

047      Autrefois, disent-ils, un terrible déluge,
048      Laissant l’onde sans frein et l’homme sans refuge,
049      Répandit, confondit en une vaste mer
050      Et les eaux de la terre et les torrents de l’air ;
051      Où s’élevoient des monts étendit des campagnes ;
052      Où furent des vallons éleva des montagnes ;
053      Joignit deux continents dans les mêmes tombeaux ;
054      Du globe déchiré dispersa les lambeaux ;
055      Lança l’eau sur la terre et la terre dans l’onde,
056      Et roula le chaos sur les débris du monde.
057      De là ces grands amas dans la terre enfermés,
058      Ces bois, noirs aliments des volcans enflammés1,
059      Et ces énormes lits, ces couches intestines,
060      Qui d’un monde sur l’autre entassent les ruines.

061      Ailleurs d’autres dépôts se présentent à vous,
062      Formés plus lentement par des moyens plus doux.
063      Les fleuves, nous dit-on, dans leurs errantes courses,
064      En apportant aux mers les tributs de leurs sources,
065      Entraînèrent des corps l’un à l’autre étrangers,
066      Quelques uns plus pesants, les autres plus légers ;
067      Les uns au fond de l’eau tout-à-coup se plongèrent,
068      Quelque temps suspendus les autres surnagèrent ;
069      De là précipités dans l’humide séjour,
070      Sur ces premiers dépôts s’assirent à leur tour :
071      Des couches de limon sur eux se répandirent,
072      Sur ces lits étendus d’autres lits s’étendirent ;
073      Des arbustes sur eux gravèrent leurs rameaux,
074      Non brisés par des chocs, non dissous par les eaux,
075      Mais dans leur forme pure. En vain leurs caractères
076      Semblent offrir aux yeux des plantes étrangères2
077      Que des fleuves, des lacs, et des mers en courroux,
078      Le roulement affreux apporta parmi nous :
079      Leurs traits inaltérés, les couches plus profondes
080      Des lits que de la mer ont arrêtés les ondes ;
081      Souvent deux minces lits, léger travail des eaux,
082      L’un sur l’autre sculptés par les mêmes rameaux3 ;
083      Tout d’une cause lente annonce aux yeux l’ouvrage.
084      Ainsi, sans recourir à tout ce grand ravage,
085      Le sage ne voit plus que des effets constants,
086      Le cours de la nature et la marche du temps.

087      Mais j’apperçois d’ici les débris d’un village ;
088      D’un désastre fameux tout annonce l’image :
089      Quels malheurs l’ont produit ? avançons, consultons
090      Les lieux et les vieillards de ces tristes cantons.
091      Dans les concavités de ces roches profondes,
092      Où des fleuves futurs l’air déposoit les ondes,
093      L’eau, parmi les rochers se filtrant lentement,
094      De ces grands réservoirs mina le fondement :
095      Les voûtes, tout-à-coup à grand bruit écroulées,
096      Remplirent ces bassins ; et les eaux refoulées,
097      Se soulevant en masse et brisant leurs remparts,
098      Avec les bois, les rocs, et leurs débris épars,
099      Des hameaux, des cités traînèrent les ruines ;
100      Leurs cours se lit encore au creux de ces ravines,
101      Et l’ermite du lieu, sur un décombre assis,
102      Aux voyageurs encore en fait de longs récits4.

103      Ailleurs ces noirs sommets dans le fond des campagnes
104      Versèrent tout-à-coup leurs liquides montagnes,
105      Et le débordement de leurs bruyantes eaux
106      Forma de nouveaux lacs et des courants nouveaux.
107      Voyez-vous ce mont chauve et dépouillé de terre
108      A qui fait l’aquilon une éternelle guerre ?
109      L’olympe pluvieux, de son front escarpé
110      Détachant le limon par ses eaux détrempé,
111      L’emporta dans les champs, et de sa cime nue
112      Laissa les noirs sommets se perdre dans la nue :
113      L’œil s’afflige à l’aspect de ses rochers hideux.

114      Poursuivons, descendons de ces sauvages lieux ;
115      Des terrains variés marquons la différence.
116      Voyons comment le sol, dont la simple substance
117      Sur les monts primitifs où les dieux l’ont jeté
118      Conserve, vierge encor, toute sa pureté,
119      S’altère en descendant des montagnes aux plaines ;
120      De nuance en nuance et de veines en veines
121      L’observateur le suit d’un regard curieux5.

122      Tantôt de l’ouragan c’est le cours furieux ;
123      Terrible il prend son vol, et dans des flots de poudre
124      Part, conduisant la nuit, la tempête, et la foudre ;
125      Balaye, en se jouant, et forêt et cité ;
126      Refoule dans son lit le fleuve épouvanté ;
127      Jusqu’au sommet des monts lance la mer profonde,
128      Et tourmente en courant les airs, la terre, et l’onde :
129      De là sous d’autres champs ces champs ensevelis,
130      Ces monts changeant de place, et ces fleuves de lits ;
131      Et la terre sans fruits, sans fleurs, et sans verdure,
132      Pleure en habit de deuil sa riante parure.

133      Non moins impétueux et non moins dévorants
134      Les feux ont leur tempête et l’Etna ses torrents.
135      La terre dans son sein, épouvantable gouffre,
136      Nourrit de noirs amas de bitume et de soufre,
137      Enflamme l’air et l’onde, et de ses propres flancs
138      Sur ses fruits et ses fleurs vomit des flots bouillants :
139      Emblême trop frappant des ardeurs turbulentes
140      Dans le volcan de l’ame incessamment brûlantes,
141      Et qui, sortant soudain de l’abyme des cœurs,
142      Dévorent de la vie et les fruits et les fleurs !
143      Ces rocs tout calcinés, cette terre noirâtre,
144      Tout d’un grand incendie annonce le théâtre.
145      Là grondoit un volcan : ses feux sont assoupis ;
146      Flore y donne des fleurs et Cérès des épis ;
147      Sur l’un de ses côtés son désastre s’efface,
148      Mais la pente opposée en garde encor la trace :
149      C’est ici que la lave en longs torrents coula ;
150      Voici le lit profond où le fleuve roula,
151      Et plus loin à longs flots sa masse répandue
152      Se refroidit soudain et resta suspendue.
153      Dans ce désastre affreux quels fleuves ont tari !
154      Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri !
155      Les vieux âges l’ont su, l’âge présent l’ignore ;
156      Mais de ce grand fléau la terreur dure encore.
157      Un jour, peut-être, un jour les peuples de ces lieux
158      Que l’horrible volcan inonda de ses feux,
159      Heurtant avec le soc des restes de murailles,
160      Découvriront ce gouffre, et, creusant ses entrailles,
161      Contempleront au loin avec étonnement
162      Des hommes et des arts ce profond monument ;
163      Cet aspect si nouveau des demeures antiques,
164      Ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques,
165      Ces gymnases du sage autrefois fréquentés,
166      D’hommes qui semblent vivre encor tout habités ;
167      Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
168      Tous gardant l’attitude où les surprit la foudre :
169      L’un enlevant son fils, l’autre emportant son or ;
170      Cet autre ses écrits, son plus riche trésor ;
171      Celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ;
172      L’autre, non moins pieux, s’est chargé de son père ;
173      L’autre, paré de fleurs et la coupe à la main,
174      A vu sa dernière heure et son dernier festin6.

175      Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages7,
176      Éleva sept fanaux sur l’océan des âges8,
177      Et, noble historien de l’antique univers,
178      Nous peignit à grands traits ces changements divers !
179      Mais il quitta trop peu sa retraite profonde :
180      Des bosquets de Monbar Buffon jugeoit le monde ;
181      A des yeux étrangers se confiant en vain,
182      Il vit peu par lui-même, et, tel qu’un souverain,
183      De loin, et sur la foi d’une vaine peinture,
184      Par ses ambassadeurs courtisa la nature9.

185      O ma chère patrie ! ô champs délicieux,
186      Où les fastes du temps frappent par-tout les yeux !
187      Oh ! s’il eût parcouru cette belle Limagne,
188      Qu’il eût joui de voir dans la même campagne
189      Trois âges de volcans que distinguent entre eux
190      Leurs aspects, leurs courants, leurs foyers sulphureux !
191      La mer couvrit les uns par des couches profondes,
192      D’autres ont recouvert le vieux séjour des ondes ;
193      L’un d’une côte à l’autre étendit ses torrents,
194      L’autre en fleuve de feu versa ses flots errants
195      Dans ces fonds qu’a creusé la longue main des âges.
196      En voyant du passé ces sublimes images,
197      Ces grands foyers éteints dans des siècles divers,
198      Des mers sur des volcans, des volcans sur des mers,
199      Vers l’antique chaos notre ame est repoussée,
200      Et des âges sans fin pèsent sur la pensée.

201      Mais, sans quitter vos monts et vos vallons chéris,
202      Voyez d’un marbre usé le plus mince débris :
203      Quel riche monument ! de quelle grande histoire
204      Ses révolutions conservent la mémoire !
205      Composé des dépôts de l’empire animé,
206      Par la destruction ce marbre fut formé ;
207      Pour créer les débris dont les eaux le pêtrirent
208      De générations quelles foules périrent !
209      Combien de temps sur lui l’océan a coulé !
210      Que de temps dans leur sein les vagues l’ont roulé !
211      En descendant des monts dans ses profonds abymes
212      L’océan autrefois le laissa sur leurs cimes ;
213      L’orage dans les mers de nouveau le porta ;
214      De nouveau sur ses bords la mer le rejeta,
215      Le reprit, le rendit : ainsi, rongé par l’âge,
216      Il endura les vents, et les flots, et l’orage :
217      Enfin, de ces grands monts humble contemporain,
218      Ce marbre fut un roc, ce roc n’est plus qu’un grain ;
219      Mais, fils du temps, de l’air, de la terre, et de l’onde,
220      L’histoire de ce grain est l’histoire du monde10.

221      Et quelle source encor d’études, de plaisirs,
222      Va de pensers sans nombre occuper vos loisirs,
223      Si la mer elle-même et ses vastes domaines
224      Vous offrent de plus près leurs riches phénomènes !

225      O mer, terrible mer, quel homme à ton aspect
226      Ne se sent pas saisi de crainte et de respect !
227      De quelle impression tu frappas mon enfance !
228      Mais alors je ne vis que ton espace immense :
229      Combien l’homme et ses arts t’agrandissent encor !
230      Là le génie humain prit son plus noble essor ;
231      Tous ces nombreux vaisseaux suspendus sur ses ondes
232      Sont le nœud des états, les couriers des deux mondes.
233      Comme elle à son aspect vos pensers sont profonds :
234      Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds
235      Les débris disparus des nations guerrières,
236      Leur or, leurs bataillons, et leurs flottes entières ;
237      Tantôt, avec Linnée enfoncé sous les eaux,
238      Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux11,
239      De la Flore des mers invisible héritage,
240      Qui ne viennent à nous qu’apportés par l’orage ;
241      Éponges, polypiers, madrépores, coraux,
242      Des insectes des mers miraculeux travaux12.
243      Que de fleuves obscurs y dérobent leur source !
244      Que de fleuves fameux y terminent leur course !
245      Tantôt avec effroi vous y suivez de l’œil
246      Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil13.
247      Souvent avec Buffon vos yeux y viennent lire
248      Les révolutions de ce bruyant empire,
249      Ses courants, ses reflux, ces grands évènements
250      Qui de l’axe incliné suivent les mouvements ;
251      Tous ces volcans éteints qui du sein de la terre
252      Jadis alloient aux cieux défier le tonnerre ;
253      Ceux dont le foyer brûle au sein des flots amers,
254      Ceux dont la voûte ardente est la base des mers,
255      Et qui peut-être un jour sur les eaux écumantes
256      Vomiront des rochers et des îles fumantes.
257      Peindrai-je ces vieux caps sur les ondes pendants,
258      Ces golfes qu’à leur tour rongent les flots grondants,
259      Ces monts ensevelis sous ces voûtes obscures,
260      Les Alpes d’autrefois et les Alpes futures ;
261      Tandis que ces vallons, ces monts que voit le jour,
262      Dans les profondes eaux vont rentrer à leur tour ?
263      Échanges éternels de la terre et de l’onde,
264      Qui semblent lentement se disputer le monde !
265      Ainsi l’ancre s’attache où paissoient les troupeaux,
266      Ainsi roulent des chars où voguoient des vaisseaux ;
267      Et le monde, vieilli par la mer qui voyage,
268      Dans l’abyme des temps s’en va cacher son âge.

269      Après les vastes mers et leurs mouvants tableaux
270      Vous aimerez à voir les fleuves, les ruisseaux ;
271      Non point ceux qu’ont chantés tous ces rimeurs si fades
272      De qui les vers usés ont vieilli leurs Naïades,
273      Mais ceux de qui les eaux présentent à vos yeux
274      Des effets nobles, grands, rares, ou curieux.
275      Tantôt dans son berceau vous recherchez leur source ;
276      Tantôt dans ses replis vous observez leur course,
277      Comme, d’un bord à l’autre errants en longs détours,
278      D’angles creux ou saillants chacun marque son cours.

279      Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines
280      Qui de nos corps souffrants adoucissent les peines ?
281      Là, de votre canton doux et tristes tableaux,
282      La joie et la douleur, les plaisirs et les maux,
283      Vous font chaque printemps leur visite annuelle ;
284      Là, mêlant leur gaîté, leur plainte mutuelle,
285      Viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous,
286      Des vieillards éclopés, un jeune essaim de fous ;
287      Dans le même salon là viennent se confondre
288      La belle vaporeuse et le triste hypocondre :
289      Lise y vient de son teint rafraîchir les couleurs ;
290      Le guerrier de sa plaie adoucir les douleurs ;
291      Le gourmand de sa table expier les délices :
292      Au dieu de la santé tous font leurs sacrifices ;
293      Tous, lassant de leurs maux valets, amis, voisins,
294      Veulent être guéris, mais sur-tout être plaints.
295      Le matin voit errer l’essaim mélancolique ;
296      Le soir le jeu, le bal, les festins, la musique,
297      Mêlent à mille maux mille plaisirs divers :
298      On croit voir l’Élysée au milieu des Enfers.

299      Mais, laissant là la foule et ses bruyantes scènes,
300      Reprenons notre course autour de vos domaines,
301      Et du palais magique où se rendent les eaux
302      Ensemble remontons aux lieux de leurs berceaux,
303      Vers ces monts, de vos champs dominateurs antiques.
304      Quels sublimes aspects ! quels tableaux romantiques !
305      Sur ces vastes rochers, confusément épars,
306      Je crois voir le génie appeler tous les arts :
307      Le peintre y vient chercher, sous des teintes sans nombre,
308      Les jets de la lumière et les masses de l’ombre ;
309      Le poëte y conçoit de plus sublimes chants ;
310      Le sage y voit des mœurs les spectacles touchants :
311      Des siècles autour d’eux ont passé comme une heure,
312      Et l’aigle et l’homme libre en aiment la demeure ;
313      Et vous, vous y venez, d’un œil observateur,
314      Admirer dans ses plans l’éternel Créateur.
315      Là le temps a tracé les annales du monde :
316      Vous distinguez ces monts, lents ouvrages de l’onde ;
317      Ceux que des feux soudains ont lancés dans les airs,
318      Et les monts primitifs nés avec l’univers ;
319      Leurs lits si variés, leur couche verticale,
320      Leurs terrains inclinés, leur forme horizontale,
321      Du hasard et du temps travail mystérieux :
322      Tantôt vous parcourez d’un regard curieux
323      De leurs rochers pendants l’informe amphithéâtre,
324      L’ouvrage des volcans, le basalte noirâtre,
325      Le granit par les eaux lentement façonné,
326      Et les feuilles du schiste, et le marbre veiné ;
327      Vous fouillez dans leur sein, vous percez leur structure ;
328      Vous y voyez empreints Dieu, l’homme, et la nature :
329      La nature, tantôt riante en tous ses traits,
330      De verdure et de fleurs égayant ses attraits ;
331      Tantôt mâle, âpre et forte, et dédaignant les graces,
332      Fière, et du vieux chaos gardant encor les traces.
333      Ici, modeste encore au sortir du berceau,
334      Glisse en minces filets un timide ruisseau ;
335      Là s’élance en grondant la cascade écumante ;
336      Là le zéphir caresse ou l’aquilon tourmente ;
337      Vous y voyez unis des volcans, des vergers,
338      Et l’écho du tonnerre, et l’écho des bergers ;
339      Ici de frais vallons, une terre féconde ;
340      Là des rocs décharnés, vieux ossements du monde ;
341      A leur pied le printemps, sur leurs fronts les hivers.
342      Salut, pompeux Jura14, terrible Montanverts15,
343      De neiges, de glaçons entassements énormes,
344      Du temple des frimas colonnades informes,
345      Prismes éblouissants, dont les pans azurés,
346      Défiant le soleil dont ils sont colorés,
347      Peignent de pourpre et d’or leur éclatante masse,
348      Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
349      L’hiver s’enorgueillit de voir l’astre du jour
350      Embellir son palais et décorer sa cour.
351      Non, jamais, au milieu de ces grands phénomènes,
352      De ces tableaux touchants, de ces terribles scènes,
353      L’imagination ne laisse dans ces lieux
354      Ou languir la pensée ou reposer les yeux.

355      Malheureux cependant les mortels téméraires
356      Qui viennent visiter ces horreurs solitaires,
357      Si par un bruit prudent de tous ces noirs frimas
358      Leurs tubes enflammés n’interrogent l’amas !
359      Souvent un grand effet naît d’une foible cause ;
360      Souvent sur ces hauteurs l’oiseau qui se repose
361      Détache un grain de neige ; à ce léger fardeau
362      Des grains dont il s’accroît se joint le poids nouveau ;
363      La neige autour de lui rapidement s’amasse ;
364      De moment en moment il augmente sa masse :
365      L’air en tremble, et soudain, s’écroulant à la fois,
366      Des hivers entassés l’épouvantable poids
367      Bondit de roc en roc, roule de cime en cime,
368      Et de sa chûte immense ébranle au loin l’abyme :
369      Les hameaux sont détruits et les bois emportés ;
370      On cherche en vain la place où furent les cités,
371      Et sous le vent lointain de ces Alpes qui tombent,
372      Avant d’être frappés les voyageurs succombent.
373      Ainsi quand des excès suivis d’excès nouveaux
374      D’un état par degrés ont préparé les maux,
375      De malheur en malheur sa chûte se consomme :
376      Tyr n’est plus, Thèbes meurt, et les yeux cherchent Rome !
377      O France, ô ma patrie ! ô séjour de douleurs16 !
378      Mes yeux à ces pensers se sont mouillés de pleurs.

379      Vos pas sont-ils lassés de ces sites sauvages ?
380      Eh bien ! redescendez dans ces frais paysages ;
381      Là le long des vallons, au bord des clairs ruisseaux,
382      De fertiles vergers, d’aimables arbrisseaux,
383      Et des arbres pompeux, et des fleurs odorantes,
384      Viennent vous étaler leurs races différentes.
385      Quel nouvel intérêt ils donnent à vos champs !
386      Observez leurs couleurs, leurs formes, leurs penchants,
387      Leurs amours, leurs hymens, la greffe et ses prodiges ;
388      Comment, des sauvageons civilisant les tiges,
389      L’art corrige leurs fruits, leur prête des rameaux,
390      Et peuple ces vergers de citoyens nouveaux ;
391      Comment, dans les canaux où sa course s’achève,
392      Dans ses balancements monte et descend la sève17 ;
393      Comment le suc enfin de la même liqueur
394      Forme le bois, la feuille, et le fruit, et la fleur.

395      Et les humbles tribus, le peuple immense d’herbes
396      Qu’effleure l’ignorant de ses regards superbes,
397      N’ont-ils pas leurs beautés et leurs bienfaits divers ?
398      Le même Dieu créa la mousse et l’univers.
399      De leurs secrets pouvoirs connoissez les mystères18,
400      Leurs utiles vertus, leurs poisons salutaires19 :
401      Par eux autour de vous rien n’est inhabité,
402      Et même le désert n’est jamais sans beauté ;
403      Souvent, pour visiter leurs riantes peuplades,
404      Vous dirigez vers eux vos douces promenades,
405      Soit que vous parcouriez les coteaux de Marli,
406      Ou le riche Meudon, ou le frais Chantilli.

407      Et voulez-vous encore embellir le voyage ?
408      Qu’une troupe d’amis avec vous le partage ;
409      La peine est plus légère et le plaisir plus doux :
410      Le jour vient, et la troupe arrive au rendez-vous.
411      Ce ne sont point ici de ces guerres barbares
412      Où les accents du cor et le bruit des fanfares
413      Épouvantent de loin les hôtes des forêts ;
414      Paissez, jeunes chevreuils, sous vos ombrages frais ;
415      Oiseaux, ne craignez rien : ces chasses innocentes
416      Ont pour objets les fleurs, les arbres, et les plantes ;
417      Et des prés et des bois, et des champs et des monts,
418      Le porte-feuille avide attend déjà les dons.
419      On part : l’air du matin, la fraîcheur de l’aurore
420      Appellent à l’envi les disciples de Flore.
421      Jussieu marche à leur tête ; il parcourt avec eux
422      Du règne végétal les nourrissons nombreux :
423      Pour tenter son savoir quelquefois leur malice
424      De plusieurs végétaux compose un tout factice ;
425      Le sage l’apperçoit, sourit avec bonté,
426      Et rend à chaque plant son débris emprunté20.
427      Chacun dans sa recherche à l’envi se signale ;
428      Étamine, pistil, et corolle, et pétale,
429      On interroge tout. Parmi ces végétaux
430      Les uns vous sont connus, d’autres vous sont nouveaux :
431      Vous voyez les premiers avec reconnoissance,
432      Vous voyez les seconds des yeux de l’espérance ;
433      L’un est un vieil ami qu’on aime à retrouver,
434      L’autre est un inconnu que l’on doit éprouver.
435      Et quel plaisir encor lorsque des objets rares,
436      Dont le sol, le climat, et le ciel sont avares,
437      Rendus par votre attente encor plus précieux,
438      Par un heureux hasard se montrent à vos yeux !
439      Voyez quand la pervenche, en nos champs ignorée,
440      Offre à Rousseau sa fleur si long-temps désirée ;
441      La pervenche, grand Dieu ! la pervenche ! Soudain
442      Il la couve des yeux, il y porte la main,
443      Saisit sa douce proie : avec moins de tendresse
444      L’amant voit, reconnoît, adore sa maîtresse.

445      Mais le besoin commande : un champêtre repas,
446      Pour ranimer leur force, a suspendu leurs pas ;
447      C’est au bord des ruisseaux, des sources, des cascades :
448      Bacchus se rafraîchit dans les eaux des Naïades
449      Des arbres pour lambris, pour tableaux l’horizon,
450      Les oiseaux pour concert, pour table le gazon ;
451      Le laitage, les œufs, l’abricot, la cerise,
452      Et la fraise des bois, que leurs mains ont conquise21,
453      Voilà leurs simples mets : grace à leurs doux travaux
454      Leur appétit insulte à tout l’art des Méots22.
455      On fête, on chante Flore et l’antique Cybèle,
456      Éternellement jeune, éternellement belle :
457      Leurs discours ne sont pas tous ces riens si vantés,
458      Par la mode introduits, par la mode emportés ;
459      Mais la grandeur d’un Dieu, mais sa bonté féconde,
460      La nature immortelle, et les secrets du monde.
461      La troupe enfin se lève ; on vole de nouveau
462      Des bois à la prairie, et des champs au coteau ;
463      Et le soir dans l’herbier, dont les feuilles sont prêtes,
464      Chacun vient en triomphe apporter ses conquêtes23.

465      Aux plantes toutefois le destin n’a donné
466      Qu’une vie imparfaite et qu’un instinct borné.
467      Moins étrangers à l’homme, et plus près de son être,
468      Les animaux divers sont plus doux à connoître :
469      Les uns sont ses sujets, d’autres ses ennemis ;
470      Ceux-ci ses compagnons, et ceux-là ses amis.
471      Suivez, étudiez ces familles sans nombre ;
472      Ceux que cachent les bois, qu’abrite un antre sombre ;
473      Ceux dont l’essaim léger perche sur des rameaux,
474      Les hôtes de vos cours, les hôtes des hameaux ;
475      Ceux qui peuplent les monts, qui vivent sous la terre ;
476      Ceux que vous combattez, qui vous livrent la guerre ;
477      Étudiez leurs mœurs, leurs ruses, leurs combats,
478      Et sur-tout les degrés si fins, si délicats,
479      Par qui l’instinct changeant de l’échelle vivante
480      Ou s’élève vers l’homme, ou descend vers la plante.

481      C’est peu ; pour vous donner un intérêt nouveau,
482      De ces vastes objets rassemblez le tableau :
483      Que d’un lieu préparé l’étroite enceinte assemble
484      Les trois règnes rivaux, étonnés d’être ensemble ;
485      Que chacun ait ici ses tiroirs, ses cartons ;
486      Que, divisé par classe, et rangés par cantons,
487      Ils offrent de plaisir une source féconde,
488      L’extrait de la nature et l’abrégé du monde.

489      Mais plutôt réprimez de trop vastes projets ;
490      Contentez-vous d’abord d’étaler les objets
491      Dont le ciel a pour vous peuplé votre domaine,
492      Sur qui votre regard chaque jour se promène :
493      Nés dans vos propres champs ils vous en plairont mieux.
494      Entre les minéraux présentez à nos yeux
495      Les terres et les sels, le soufre, le bitume ;
496      La pyrite, cachant le feu qui la consume ;
497      Les métaux colorés et les brillants crystaux,
498      Nobles fils du rocher, aussi purs que ses eaux ;
499      L’argile à qui le feu donna l’éclat du verre24,
500      Et les bois que les eaux ont transformés en pierre25,
501      Soit qu’un limon durci les recouvre au dehors,
502      Soit que des sucs pierreux aient pénétré leurs corps ;
503      Enfin tous ces objets, combinaison féconde
504      De la flamme, de l’air, de la terre, et de l’onde.

505      D’un œil plus curieux et plus avide encor
506      Du règne végétal je cherche le trésor.
507      Là sont en cent tableaux, avec art mariées,
508      Du varec, fils des mers, les teintes variées ;
509      Le lichen parasite, aux chênes attaché26,
510      Le puissant agaric, qui du sang épanché27
511      Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle
512      Du caillou pétillant recueille l’étincelle ;
513      Le nénuphar, ami de l’humide séjour28,
514      Destructeur des plaisirs et poison de l’amour,
515      Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses29,
516      De deux règnes rivaux races miraculeuses.

517      Dans le monde vivant même variété :
518      Le contraste sur-tout en fera la beauté.
519      Un même lieu voit l’aigle et la mouche légère,
520      Les oiseaux du climat, la caille passagère,
521      L’ours à la masse informe, et le léger chevreuil,
522      Et la lente tortue, et le vif écureuil ;
523      L’animal recouvert de son épaisse croûte30,
524      Celui dont la coquille est arrondie en voûte31 ;
525      L’écaille du serpent, et celle du poisson,
526      Le poil uni du rat, les dards du hérisson ;
527      Le nautile, sur l’eau dirigeant sa gondole32 ;
528      La grue, au haut des airs naviguant sans boussole ;
529      Le perroquet, le singe, imitateurs adroits,
530      L’un des gestes de l’homme, et l’autre de sa voix ;
531      Les peuples casaniers, les races vagabondes ;
532      L’équivoque habitant de la terre et des ondes33,
533      Et les oiseaux rameurs34, et les poissons ailés35.

534      Vous-mêmes dans ces lieux vous serez appelés,
535      Vous, le dernier degré de cette grande échelle,
536      Vous, insectes sans nombre, ou volants ou sans aile,
537      Qui rampez dans les champs, sucez les arbrisseaux,
538      Tourbillonnez dans l’air, ou jouez sur les eaux.

539      Là je place le ver, la nymphe, la chenille ;
540      Son fils, beau parvenu, honteux de sa famille ;
541      L’insecte de tout rang et de toutes couleurs,
542      L’habitant de la fange et les hôtes des fleurs,
543      Et ceux qui, se creusant un plus secret asile,
544      Des tumeurs d’une feuille ont fait leur domicile36 ;
545      Le ver rongeur des fruits, et le ver assassin,
546      En rubans animés vivant dans notre sein37.
547      J’y veux voir de nos murs la tapissière agile,
548      La mouche qui bâtit38, et la mouche qui file39 ;
549      Ceux qui d’un fil doré composent leur tombeau40,
550      Ceux dont l’amour dans l’ombre allume le flambeau41 ;
551      L’insecte dont un an borne la destinée42 ;
552      Celui qui naît, jouit, et meurt dans la journée,
553      Et dont la vie au moins n’a pas d’instants perdus.
554      Vous tous, dans l’univers en foule répandus,
555      Dont les races, sans fin, sans fin se renouvellent,
556      Insectes, paroissez, vos cartons vous appellent ;
557      Venez avec l’éclat de vos riches habits,
558      Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis,
559      Et ces fourreaux brillants, et ces étuis fidèles,
560      Dont l’écaille défend la gaze de vos ailes43 ;
561      Ces prismes, ces miroirs, savamment travaillés,
562      Ces yeux qu’avec tant d’art la nature a taillés44,
563      Les uns semés sur vous en brillants microscopes,
564      D’autres se déployant en de longs télescopes ;
565      Montrez-moi ces fuseaux, ces tarrières, ces dards,
566      Armes de vos combats, instruments de vos arts45,
567      Et les filets prudents de ces longues antennes
568      Qui sondent devant vous les routes incertaines.
569      Que j’observe de près ces clairons, ces tambours46,
570      Signal de vos fureurs, signal de vos amours,
571      Qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire,
572      Et sonnoient le danger, la charge, et la victoire ;
573      Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux47,
574      Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
575      Chefs-d’œuvre d’une main en merveilles féconde,
576      Dont un seul prouve un Dieu, dont un seul vaut un monde.

577      Tel est le triple empire à vos ordres soumis ;
578      De nouveaux citoyens sans cesse y sont admis.
579      Cette ardeur d’acquérir, que chaque jour augmente,
580      Vous embellira tout : une pierre, une plante,
581      Un insecte qui vole, une fleur qui sourit,
582      Tout vous plaît, tout vous charme, et déjà votre esprit
583      Voit le rang, le gradin, la tablette fidèle,
584      Tout prêts à recevoir leur richesse nouvelle ;
585      Et peut-être en secret déjà vous flattez-vous
586      Du dépit d’un rival et d’un voisin jaloux.
587      Là les yeux sont charmés, la pensée est active,
588      L’imagination n’y reste point oisive ;
589      Et quand par les frimas vous êtes retenus,
590      Elle part, elle vole aux lieux, aux champs connus ;
591      Elle revoit le bois, le coteau, la prairie,
592      Où, s’offrant tout-à-coup à votre rêverie,
593      Une fleur, un arbuste, un caillou précieux
594      Vint suspendre vos pas, et vint frapper vos yeux.

595      Et lorsque vous quittez enfin votre retraite,
596      Combien des souvenirs l’illusion secrète
597      Des campagnes pour vous embellit le tableau !
598      Là votre œil découvrit un insecte nouveau ;
599      Ici la mer, couvrant ou quittant son rivage,
600      Vous fit don d’un fucus, ou d’un beau coquillage :
601      Là sortit de la mine un riche échantillon ;
602      Ici, nouveau pour vous, un brillant papillon
603      Fut surpris sur ces fleurs, et votre main avide
604      De son règne incomplet courut remplir le vide.
605      Vous marchez ; vos trésors, vos plaisirs sont par-tout.

606      Cependant arrangez ces trésors avec goût ;
607      Que dans tous vos cartons un ordre heureux réside ;
608      Qu’à vos compartiments avec grace préside
609      La propreté, l’aimable et simple propreté,
610      Qui donne un air d’éclat même à la pauvreté.
611      Sur-tout des animaux consultez l’habitude ;
612      Conservez à chacun son air, son attitude,
613      Son maintien, son regard : que l’oiseau semble encor,
614      Perché sur son rameau, méditer son essor ;
615      Avec son air frippon montrez-nous la belette
616      A la mine alongée, à la taille fluette ;
617      Et, sournois dans son air, rusé dans son regard,
618      Qu’un projet d’embuscade occupe le renard ;
619      Que la nature enfin soit par-tout embellie,
620      Et même après la mort y ressemble à la vie48.

621      Laissez aux cabinets des villes et des rois
622      Ces corps où la nature a violé ses lois,
623      Ces fœtus monstrueux, ces corps à double tête,
624      La momie à la mort disputant sa conquête,
625      Et ces os de géant, et l’avorton hideux
626      Que l’être et le néant réclamèrent tous deux49.
627      Mais si quelque oiseau cher, un chien, ami fidèle,
628      A distrait vos chagrins, vous a marqué son zèle,
629      Au lieu de lui donner les honneurs du cercueil
630      Qui dégradent la tombe et profanent le deuil,
631      Faites-en dans ces lieux la simple apothéose,
632      Que dans votre Élysée avec grace il repose ;
633      C’est là qu’on peut le voir : c’est là que tu vivrois,
634      O toi, dont La Fontaine eût vanté les attraits,
635      O ma chère Raton ! qui, rare en ton espèce,
636      Eus la grace du chat et du chien la tendresse ;
637      Qui, fière avec douceur et fine avec bonté,
638      Ignoras l’égoïsme à ta race imputé :
639      Là je voudrois te voir telle que je t’ai vue,
640      De ta molle fourrure élégamment vêtue,
641      Affectant l’air distrait, jouant l’air endormi,
642      Épier une mouche, ou le rat ennemi,
643      Si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire
644      Ronge indifféremment Dubartas50 ou Voltaire ;
645      Ou telle que tu viens, minaudant avec art,
646      De mon sobre dîner solliciter ta part ;
647      Ou bien, le dos en voûte et la queue ondoyante,
648      Offrir ta douce hermine à ma main caressante,
649      Ou déranger gaîment par mille bonds divers
650      Et la plume et la main qui t’adressa ces vers.

                    FIN DU TROISIÈME CHANT.


NOTES.
TROISIEME CHANT.


1      Ces bois, noirs aliments des volcans enflammés.

A On a voulu renfermer dans l’expression la plus succincte les différentes matières que la nature emploie pour l’entretien des feux volcaniques. Il paroit néanmoins, par les expériences de plusieurs physiciens célèbres, que les bois et tous les végétaux fossiles ne sont pas les seules matières propres à entretenir les feux souterrains. Lemery, Homberg, Newton, Hoffmann et Boerhaave ont obtenu, par le mélange du soufre, du fer et de l’eau, des effets à-peu-près semblables aux feux qui embrasent les volcans. Ces expériences, présentant en petit les mêmes résultats que la nature produit en grand, doivent au moins faire soupçonner que les bois noirs, les charbons de pierre, etc. ne sont pas les seules matières que la nature puisse employer pour alimenter le foyer des volcans, sur-tout si l’on fait attention que la terre renferme des amas considérables de pyrites sulfureuses et ferrugineuses qui n’ont besoin que du concours de l’eau pour s’enflammer. Si l’on observe que l’acide vitriolique, se combinant avec le fer, produit une grande chaleur, et beaucoup d’air inflammable que mille circonstances peuvent allumer, il sera bien évident que ces feux produits sans l’entremise d’aucune substance végétale pourroient causer les plus terribles explosions, soit en vaporisant l’eau, soit en dilatant l’air atmosphérique, qui, selon M. Hales, se trouve concentré dans les pyrites vitrioliques ou sulfureuses, dans la proportion de 1 à 83. Si on ajoute à ces réflexions celles de Spallanzani sur le même sujet, on doutera au moins que le foyer des volcans soit alimenté par des végétaux fossiles.

2      Semblent offrir aux yeux des plantes étrangères.

A Les empreintes que l’on trouve dans nos climats sur les schistes, qui sont le toit des couches de charbon de pierre, appartiennent évidemment à des plantes qui nous sont étrangères aujourd’hui : il s’y trouve, par exemple, des calamites, des écorces de palmiers de la forme la plus variée et la plus curieuse ; si l’on y rencontre quelquefois des empreintes qui ressemblent à nos fougères, c’est que dans cette classe extrêmement nombreuse il est un grand nombre d’espèces exotiques échappées aux recherches des Plumier, des Rumph, des Petiver, et dont l’œil exercé du botaniste ne peut qu’à peine, après une comparaison longue et bien suivie, distinguer les empreintes de celles des plantes de nos climats. Dans les mémoires de l’académie de 1782, Daubenton cite des schistes dont les impressions lui ont paru provenir de plantes croissant dans le pays. Lemonnier, dans ses Observations d’histoire naturelle, croit avoir reconnu l’osmunda regalis sur un schiste d’une houillère d’Auvergne ; mais ces observations ne sont pas convaincantes. Dans les mines de charbon de pierre du val de Villé les empreintes de feuilles verticillées sont beaucoup plus fréquentes que celles de plantes dorsifères. Il y auroit cependant de la témérité à assurer qu’elles sont de l’espèce du caille-lait de nos contrées : il est plus probable que l’une des empreintes venant de Taninge en Faucigni, que M. Tingry a décrites dans le premier volume des Transactions de la société linnéenne de Londres, est l’aspleniven nodosum de l’Amérique méridionale ; et il existe un si grand nombre d’empreintes qui diffèrent entièrement de nos plantes, que l’on est forcé de les rapporter à une époque où le climat et les productions de notre pays différoient de ce qu’ils sont aujourd’hui. Les belles écorces de palmier, si variées, qui se trouvent sur-tout dans les schistes de Duttweiler près de Saarbrücken, fournissent un fait de plus à l’appui de cette assertion. Pour fixer son opinion sur cette matière, on consultera avec fruit l’ouvrage de Moraud sur les charbons de pierre, l’Herbarium diluvianum de Scheuchzer, la Silesia subterranea de Volckmann, et la belle suite d’empreintes que Mylius a publiées dans l’ouvrage intitulé Memorabilia Saxoniæ subterranea.

3      L’un sur l’autre sculptés par les mêmes rameaux.

A Jussieu, dans les Mémoires de l’académie de 1718, donne l’explication suivante de la raison pour laquelle, dans deux couches de schiste à empreintes séparées l’une de l’autre, on ne voit pas sur l’une l’impression de la page supérieure de la feuille, et sur l’autre celle de l’inférieure.
B « Nous supposons, dit-il, les feuilles flottantes sur la superficie d’une eau qui, dans ses agitations, étoit encore plus chargée d’un limon bitumineux qu’elle avoit détrempé, que du sel dont elle étoit naturellement imprégnée. Ce limon a couvert la surface de ces feuilles flottantes, y a été retenu par la quantité de nervures dont elles sont traversées, s’y est uni si intimement à elles qu’elles en ont pris jusqu’aux moindres vestiges, et y ont acquis d’autant plus de consistance que ces feuilles, par la qualité de leur tissu serré, ont résisté plus long-temps à la corruption. Comme néanmoins elles se sont enfin pourries, et que le limon qui les couvroit n’a pu manquer de se précipiter soit par la soustraction du corps qui le soutenoit, soit parceque, devenu par cette soustraction plus pénétrable à l’eau, il s’est trouvé plus pesant ; c’est dans cette précipitation que ces lames limoneuses tombant sur les surfaces unies d’un limon détrempé, y ont marqué la figure des feuilles dont elles avoient conservé l’empreinte.
C L’explication de ce mécanisme rend sensible la singularité de la représentation d’une seule et même face de ces feuilles de plantes en relief sur une lame, et en creux sur celle qui lui est opposée : ce qui arrive de la même manière qu’un cachet, imprimé en relief sur une lame de terre, se rend en creux sur une autre lame molle sur laquelle celle-là es appliquée.
D L’on ne peut pas dire que l’une soit celle du revers de la feuille, tandis que l’autre est celle du dessus, puisque cette feuille ayant été pourrie, est devenue incapable d’imprimer ce revers ; sa pourriture est si certaine, que sa substance ayant changé, a teint ces empreintes en noir, et ce qui est resté attaché à cette lame n’a rendu tout au plus que quelques empreintes moins parfaites, parceque ce superflu a rempli la gravure de l’impression, et s’y trouve aujourd’hui en poudre entre quelques unes de ces lames lorsqu’on les sépare. »

4      Aux voyageurs encore en fait de longs récits.

A Ces accidents sont assez fréquents, mais ils sont peu considérables, ou, arrivant dans des endroits non habités, ils sont bientôt oubliés, et souvent même inconnus. On trouve de ces faits dans l’histoire ancienne : Pausanias en cite un au sujet de la ville Idée, au pied du mont Sipyle. Un exemple des plus frappants dans ce genre est la destruction du magnifique bourg de Pleurs, riche par ses fonds de terre, par le commerce et l’industrie de ses habitants, environné de belles maisons de campagne, et situé dans la Valteline au pied du mont Conto. Le 6 septembre 1718, après des pluies abondantes, par une nuit calme et un temps serein, tout-à-coup la montagne s’entr-ouvrit, tomba sur ce bourg, l’abyma, et ensevelit tout vifs ou écrasa sous ses ruines deux mille quatre cent trente habitants, qui formoient sa population ; pas un seul n’échappa. La montagne enveloppa dans sa chûte le village de Schilano, composé de soixante et dix-huit feux, et couvrit une lieue quarrée de ses débris. Leurs voisins, les habitants de Chiavenne, furent surpris de voir à sec leur rivière, dont les eaux avoient été interceptées par la montagne en débris. La description de ce funeste événement se trouve dans l’Histoire naturelle de la Suisse, par Scheuchzer, en deux planches gravées : le bourg, tel qu’il étoit, se trouve sur l’une ; on voit sur l’autre la contrée telle qu’elle existe depuis l’écroulement. A la description de la catastrophe de Pleurs, que donne Robert dans son Voyage dans les treize cantons suisses, etc., il ajoute celle de la chûte de la partie supérieure de la montagne du Diableret, arrivée dans le Valais en 1714 ; et il cite un pareil événement arrivé précédemment dans le Valais en 1534, et qui fit périr deux villages.

5      L’observateur le suit d’un regard curieux.

A Personne n’a écrit sur cet objet d’une manière plus lumineuse que M. Rouenne, beau-père du célèbre Darcet, professeur au collége de France, l’un des plus fameux chimistes de l’Europe, et auteur de plusieurs mémoires excellents sur différents objets d’histoire naturelle, et particulièrement sur les montagnes. (Note de l’auteur.)

6      A vu sa dernière heure et son dernier festin.

A Il seroit inutile de rappeler au lecteur la découverte qui a été faite dans ces derniers temps des villes de Pompeïa et d’Herculanum, englouties lors de la fameuse éruption du Vésuve décrite par Pline le jeune.

7      Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages, etc.

A Les Epoques de la nature sont l’ouvrage le plus étonnant qui ait paru dans le dix-huitième siècle ; aucun ne lui est comparable pour la grandeur des idées, l’étendue des connoissances, la majesté du style : nul écrivain n’a réuni autant de faits dans un aussi court espace, et n’a mieux montré la dépendance des phénomènes particuliers des lois générales. S’il n’a pas trouvé la vraie manière dont notre systême planétaire a été formé, on doit au moins convenir qu’il est impossible de mieux lier tous les faits, toutes les observations, toutes les lois de la nature, avec une supposition, si toutefois on peut appeler supposition une idée qui dans cet immortel ouvrage ne paroit être qu’une conséquence des faits ; conséquence étonnante, à la vérité, mais arrachée par la force des analogies, et réclamée par toutes les lois qui maintiennent l’ordre admirable de l’univers.
B En déroulant les archives du monde, Buffon a été frappé des grands et nombreux monuments qu’elles renferment. Il n’y a que l’éloquence du Pline français qui soit comparable à celle avec laquelle ces monuments déposent des changements arrivés au globe : il les a examinés ; et aidé d’une connoissance profonde des lois de la nature, et de la manière dont avec le temps elles modifient les êtres, il a conclu de leur état actuel les différents états où ils ont été : il s’en est servi comme d’échelons pour remonter les siècles ; et, les suivant toujours sur la route éternelle du temps, il indique les divers changements qu’ils ont éprouvés dans les différents âges du monde. Quoique la terre soit composée d’une immense quantité de substances différentes, aucune n’a échappé à ce vaste et puissant génie ; elles paroissent les unes après les autres, et semblent raconter toutes les révolutions qu’elles ont éprouvées depuis leur origine jusqu’à nos jours.

8      Eleva sept fanaux sur l’océan des âges.

A L’auteur craint que ce vers ne soit une réminiscence, et se croit obligé d’en avertir le lecteur. (Note de l’auteur.)

9      Par ses ambassadeurs courtisa la nature.

A Plusieurs naturalistes ont reproché à Buffon d’avoir trop peu voyagé, trop peu vu par lui-même. Le nombre prodigieux des mémoires qu’il se procuroit sur les différents objets de son travail ne pouvoit le dédommager des connoissances qu’il auroit acquises sur les lieux, et des impressions qu’il auroit reçues des objets mêmes. Il ne faut pas cependant trop étendre ce reproche ; car si pour écrire l’histoire du monde il falloit avoir tout vu par ses yeux, les connoissances des générations passées seroient inutiles, les recherches, les voyages des savants seroient superflus. Buffon a consulté tous les naturalistes anciens et modernes. Si, comme lui, tous n’ont pas été doués de cette étendue de génie qui embrasse l’univers, le plus grand nombre a été capable d’en décrire exactement quelque partie : chacun d’eux avoit mis sur la place quelques matériaux, comme on amoncelle confusément les pierres, les bois et les marbres destinés à la construction d’un grand édifice. Buffon arrive ; il s’en empare, il les met chacun à leur place ; et devenant l’architecte du monde, il déchire le voile qui cachoit la nature, et la montre au genre humain telle qu’elle a été et telle qu’elle est. Mieux vaut qu’il ait bàti l’édifice que d’être allé chercher au loin quelque pièce nouvelle, qui, si elle est trouvée, aura sûrement sa place dans le temple magnifique qu’il a élevé.

10      L’histoire de ce grain est l’histoire du monde.

A Si on examine avec un peu d’attention les marbres, les pierres, les craies, etc., on voit qu’elles contiennent encore des coquilles ou des détriments de coquilles très reconnoissables, et en si grande quantité qu’on ne peut douter qu’elles ne forment la base de toutes les substances calcaires. En y réfléchissant, on ne peut s’empêcher de croire que le plus puissant moyen que la nature ait employé pour la formation de ces substances ne soit le filtre de ces animaux à coquilles, dont les facultés digestives ont la propriété de convertir l’eau en pierre ; car toutes les coquilles formées par la sécrétion ou l’exsudation de ces animaux sont de véritables pierres, qui, soumises à l’analyse chimique, donnent les mêmes résultats que celles qu’on tire des carrières. L’esprit a de la peine à se familiariser avec la prodigieuse quantité de ces animaux à coquilles, nécessaire pour la formation de toutes les substances calcaires ; aussi est-ce de tous les phénomènes que présente l’histoire du monde celui qui a le plus étonné les naturalistes : ils ont trouvé des couches et des amas immenses de coquillages dans toutes les parties de la terre ; ils en ont vu sur les montagnes à quinze cents toises au-dessus du niveau de la mer, et dans les plaines les plus éloignées du séjour naturel de ces animaux, à cent et deux cents pieds de profondeur. Tous les bancs de pierres calcaires, de marbre, de craie, de plâtre, etc. paroissent composés des débris de ces animaux marins ; c’est par lieues quarrées, c’est par provinces, qu’il faut estimer leur nombre. « Tout nous démontre, dit Buffon, que la pierre calcaire, produite par l’intermède de l’eau, est un des plus étonnants ouvrages de la nature, et en même temps un des plus universels : il tient à la génération la plus immense peut-être qu’elle ait enfantée dans sa première fécondité ; cette génération est celle des coquillages, des madrépores, des coraux, et de toutes les espèces qui filtrent le suc pierreux et produisent la matière calcaire, sans que nul autre agent, nulle autre puissance particulière de la nature, puisse ou ait pu former cette substance. La multiplication de ces animaux à coquilles est si prodigieuse qu’en s’amoncelant ils élèvent encore aujourd’hui en mille endroits des ressifs, des bancs, des hauts-fonds, qui sont les sommets des collines sous-marines, dont la base et la masse sont également formées de l’entassement de leurs dépouilles. Toutes les isles basses du tropique austral semblent, dit M. Forster, avoir été produites par des polypes de mer ; une des isles basses découverte par M. Bougainville, quoiqu’à moitié submergée, parut à M. Forster n’être qu’un grand banc de corail de vingt lieues de tour ; les bords de l’isle sauvage, l’une des Amies, ne sont que des rochers de productions de polypes.
B Qu’on se représente pour un instant, dit encore Buffon, le nombre des espèces de ces animaux à coquilles, ou, pour les tous comprendre, de ces animaux à transsudation pierreuse ; elles sont peut-être en plus grand nombre dans la mer que ne l’est sur la terre le nombre des espèces d’insectes : qu’on se représente ensuite leur prompt accroissement, leur prodigieuse multiplication, le peu de durée de leur vie, dont nous supposerons néanmoins le terme moyen à dix ans ; qu’ensuite on considère qu’il faut multiplier par cinquante ou soixante le nombre presque immense de tous les individus de ce genre pour se faire une idée de toute la matière pierreuse produite en dix ans ; qu’enfin on considère que ce bloc, déjà si gros, de matière pierreuse doit être augmenté d’autant de pareils blocs qu’il y a de fois dix dans tous les siècles qui se sont écoulés depuis le commencement du monde, et l’on se familiarisera avec cette idée, ou plutôt cette vérité, d’abord repoussante, que toutes nos collines, tous les rochers de pierres calcaires, de marbres, de craies, etc. ne viennent originairement que de la dépouille de ces animaux. »
C Mais comment des animaux qui ne peuvent vivre et se multiplier qu’au sein des ondes ont-ils formé par leurs dépouilles la majeure partie des matières qui recouvrent le continent ? Ce fait incontestable ne peut être expliqué qu’en adoptant l’opinion des naturalistes qui pensent que ces mêmes continents ont été couverts par les eaux dans les premiers âges du monde, et que pendant une longue suite de siècles les animaux marins y ont vécu et multiplié comme ils vivent et multiplient aujourd’hui dans les mers ; peut-être même y étoient-ils en plus grande abondance : probablement les espèces étoient plus nombreuses ; car parmi les dépouilles de ces animaux il en est un grand nombre dont on ne retrouve plus les analogues vivants. Sans doute que dans sa première jeunesse la nature travailloit la matière vivante avec plus d’énergie, puisque parmi ces mêmes dépouilles on trouve des espèces gigantesques qui n’existent plus.
D En examinant avec un peu plus d’attention la manière dont les chaînes de montagnes sont sillonnées, on ne peut s’empêcher de croire qu’elles doivent leurs formes et leurs contours aux courants des eaux ; les angles saillants qui correspondent exactement aux angles rentrants dans les montagnes opposées en sont une probabilité. Cette probabilité devient une certitude si on considère que les montagnes séparées par un vallon sont de la même hauteur ; qu’elles sont composées de couches de matières placées horizontalement, ou également inclinées les unes sur les autres, et de la même épaisseur ; que dans les montagnes ou collines opposées les substances de même nature se trouvent à la même hauteur, c’est-à-dire que si à droite on trouve à cinquante toises un banc de marbre ou d’ardoise, ce banc de marbre ou d’ardoise se retrouve à la même hauteur et dans les mêmes dimensions dans la montagne à gauche. Si l’on remarque que toutes les couches de terres, de sables, de pierres calcaires, d’argiles, de marbres, de graviers, de craies, de plâtres, etc. sont ou composées des dépouilles d’animaux à coquilles, ou renferment des plantes marines, des squelettes de poissons marins, etc. ; que les coquilles sont dans les marbres et les pierres les plus dures aussi bien que dans les craies, les plâtres et les terres ; qu’elles sont incorporées dans ces matières et remplies des substances qui les environnent ; on ne pourra guère douter du séjour des eaux sur nos continents, où elles ont produit les mêmes effets qui se passent aujourd’hui au sein des mers. Régulièrement soulevées et abaissées deux fois le jour par les forces attractives de la lune et du soleil ; agitées par les vents alizés, les eaux ont formé des courants qui ont sillonné les montagnes en creusant les vallées, de manière que par-tout où il y aura un angle rentrant il s’en trouve vis-à-vis un saillant dans la montagne opposée. A chaque mouvement de flux et de reflux, les eaux, chargées des matières qu’elles détachent et qu’elles transportent quelquefois à de grandes distances, les ont déposées en forme de sédiments. Ces sédiments multipliés ont formé des couches, qui, parce que l’eau tend toujours à se mettre de niveau, sont horizontales ou également inclinées, selon la disposition de la base qui les a reçues. Ces couches ont été mélangées de différentes substances marines que les eaux ont apportées avec les autres matières. Les coquillages étant les plus abondants ont dominé dans la composition de ces couches ; ils se sont remplis des matières environnantes, et se sont pétrifiées dans ces matières, lorsque, par quelqu’une de ces révolutions physiques dont parle l’histoire du monde, les eaux se sont retirées, et ont laissé les continents à découvert. Alors ces matières se sont peu-à-peu déchargées des eaux dont elles étoient saturées ; en se desséchant leur volume a diminué ; elles se sont fendues, et ces fentes ont dû se faire dans la direction de la force de pesanteur ; c’est-à-dire perpendiculaire à l’horizon : c’est ce qu’on voit aujourd’hui dans les bancs de pierre, de marbre, etc., qui sont tous divisés par des fentes perpendiculaires qui les traversent dans toute leur épaisseur.

11      Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux.

A On désigne ici sous les noms de fucus et de roseaux toutes les plantes qui croissent sous les eaux sans le contact immédiat de l’air, ou celles qui ne participent aux influences de l’atmosphère que par leurs sommités, et dont les racines sont constamment submergées : elles sont connues sous les noms d’algue, de varec, de goëmons, de sargazo, d’herbes flottantes, de roseaux, de joncs, de bambous, etc.
B L’histoire naturelle de ces plantes est devenue singulièrement intéressante par les recherches et les découvertes de plusieurs naturalistes célèbres, qui ont fait connoître la manière dont elles croissent et se reproduisent, qui ont exactement décrit leurs formes variées, et dépeint les nuances de leurs couleurs, comme on peut le voir dans les ouvrages de Linné, Adanson, Klein, Donati, et dans les Mémoires de Réaumur, lus à l’académie des sciences en 1711 et 1712.
C On sait que ces plantes ne croissent que sur les plages basses de la mer, comme sur les côtes, sur les collines et les montagnes sous-marines ; qu’elles ne se trouvent point dans les hautes mers : seroit-ce parce que les rayons du soleil ne pénètrent pas jusqu’à ces profondeurs ? Quoi qu’il en soit, c’est un fait que cette espèce de végétation s’établit sur les côtes et dans les mers basses, comme la mer Pacifique, la mer Atlantique, à la Guyane, au cap de Bonne-Espérance, dans l’Archipel indien, dans la mer de Corée, etc. Ces plantes se trouvent quelquefois en si grande abondance, qu’elles gênent et même arrêtent les vaisseaux dans leur route. La navigation de plusieurs fleuves est impraticable à cause des forêts de joncs et de bambous qui les obstruent.
D L’homme, qui met à contribution toute la nature pour augmenter ses jouissances, a su tirer parti de tous ces végétaux : dans quelques uns, qui renferment des parties sucrées, il a trouvé un aliment agréable ; d’autres ont été employés à la nourriture des bestiaux : il s’en est servi pour couvrir sa maison, pour former des clôtures, etc. Ceux dont la fibre s’est trouvée forte, souple et élastique, ont été apprêtés et filés en cordages. La médecine a recherché les propriétés salutaires de ces végétaux, et plusieurs expériences ont réussi. Il en est, comme les algues, qui résistent long-temps à la corruption, et qui par cette raison entrent avec avantage dans la composition des digues. En brûlant les algues elles donnent un sel abondant, qu’on emploie utilement pour accélérer la fusion du sel vitrifiable. Par la combustion de toutes ces plantes on obtient un sel connu dans le commerce sous le nom de soude, qui s’emploie le plus ordinairement au blanchissage des toiles.
E Cette végétation marine favorise la multiplication des poissons, qui y déposent leur frai ; elle nourrit une grande quantité d’insectes, qui deviennent la pâture des jeunes habitants des eaux ; ceux-ci, en filtrant dans les détours de ces forêts sous-marines, échappent à la voracité des tyrans des mers. Peut-être même que cette végétation aquatique purifie l’élément liquide, comme la végétation terrestre purifie l’atmosphère. Après avoir rempli ces différentes destinations dans l’économie de la nature, ces végétaux se détachent du sol qui les a vu naître ; ils sont emportés par les vagues, et, inutiles aux habitants des eaux, l’océan, par ses oscillations constantes, les porte sur les côtés, en forme des amas, dont l’homme tire le plus grand avantage en les employant comme engrais. Par une suite des lois admirables de la nature, ces plantes ne sont pas plutôt livrées aux influences de l’air et de la chaleur qu’elles entrent en fermentation ; elles se décomposent et deviennent un terreau, qui, répandu sur les champs, les fertilise en rendant la végétation plus active et plus vigoureuse. C’est ainsi que la nature fournit à l’homme des moyens de rajeunir son domaine épuisé par les dons fréquents qu’il en a reçus ; c’est ainsi que la fécondité de la terre ne vieillit pas, et qu’elle promet aux générations suivantes des subsistances toujours assurées.
F Des naturalistes pensent que la plupart des bancs de houille, de tourbe, et même de charbons de terre, ne sont autre chose que des amas de ces végétaux pourris et entassés. Les substances marines, les coquillages, les empreintes des poissons, etc. qu’on y remarque, paroissent justifier ces conjectures. On voit que le père du genre humain, dans la formation de l’univers, a prévu que les végétaux du continent ne suffiroient pas aux différents besoins des hommes, et qu’il leur a ménagé pendant des milliers de siècles ces amas de matières combustibles propres à entretenir le feu actuel, si nécessaire à la vie et au bonheur de ses enfants.

12      Des insectes des mers miraculeux travaux.

A C’est de nos jours seulement que les naturalistes ont enfin découvert l’origine de ces substances marines. De très bons observateurs, comme M. de Marsigli, avoient rangé les matières pierreuses qui composent l’habitation des polypes de mer dans le règne végétal, et parmi les plantes sous-marines. Mais, d’après les observations de MM. Peyssonel, Réaumur et Jussieu, on ne peut douter aujourd’hui que les coraux, les corallines, les litophytes, les eschares, les alcyons, les éponges, et toutes les variétés nombreuses des madrépores, ne soient des cellules de diverses espèces de vers-insectes qui se multiplient avec une abondance incalculable, de manière que chacune des cellules loge un insecte, comme chacune des alvéoles de la ruche loge une abeille, et que toute la masse des polypiers divers est pour les républiques de ces différents insectes ce que la ruche est pour la république des abeilles, avec cette différence cependant que l’alvéole n’est pas absolument nécessaire à l’existence de l’abeille, au lieu que les vers-insectes, générateurs des polypiers, ne peuvent vivre sans leur cellule ; elle est aussi nécessaire à leur existence que la coquille l’est à la vie de l’huître.
B Les formes variées de ces ruches calcaires, les rameaux dont elles se composent, qui souvent, à la manière des plantes, sont postés sur un seul tronc, avoient séduit les naturalistes, qui ont pris les bras du polype pour des étamines, ses œufs pour des graines, et les polypiers pour des plantes. Cependant ces prétendues plantes sont sans racines ; elles sont fixées sur des corps durs par une substance glutino-pierreuse, et elles font effervescence avec les acides, comme toutes les matières calcaires. La composition de ces prétendues plantes décèle qu’elles ont pris leur accroissement par juxta-position, et non pas par intus-susception, comme les végétaux ; et les animaux vivants qu’elles renferment déposent assez énergiquement contre l’erreur des premières observations.
C On peut d’ailleurs se rendre raison de la manière dont les différentes branches des polypiers ont pu se former. Que quelques uns de ces insectes innombrables qui suent la pierre, de l’espèce qui forme le corail, par exemple, aient établi leur demeure sur le coin d’un rocher, ils auront d’abord élevé un bloc de corail nécessaire à leur existence, et qui se sera durci à mesure qu’avec le temps ces animaux auront transpiré la matière qui le compose ; ils se seront multipliés, et leur demeure sera devenue insuffisante : les générations nouvelles auront été obligées de se construire de nouvelles habitations, et, prenant pour base le premier bloc construit par les fondateurs de la colonie, ils se seront écartés à droite, à gauche, dans tous les sens, selon qu’ils auront été plus ou moins nombreux ; ce qui a pu produire ces différents rameaux qui partent du même tronc : les premiers habitants eux-mêmes auront été obligés de quitter leur première demeure, dont la capacité diminue à chaque instant, en se solidifiant par l’exsudation constante de ces animaux, qui disparoît à la fin totalement, comme on peut s’en convaincre en rompant les parties du polypier naturellement abandonnées.

13      Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil.

A Ces monstrueuses baleines, ces cachalots, qui abondent non seulement dans les mers du nord où l’on va à leur pêche, mais encore dans d’autres mers, et dont la majeure partie est encore si peu connue. Parmi ces grandes espèces marines il en est une, réputée fabuleuse à la vérité par plusieurs écrivains, mais dont l’existence a cependant été rendue probable d’après les différentes relations de plusieurs auteurs modernes dignes de foi ; c’est le fameux kraken, dont néanmoins les dimensions ont pu être grossies par la peur. Le grand poulpe de mer, sepia octopedia, parvient aussi à une grosseur monstrueuse. Pourquoi dans les mers peu fréquentées ne pourroit-il pas parvenir à un accroissement extraordinaire, comme dans certains pays des serpents parviennent à une taille gigantesque ?

14      Salut, pompeux Jura !

A Le Jura est un des rameaux principaux des Alpes, qui de la Cluse au voisinage du lac de Genève prend sa direction vers le nord, et s’étend entre la France et la Suisse ; il produit la chaîne des Vosges ; celles-ci en s’abaissant se perdent dans les montagnes des Ardennes, qui expirent aux plaines des Pays-Bas. Peut-être les montagnes de la Forêt-Noire sont-elles encore une prolongation du Jura.

15      Terrible Montanvert !

A « Entre la France et la belle Italie, je vois réunies les horreurs des deux pôles et l’image de la nature telle qu’elle a dû être au sortir du chaos ; des monts sourcilleux, décharnés, déchirés du haut en bas, crevassés, fracturés dans toute leur étendue, menaçant les cieux de leurs cimes chenues, paroissent défier la fureur des éléments réunis et la marche destructive du temps…. Au bas de ces monts, que vois-je encore ? l’image d’une mer en courroux qu’un gel subit auroit saisie, une vaste étendue d’une glace solide épaisse de plusieurs centaines de pieds ! Mes regards étonnés en suivent les ondes, les couches, les crevasses, et je vois ces glaces énormes se prolonger au loin et se joindre à d’autres masses de glaces qui couvrent les sommets. Nous voilà transportés dans la nouvelle Zemble, dans un autre Spitzberg, pays perdus pour les hommes : comment se peut-il que si loin des pôles, sous un ciel tempéré, nous retrouvions les mêmes phénomènes ? Description du Montanvert, par M. Bourrit, dans sa Nouvelle description générale et particulière des glacières, vallées de glaces et glaciers qui forment la grande chaîne des Alpes de Suisse, d’Italie et de Savoie ; tome III.

16      O France, ô ma patrie ! ô séjour de douleur !

A Ce morceau a été écrit en 1793.

17      Dans ses balancements monte et descend la sève.

A Le mouvement de la sève se fait-il dans les plantes comme celui du sang dans les animaux ? C’est ce dont tous les physiciens naturalistes ne conviennent pas. Tous reconnoissent le mouvement de la sève, tous s’accordent à la regarder comme le moyen employé par la nature pour l’entretien de la vie végétale ; tous disent que la sève monte des racines aux dernières extrémités des rameaux, et qu’elle descend de ces extrémités aux racines : mais ils ne s’accordent pas à regarder ce mouvement comme une véritable circulation semblable à celle du sang, qui part du cœur et est poussé jusqu’aux extrémités des membres, puis de là ramené par d’autres canaux jusqu’au cœur. Les sages attendent que de nouvelles expériences les aident à prononcer. Ils ont appris, par les découvertes faites dans l’économie végétale, que les plantes prennent la majeure partie de leur nourriture par les feuilles et les rameaux, et l’autre partie par les racines ; ils savent que la sève qui descend est plus abondante que celle qui monte, qu’elle a aussi des qualités différentes : ils ne voient pas encore dans la structure des plantes les organes capables de pousser la sève d’une extrémité à l’autre, comme l’anatomie le leur montre par rapport au mouvement du sang dans les animaux. On a bien distingué les vaisseaux qui portent la sève des racines aux feuilles, de ceux qui la conduisent des feuilles aux racines ; on a reconnu ceux par les moyen desquels l’air exerce son influence sur la végétation ; on est parvenu à estimer les effets de la chaleur sur l’économie végétale : mais on n’a pas découvert dans les plantes les organes qui opèrent l’étonnant phénomène de la circulation du sang : c’est pourquoi on n’ose encore qualifier de circulation le mouvement de la sève ; on se contente de la nommer un balancement, une espèce de mouvement oscillatoire ascendant et descendant, regardé jusqu’à ce jour comme inexplicable.
B Mais s’il n’est pas encore possible de pénétrer ce mystère, on en est bien dédommagé par les découvertes surprenantes déjà faites. Quoi de plus admirable que la structure ou l’organisation des plantes ! quel mécanisme étonnant ! On y découvre des vases ou des moules différents dont la nature se sert pour préparer la sève et la rendre propre à former les différentes parties dont elles sont composées : il y en a pour former l’écorce, le bois, les épines, les poils ou le duvet, la moëlle, le coton, les fleurs et les graines. L’esprit le plus actif et le plus curieux trouvera toujours de quoi se satisfaire dans l’étude des végétaux. S’il ne peut pas connoître tout le mécanisme de la circulation de la sève, il peut savoir comment s’opère l’élaboration de ce suc. En pénétrant dans le laboratoire de la nature, il reconnoîtra l’usage et les effets des utricules, des trachées, des vaisseaux propres ; il verra l’emploi qu’elle fait des racines, du chevelu, des fibres, du bois, des feuilles, des fleurs : s’il suit la nature dans ses procédés pour la reproduction, il étudiera les graines ; il recherchera l’usage qu’elle fait de la pulpe ou des lobes, de la plantule, des feuilles séminales, des nœuds, des boutons, des provins, etc. Qu’il joigne à toutes ces connoissances des observations botanico-météorologiques, il pourra seconder la nature dans la reproduction et l’entretien des végétaux, rendre les plus importants services à l’agriculture, et par conséquent à l’humanité.

18      De leurs secrets pouvoirs connoissez les mystères.

A Aux yeux des hommes qui ne se sont pas occupés des moyens que la nature emploie pour la reproduction des êtres, et pour revêtir la surface de la terre de cette quantité prodigieuse de végétaux qui sont la base de la nature vivante, les mousses, par leurs tailles et leurs formes, ne paroissent que des plantes méprisables, qui, parmi les végétaux, sont au cèdre et au chêne ce que le puceron est à l’éléphant dans le règne animal ; ce n’est même que de nos jours qu’elles ont fixé d’une manière particulière l’attention des philosophes. Cependant, si l’on suit la marche de la nature, on s’aperçoit que les mousses ont joué et jouent encore un rôle important dans l’économie végétale, et que probablement c’est par elles que la surface de la terre s’est couverte de verdure. Cette espèce de végétation s’établit sur les rochers les plus durs et les plus unis ; elle s’attache aux marbres les plus polis, et les dégrade s’ils sont négligés ; on en voit sur les tuiles et les ardoises des anciennes maisons. Les graines des mousses n’ont besoin pour germer et pousser que de toucher la couche imperceptible des matières huileuses, savonneuses, etc., qui, volatilisées, nagent dans l’atmosphère, et sont déposées sur tous les corps frappés par l’air. La destruction de ces végétaux forme d’abord une couche de terreau qui contient des embryons capables de donner bientôt une mousse plus abondante ; et, par succession de temps et de destructions, le rocher se couvre peu à peu d’une plus grande quantité de terre, où des herbes peuvent croître, puis des plantes plus élevées, ensuite des broussailles, des arbrisseaux, et enfin des arbres. C’est par ce moyen que les rochers se couvrent de verdure, et que la terre se pare de toute la pompe de sa richesse. On voit qu’au physique comme au moral le grand ne doit son existence qu’à la destruction du petit.
B Ces plantes si dédaignées ont pourtant des propriétés : la médecine a su en tirer parti pour soulager nos maux ; l’art du teinturier en emploie utilement quelques espèces pour nuancer les couleurs ; quelques unes sont purgatives, sudorifiques ou vermifuges ; aux Indes on regarde le lycopodium comme un excellent aphrodisiaque, et cette plante est célébrée dans toutes les fêtes où l’amour préside.

19      Leurs utiles vertus, leurs poisons salutaires.

A Le médecin habile ne connoît guère de poison qui soit tel absolument. Employées prudemment et à propos, les plantes réputées les plus venimeuses, la ciguë, la colchique, l’aconit, la pulsatille, la clématitte, la jusquiame, la belladonna, la stramonée, etc. deviennent des remèdes.

20      Et rend à chaque plant son débris emprunté.

A Ces vers expriment un fait arrivé au célèbre Jussieu, que ses disciples cherchoient en vain à tromper, et qui du premier coup d’œil aperçut dans l’assemblage factice de plusieurs débris de plantes les différentes parties dont il étoit composé. (Note de l’auteur.)

21      Et la fraise des bois que leurs mains ont conquise.

A On sait que la fraise est nommée par les botanistes solatiolum herborisantium. (Note de l’auteur.)

22      Leur appétit insulte à tout l’art des Méots.

A On connoît à Paris le célèbre restaurateur Méot. L’auteur est bien loin de prétendre donner à son nom la même célébrité que Boileau a donnée à Bergerat, connu dans son temps comme Méot dans le sien :

           Et mieux que Bergerat l’appétit l’assaisonne.

B Tout le monde a retenu ce vers de l’une des épîtres de Boileau. (Note de l’auteur.)

23      Chacun vient en triomphe apporter ses conquêtes.

A Il n’y a que l’homme animé d’un désir vif de connoître les végétaux, un botaniste passionné, qui puisse estimer tout le plaisir qu’on éprouve, au retour d’une herborisation, à nombrer et contempler toutes les plantes qu’on rapporte, et qu’on regarde alors comme une véritable conquête faite sur le domaine immense de la nature : il semble que ce sont des amis auxquels on donne l’hospitalité ; on les ménage comme des parents de familles nombreuses dont on désire faire la connoissance ; on étudie leurs traits, leur physionomie, leurs caractères, afin que par l’idée claire de l’individu on reconnoisse toute l’espèce. On redoute moins les mauvais temps et la saison des frimas, qui, en arrêtant la végétation, empêchent d’aller l’étudier ; on arrange, on conserve chez soi les sujets qu’on désire connoître ; et, pour que leurs traits et leurs physionomies s’altèrent le moins possible, on les fait d’abord essuyer entre deux feuilles de papier gris et à un degré de chaleur toujours proportionné à la quantité de parties aqueuses ou grasses dont ils sont chargés : la dessiccation faite, on les revoit encore pour les placer sur des feuilles de papier blanc, et dans l’ordre qu’exige le système de botanique qu’on a adopté ; quelquefois on se contente de les fixer dans l’herbier avec des épingles, afin de pouvoir les observer dans tous les sens avec plus de facilité ; ou bien on les colle avec la gomme, mais toujours dans l’attitude élégante de la nature. Si on se défie de sa mémoire, on a soin d’écrire à côté de chaque plante son nom, et toutes les qualités qu’on lui a reconnues dans ses beaux jours, lorsqu’on fit sa connoissance. A l’aide de l’étude on les garantit de la moisissure, et on en écarte les mites avec la poudre de coloquinte. Souvent le botaniste ne conserve que les images des plantes, soit par les arts du dessin, de la gravure ou de la peinture, ou simplement par l’empreinte ; il les enduit de gomme ou d’huile, selon leur nature ; il répand dessus quelque poudre colorante ; il les dispose sur le papier blanc dans l’attitude qu’il juge convenable ; il les place ensuite sous la presse, et l’empreinte reste sur le papier.

24      L’argile à qui le feu donna l’éclat du verre.

A L’argile dont il est ici question est tune espèce de terre très blanche, qu’on mêle, dans une proportion reconnue par l’expérience, avec du quartz et du feld-spath, broyés au moulin, qui sont les matières premières qui entrent dans la composition des belles porcelaines de Sèvres. La nature a pris le soin de mélanger elle-même toutes ces matières : on trouve ces mélanges dans plusieurs endroits ; mais nulle part ces matières ne sont réunies naturellement dans une proportion aussi favorable pour la composition de la porcelaine qu’à la Chine, où elles sont connues sous le nom de kaolin. C’est en analysant cette substance que l’art est parvenu à faire pour la France ce que la nature a prodigué aux heureux Chinois : c’est ainsi qu’en étudiant la nature nous obtenons d’elle ce qu’elle paroît avoir voulu nous refuser, et que si tout n’a pas été fait pour l’homme, au moins l’homme par son art sait profiter de tout.

25      Et les bois que les eaux ont transformés en pierre.

A Les pétrifications sont des corps organisés, qui, sortis du sein des mers ou de la surface de la terre, ont été ensevelis par divers accidents à différentes profondeurs, et qu’on retrouve aujourd’hui sous leurs formes et leurs contextures primitives, mais ayant changé de nature ; ce qui étoit bois ou os est devenu pierre par une opération de la nature dont on peut se rendre raison.
B Toute pétrification strictement telle n’est plus que le squelette ou l’image d’un corps qui a eu vie ou qui a végété ; c’est ainsi que le bois pétrifié n’est plus le bois même. On sait que les bois ordinaires sont des corps dans lesquels le volume des pores excède de beaucoup le volume des parties solides. Lorsqu’ils sont déposés, enterrés dans certains lieux, il s’introduit dans leurs pores des sucs lapidifiques que les eaux entraînent avec elles, qui, extrêmement divisés et quelquefois colorés, en remplissent les capacités ; ces sucs se condensent avec le temps et s’y moulent ; ensuite les parties ligneuses et solides du bois entrent en fermentation, se décomposent, et sont chassées de leur place par les filtrations de l’eau ; et par ce moyen elles laissent vide en forme de pores l’espace qu’elles occupoient. Dans le moment de la métamorphose du bois en pierre on n’aperçoit aucune différence ni sur le volume, ni sur la forme ; mais il y a, tant à la surface qu’à l’intérieur, un changement de substance : ce qui étoit pore dans le bois naturel est devenu solide dans le bois pétrifié ; ce qui étoit plein dans le premier état est devenu vide ou poreux dans le second ; les sucs lapidifiques continuant à circuler et à se fixer dans ces nouveaux pores, ceux-ci se remplissent comme les premiers : cette seconde opération faite, il ne reste plus rien de la substance du bois, tout est changé en pierre, et cette pierre a les mêmes formes, la même contexture que le bois primitif, parcequ’il a servi de moule à la matière pierreuse, et que la nature dans cette opération s’est imitée et copiée elle-même.
C Il y donc, dit Mongez, quatre époques bien distinctes dans la marche que suit la nature pour convertir un morceau de bois en pierre, ou, en s’exprimant avec plus de justesse, afin de lui substituer un dépôt pierreux : 1° le bois végétal parfait, composé de parties solides et vides, de fibres ligneuses et de vaisseaux ; 2° le bois ayant ses vaisseaux remplis par un dépôt pierreux, et ses parties solides restant dans le même état ; 3° les parties solides, attaquées et décomposées, formant de nouvelles cavités entre les cylindres pierreux qui restent dans le même état et qui soutiennent toute la masse ; 4° enfin ces nouvelles cavités, remplies de nouveaux dépôts, faisant corps avec les cylindres, et ne composant plus qu’une masse totalement pierreuse, représentant exactement le morceau de bois. La nature suit la même marche pour opérer toutes les autres pétrifications.

26      Le lichen parasite aux chênes attaché.

A Les lichens sont des espèces de mousses qui ont une sorte d’analogie avec les fucus. En teinture et même en médecine on sait tirer parti de plusieurs espèces de lichens. Dans les climats du nord les animaux sauvages en mangent durant l’hiver. Voyez la note [18] de ce chant.

27      Le puissant agaric.

A C’est le même champignon, le bolet amadouvier, dont en le battant et l’imbibant de salpêtre on fait l’amadou, et qui préparé à la manière de Brossard sert à arrêter les hémorragies.

28      Le nénuphar.

A Il y en a deux espèces ; l’une à fleurs jaunes, et l’autre, beaucoup plus belle, à fleurs blanches : la couleur ne fait pas leur principale différence. On fait usage des racines des deux espèces, mais des fleurs de la dernière seulement : on les regarde comme propres à éteindre les feux de l’amour physique.

29      Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses.

A Il est ici question des polypes de mer et d’eau douce. On peut voir ce qui a déjà été dit des premiers à la note 12, chant troisième. Les découvertes faites sur la nature des seconds ont singulièrement dérangé les idées qu’on s’étoit faites sur le règne animal. Qui croiroit en effet qu’il existe des animaux qu’on peut multiplier en les hachant en pièces ; qu’en divisant un polype d’eau douce en dix, vingt ou trente morceaux, chacun de ces morceaux devient en peu de temps un polype semblable à celui dont il faisoit partie ; qu’à chacun de ces tronçons il pousse une tête et des bras avec lesquels il saisit sa proie ? Que l’on coupe un polype en sa longueur en autant de lanières que l’adresse pourra le permettre, on verra autant de polypes ; que l’on partage la tête en deux, ces deux demi-têtes deviendront deux têtes parfaites ; que l’on réitère la même opération sur ces deux têtes, on en aura quatre ; qu’on traite de même ces quatre-ci, on en aura huit sur un seul corps ; que l’on fasse une semblable opération sur le corps, on aura huit corps nourris et conduits par une seule tête. L’hydre de la fable n’alloit pas jusque-là. Il y a plus : qu’on retourne comme un bas de soie un polype, qui n’est qu’une espèce de ver creux et transparent, il digère et vit comme auparavant.
B Rien ne ressemble plus à une végétation que la manière naturelle dont les polypes se reproduisent. On remarque sur leur corps une légère excroissance de la forme d’un bouton ; c’est la tête d’un polype, de laquelle sortent les bras. On a compté jusqu’à dix-huit polypes sur le même sujet. Les jeunes polypes, même avant que d’avoir pris tout leur accroissement, donnent l’existence à d’autres polypes qui sortent de leur corps par les mêmes voies. Un père est souvent grand-père plus tôt qu’il n’a enfanté tout-à-fait son premier-né. Cette espèce d’arbre vivant présente à l’observation le plus curieux spectacle. Lorsqu’un des polypes saisit quelque proie et qu’il l’avale, la nourriture se distribue à tous les autres polypes, qui sont comme autant de branches, et de même il est nourri de tout ce que les autres attrapent ; ici ce que le père mange profite aux enfants, et ce qu’un des enfants mange profite de même à toute la famille : le changement de couleur qui arrive alors à tous les polypes, suivant la couleur de l’aliment qui y est distribué, en est une preuve incontestable.
C Un pareil assemblage de polypes est en quelque sorte un arbre mangeant, marchant, végétant, et poussant des branches. Il semble que la nature se soit plu à rassembler dans un seul sujet ce qu’on avoit cru jusqu’à présent faire un caractère distinctif entre les plantes et les animaux : aussi les naturalistes regardent-ils ce polype comme un être qui fait la nuance du végétal à l’animal.

30      L’animal recouvert de son épaisse croûte.

A C’est le rhinocéros, dont la peau est excessivement dure, et plus épaisse que le cuir d’aucun animal connu.

31      Celui dont la coquille est arrondie en voûte.

A C’est la tortue ou le tatou.

32      Le nautile sur l’eau dirigeant sa gondole.

A Le nautile est un genre de coquillage univalve, fait comme une gondole à poupe élevée. On a donné le nom de nautile à cette coquille, parcequ’on a prétendu que c’est de l’animal qui l’habite que les hommes ont appris l’art de la navigation. La forme de cette coquille approche à la vérité de celle d’un vaisseau, et l’animal semble se conduire sur la mer comme un pilote conduiroit un navire. Quand le nautile, qui n’est qu’un polype à plusieurs bras, veut nager, il élève deux de ses bras en haut, et étend en forme de voile la membrane mince et légère qui se trouve entre eux ; il alonge deux autres bras, qu’il plonge dans la mer comme des avirons ; un autre bras lui tient lieu de gouvernail : il ne prend d’eau dans sa coquille que ce qu’il lui en faut pour lester son petit navire, et afin de marcher avec autant de vitesse que de sûreté ; mais à l’approche d’un ennemi, ou dans les tempêtes, il replie sa voile, retire ses avirons, et remplit sa coquille d’eau pour s’enfoncer ou se précipiter plus aisément au fond de la mer. Il retourne sa barque sens dessus dessous lorsqu’il veut s’élever du fond de la mer, et, à la faveur de certaines parties qu’il gonfle ou comprime à volonté, il peut traverser la masse des eaux ; mais dès qu’il a atteint la surface il retourne adroitement son petit vaisseau, dont il vide l’eau, et épanouissant ses barbes palmées, il vogue et s’abandonne au gré des vents : c’est un navigateur qui est tout à la fois pilote et vaisseau.

33      L’équivoque habitant de la terre et des ondes.

A Les phoques, les morses, les lions et ours marins, les lamantins, sont, à proprement parler, les seuls animaux auxquels on puisse donner le nom d’amphibie dans toute l’acception du terme : ils paroissent les seuls qui puissent vivre également dans l’air et dans l’eau, parcequ’ils sont les seuls dans lesquels le trou de la cloison du cœur reste toujours ouvert ; ils sont par conséquent les seuls qui puissent se passer de respirer, et vivre également dans l’un et l’autre élément. Dans l’homme et les animaux terrestres, le trou de la cloison du cœur (qui, en laissant au sang le passage ouvert de la veine-cave à l’aorte, permet au fœtus de vivre sans respirer) se ferme au moment de la naissance, et demeure fermé toute la vie : dans les animaux véritablement amphibies c’est le contraire, le trou de la cloison du cœur reste toujours ouvert, la communication du sang de la veine-cave à l’aorte subsiste toujours ; de manière que ces animaux ont l’avantage de respirer quand il leur plaît, et de s’en passer quand il le fait : ils sont, dans le système de la nature vivante, le passage et la nuance des quadrupèdes aux cétacées ; appartenant encore à la terre et déjà habitants des eaux, ils forment le passage de la vie animale de l’un à l’autre élément.

34      Les oiseaux rameurs.

A Les oiseaux aquatiques et les manchots, ou, comme Forster les a nommés, les aptenodytes, dont on connoit aujourd’hui une dixaine d’espèces. Ces oiseaux, excellents plongeurs, rament effectivement sous l’eau au moyen de leurs ailes très raccourcies, et garnies de pennes extrêmement petites, roides et comme écailleuses. Ces ailes sont très improprement appelées nageoires par ceux qui font plus attention à leur usage qu’à leur structure.

35      Poissons ailés.

A On connoît aujourd’hui plusieurs espèces de poissons volants, c’est-à-dire qui s’élancent hors de la mer, et se soutiennent et avancent en l’air aussi long-temps que leurs grandes nageoires ne se sont pas desséchées, ou jusqu’à ce que les albatrosses, les frégates et les paille-en-queue les forcent à se réfugier de nouveau dans l’eau, où ils trouvent de nouveaux ennemis dans les dorades, les bonites, les pelamides, et d’autres poissons voraces. Ces poissons sont de huit espèces, connues sous le nom de trigle, dont le pirapède est le poisson volant par excellence.

36      Des tumeurs d’une feuille ont fait leur domicile.

A La nature, qui veille à la reproduction des êtres, a donné à un grand nombre d’insectes l’instinct de déposer leurs œufs dans des substances propres à nourrir leurs enfants aussitôt qu’ils sont éclos. On observe que les mouches connues sous le nom de cynips, sont armées sous le ventre d’un aiguillon, dont le jeu admirable s’exécute par une espèce de ressort caché dans l’intérieur de l’animal ; le cynips s’en sert pour percer l’épiderme de la feuille, ou pour pénétrer dans le corps des chenilles, à dessein d’y déposer ses œufs. Ce dépôt fait dans l’entamure de la feuille cause une extravasion des sucs végétaux, de qui donne naissance à ces fausses petites pommes, ces galles et autres excroissances de différentes formes, dans lesquelles le ver éclos trouve la nourriture et le logement. Roulé en forme de boule dans son appartement étroit, obscur, mais propre, commode, il y est à l’abri des intempéries de l’air et de tous les dangers. Parvenu à son dernier accroissement, il se change en chrysalide, s’ouvre une porte, déploie ses ailes, prend son essor, et devient habitant d’un autre élément.

37      Rubans animés.

A Les ténia, qui sont si variés dans les différents animaux, et dont l’homme nourrit aussi plus d’une espèce. On en connoît aujourd’hui un grand nombre. Le nom de solitaire est fort impropre ; car celui qu’on avoit cru exister seul dans les intestins de l’homme, y a aussi été trouvé avec plusieurs autres. Les cucurbitains ne sont que des articulations détachées de ce ver.

38      Mouche qui bâtit.

A Il y a plusieurs espèces de mouches qui bâtissent. Rien de plus curieux que leur architecture, et de plus intéressant que les matériaux qu’elles emploient. Les arts pourroient peut-être profiter de l’instinct de ces industrieux animaux : la mouche maçonne construit plusieurs cellules avec des grains de sable dont elle sait composer un mortier, qui dans peu de temps acquiert la dureté des pierres les plus solides. N’est-ce par là le fameux mortier des anciens Romains, que nos savants n’ont encore pu imiter ? Plusieurs insectes bâtissent avec une substance qui est un vrai papier, ou du carton, etc.

39      Mouche qui file.

A Plusieurs naturalistes ont compris sous la dénomination de mouches les demoiselles dont les larves filent pour tapisser le logement où elles se métamorphosent. La larve du formica leo, dont l’histoire est si curieuse et si intéressante, devient une mouche demoiselle.

40      Ceux qui d’un fil doré composent leur tombeau.

A Ce sont les vers à soie.

41      Ceux dont l’amour dans l’ombre allume le flambeau.

A Il n’est aucun insecte dont les amours soient aussi cachées que celles des mouches à miel : il en est de même des thermès des zones torrides. Au reste il y a plusieurs autres insectes dont l’accouplement se fait ordinairement à couvert ; tels sont les carabes, les ténébrions, les blattes.

42      L’insecte dont un an borne la destinée.

A Beaucoup d’insectes vivent depuis le moment où ils sont éclos jusqu’à la même époque de l’année suivante, en passant l’hiver dans l’état de nymphes : d’autres vivent dans l’état de larve pendant quelques années ; il en est qui voient plusieurs générations dans le cours d’un été. Les insectes qui dans l’espace d’un jour et même de quelques heures terminent leur carrière (du moins celle de leur état parfait), sont les éphémères, appelées communément mouches de Saint-Laurent.

43      Venez avec l’éclat de vos riches habits,
          Vos aigrettes, etc……
          Dont l’écaille défend la gaze de vos ailes.

A La nature semble avoir voulu dédommager les insectes de leur foiblesse, en parant leur robe des plus vives couleurs : sur leurs ailes et leurs ornements de tête on voit briller l’azur, l’or, l’argent, le vert, le rouge, le jaune, etc. ; les franges, les aigrettes, les houpes sont prodiguées, et les reflets de ces couleurs différentes sont au moins aussi vifs que ceux des pierres précieuses. Il ne faut qu’examiner une mouche luisante, un papillon, une chenille même, pour être étonné de leur magnificence et de la variété de leur livrée. Est-il dans la nature que la parure soit l’apanage de la foiblesse ?

44      Ces yeux qu’avec tant d’art la nature a taillés.

A De toutes les parties des insectes, les yeux à réseau sont peut-être les plus propres à nous faire connoître avec quel prodigieux appareil la nature les a formés, et à nous apprendre en général combien elle produit de merveilles qui nous échappent. Les plus grands observateurs microscopiques n’ont pas manqué d’étudier la structure singulière de ces yeux. Ceux des mouches, des scarabées, des papillons et de divers autres insectes, ne différents en rien d’essentiel. Ces yeux sont tous à peu près des portions de sphère : leur enveloppe extérieure peut être regardée comme la cornée. On appelle cornée l’enveloppe extérieure de tout œil, celle à laquelle le doigt toucheroit si, les paupières restant ouvertes, on vouloit toucher un œil. Celle des insectes dont nous parlons a une sorte de luisant qui fait voir souvent des couleurs aussi variées que celles de l’arc-en-ciel. Elle paroît, à la vue simple, unie comme une glace ; mais lorsqu’on la regarde à la loupe, elle paroît taillée à facettes comme des diamants : ces facettes sont disposées avec une régularité admirable et dans un nombre prodigieux. Leuwenhoeck a calculé qu’il y en avoit trois mille cent quatre-vingt-une sur une seule cornée d’un scarabée, et qu’il y en avoit huit mille sur chacune des cornées d’une mouche ordinaire. Hook en a trouvé quatorze mille dans les deux yeux d’un bourdon, et Leuwenhoeck en a compté six mille deux cent-vingt-six dans les deux yeux d’un ver à soie ailé. Ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est que toutes ces facettes sont vraisemblablement autant d’yeux ; de sorte qu’au lieu de deux yeux ou cristallins que quelques naturalistes ont peine à accorder aux papillons, nous devons leur en reconnoître sur les deux cornées trente-quatre mille six cent cinquante ; aux mouches, seize mille, et aux autre plus ou moins, mais toujours dans un nombre aussi surprenant.
B Voici deux expériences de savants observateurs, qui prouvent incontestablement que chaque facette est un cristallin, et que chaque cristallin est accompagné de ce qui forme un œil complet : ils ont détaché les cornées de divers insectes ; ils en ont tiré avec adresse toute la matière qui y étoit renfermée, et après avoir bien nettoyé toute la surface intérieure, ils les ont mises à la place d’une lentille de microscope. Cette cornée, ainsi ajustée, et pointée vis-à-vis d’une bougie, produisoit une des plus riches illuminations. M. Puget avoit imaginé de tenir au foyer d’un microscope l’œil d’un papillon ainsi préparé : un soldat vu à ce microscope d’un genre particulier auroit paru une armée de dix sept mille trois cent vingt-cinq soldats ; un pont auroit paru l’assemblage d’un nombre infini d’arches. Leuwenhoeck a poussé la dissection jusqu’à découvrir que chaque cristallin a son nerf optique. Comment, dira-t-on, un insecte, avec des milliers d’yeux, peut-il voir l’objet simple ? Lorsque nous saurons au juste comment nous-mêmes, avec deux yeux, nous voyons les objets simples, il nous sera aisé de concevoir que les objets peuvent paroître simples à des insectes avec des milliers d’yeux. La nature, qui a voulu que leurs yeux ne fussent point mobiles, y a suppléé par le nombre et par la position. Malgré ces milliers d’yeux dont sont composées les orbites, la plupart des mouches ont encore trois autres yeux placés en triangle sur la tête, entre le crâne et le cou : ces trois yeux, qui sont aussi des cristallins, ne sont point à facettes ; ils sont lisses et paroissent comme des points. Ces différentes grosseurs des yeux dans le même insecte, jointes à la considération des différentes places accordées à chaque œil, conduisent à présumer avec quelque vraisemblance que la nature a favorisé les insectes d’yeux propres à voir les objets qui sont près d’eux, et d’autres pour voir les objets éloignés ; qu’elle les a pour ainsi dire pourvus de microscopes et de télescopes. Il faut observer que la plupart de ces yeux à facettes sont couverts de poil, que l’on peut soupçonner de produire l’effet des cils de nos yeux, c’est-à-dire de détourner une trop grande quantité de rayons de lumière qui ne serviroient qu’à embarrasser la vue.

45      Armes de vos combats, instruments de vos arts.

A Les insectes sont armés de pied en cap ; ils attaquent, ils se défendent : des dents en scie, des dards, des aiguillons, des pinces, des cuirasses, des ailes, des cornes, des ressorts prodigieux dans les pattes, des cordages ou filets, rien ne manque à l’appareil des organes nécessaires pour une guerre offensive et défensive. La nature n’a rien ménagé pour favoriser leur agilité ; elle leur a prodigué tous les instruments nécessaires à leur conservation, et il n’en est aucun qui ne tire parti de ses organes avec une adresse qui surprend le philosophe même. Voyez la note 47 ci-après.

46      Que j’observe de près ces clairons, ces tambours.

A La nature a donné à plusieurs insectes, comme aux cigales, aux cousins, aux bourdons, aux grillons, aux sauterelles, et à plusieurs scarabées, la faculté de former certains sons. Mais malgré toutes les recherches on n’a pas encore pu découvrir les organes de l’ouie. L’usage de tous les organes des insectes n’est pas connu ; peut-être que parmi ceux dont on ignore la destination il en est qui remplissent les fonctions de l’oreille. Il y a sans doute dans le chant de ces animaux des modulations, des différences que nous ne saisissons pas ; car il n’est pas dans l’ordre que le chant du combat, de la victoire, de la douleur et du plaisir, soit sur le même ton. Pourquoi les insectes n’auroient-ils pas, comme les autres animaux, des moyens d’exprimer leurs passions ?

47      Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux.

A Il semble que chaque espèce d’insecte soit destinée à une profession particulière, et qu’elle en ait les outils ; il y en a, pour ainsi dire, de tous les arts, de tous les métiers : leurs premiers travaux sont toujours des chefs-d’œuvre ; leur industrie paroît aussi variée que la diversité des instruments appropriés au travail qui leur est particulier. On voit parmi eux des architectes qui forment le plan d’un édifice capable de contenir plusieurs centaines d’habitants : les appartements en sont si bien distribués qu’il n’est pas un coin de perdu ; chaque individu y est logé séparément dans un espace suffisant. D’autres, plus solitaires, se construisent des cellules séparées, où règnent la propreté et la commodité. Les uns savent filer et ont des quenouilles ; d’autres font de la toile, des filets, et ont pour cela une navette et des pelotons. Il y en a qui bâtissent en bois, et qui ont des serpes pour faire les abattis, des scies pour les débiter : d’autres bâtissent en pierre ; ils ont la truelle et les instruments nécessaires pour les appareiller. Ceux qui travaillent en cire ont des cuillers, des ratissoires : plusieurs, outre la langue pour goûter et lécher, ont la trompe qui fait l’office de chalumeau, ou la tête munie d’une paire de tenailles, et ont encore à l’extrémité de la queue une tarrière mobile propre à percer et creuser, etc. Les mouvements de ces petits animaux ne sont ni de caprice, ni fortuits ; ils sont plein d’ordre et de dessein, et tendent tous au but pour lequel la nature a formé chacun d’eux. Il en est plusieurs dont le gouvernement, l’économie, les mœurs et l’industrie pourroient servir d’exemple aux hommes : il semble qu’ils aient résolu le grand problême de la vie ; ils ont trouvé l’art d’être heureux, ils le paroissent au moins. Pourroit-on en dire autant des hommes, qui se croient bien supérieurs ?

48      Et même après la mort y ressemble à la vie.

A Voyez ce qu’a écrit l’abbé Manesse sur l’art d’empailler.

49      Que l’être et le néant réclamèrent tous deux.

A Les jeux, les caprices ou les écarts de la nature ne sont pas indignes de l’attention d’un philosophe, quand on ne les observeroit que sous le rapport des avantages qui en peuvent résulter, abstraction faite de ce qu’ils présentent de curieux. On sait que par l’art émané de l’observation on est parvenu à changer la direction de la nature ; qu’on a obtenu d’elle, dans les deux règnes des êtres vivants, des individus qu’elle auroit toujours refusés ; que les mulets et les plus beaux fruits sont des monstres qu’elle refuse de reproduire si l’art ne l’y force pas. Qui sait ce qu’on obtiendroit d’elle si tous ses écarts étoient bien connus ? Quant aux restes des êtres gigantesques qui ont existé, leur examen, celui des lieux où on les retrouve, peuvent jeter un grand jour sur ce que fut la nature dans des temps antérieurs.

50      Ronge indifféremment Dubartas.

A Guillaume de Salluste Dubartas, auteur, inconnu aujourd’hui, de beaucoup de poésies et d’un grand poëme sur la création, intitulé la Semaine. Il a été non seulement poëte, mais négociateur et vaillant capitaine ; et aucun de ces titres ne l’a sauvé de l’oubli.
B Le passage suivant de la Semaine, dans lequel il dépeint le vol et le chant de l’alouette, lui paroissoit de l’harmonie imitative :

          « La gentille alouette crie son tire lire,
          « Tire lire a liré, et tire tiran lire
          « Vers la voûte du ciel ; puis son vol vers ce lieu
          « Vire, et désire dire, adieu Dieu, adieu Dieu.