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Petitain, "Extrait" (Journal de Paris)

Le 28 fructidor an VIII (15 septembre 1800), le Journal de Paris publie une lettre de Louis-Germain Petitain proposant un compte rendu peu favorable de L'Homme des champs. Nous citons ce texte, non accessible en ligne, d'après sa reproduction1 dans le pamphlet un peu plus tardif de Chaussard, autre texte fort critique.

La rédaction du Journal de Paris se désolidarise de Petitain en prévenant\ :

Cet extrait nous a été donné par un homme-de-lettres estimable, dont nous ne partageons pas la sévérité. Nous l'imprimons parce que cette feuille est ouverte au public, et qu'elle est plutôt son ouvrage que le nôtre. Nous nous dédommagerons incessamment par la publication d'un autre extrait rédigé dans un sens tout opposé, entre l'exagération de la critique et celle de l'éloge, sera sans doute la juste opinion qu'on doit prendre de l'Homme des Champs. Nos lecteurs auront le plaisir de la fixer eux-mêmes après avoir entendu les deux parties ou partis2.

L'article censé assurer l'équilibre esthétique ou politique ne semble pas avoir été publié, mais le quotidien accueillit, de fait, d'autres avis plus enthousiastes sur le poème de Delille.

Comme plus tard Clément, Petitain reproche au poète et à ses libraires de s'être livrés à une publicité beaucoup trop bruyante, à l'origine d'attentes démesurées. Il voit dans le nombre élevé des tirages et éditions une marque d'orgueil, une telle spéculation impliquant, à ses yeux, que le poète n'entendra plus amender son texte :

L'annonce fastueuse de quatre éditions à-la-fois, dont une magnifique3, d'un ouvrage nouveau, d'un poème en vers, ne prévient pas favorablement ; que ce soit, si l'on veut, une gaucherie de l'imprimeur, le ridicule n'en retombe pas moins sur l'auteur lui-même, puisque c'est nous donner l'idée d'un ouvrage auquel il n'y a plus rien à retoucher, exegi monumentum 4 : croit-on d'ailleurs qu'un imprimeur se décide à d'aussi grands frais sans avoir de l'auteur un engagement formel qui le rassure d'avance contre toute révision et correction postérieure5.

C'est donc par la faute de l'écrivain que Petitain entame une lecture avec un a priori d'emblée défavorable, que l'examen du texte confirme, motivant le ton de satire mordante de sa lettre.

L'ouvrage ne répond pas à son titre. Delille aurait dû opter pour “Le Seigneur de paroisse6”, puisque non content de parler peu des travaux ruraux usuels, il injurie le véritable habitant des campagnes, en opposant constamment à ses goûts et à ses connaissances, qu'il juge bornés, ceux des élites. Petitain en donne pour preuve, entre autres, le début du chant 3, ainsi remanié :

…Dans sa triste ignorance
Le vulgaire voit tout avec indifférence.
Il ne sait point… il ne sait point… il ne sait point.
Non ce n'est pas pour lui… le sage seul
Sait goûter dans les champs une volupté pure7.

Vers concernés : chant 3, vers 3-4, 6-7, 9, 15 et 18-19.

Contrairement aux préceptes qu'il donne au chant 4, Delille a peint et décrit sans susciter l'intérêt. Ses vers ne respirent que le travail, faute de sensibilité.

Comment se fait-il qu'après s'être donné d'aussi bonne leçons à lui-même, il n'offre aujourd'hui qu'un ouvrage décousu, qui n'a ni nouveau ? ni véritable intérêt ? rien dans l'ensemble qui attache et captive ; rien dans les détails qui parte du cœur de l'écrivain, et aille au cœur de son lecteur, pour établir entr'eux cette communication douce, ce contact heureux que tout lecteur peut-être n'est pas égalementpropre à ressentir, mais qui fait le vrai charme de la poésie. En un mot, des vers et rien que des vers ; j'entends de ces vers travaillés avec fatigue, à la lueur de la lampe, […] dont on pourra louer, même admirer la facture, et qui donneront, si l'on veut, l'idée d'une grande difficulté vaincue, mais qu'on ne retiendra point par cœur. Pourquoi ? parce que, comme l'a dit fort bien un grand poète : c'est ce qui touche le cœur qui se grave dans la mémoire ; et c'est pour cela qu'on dit, apprendre ou retenir par cœur (Volt. dict. phil. [a]u mot art dramatique.) C'est par la même raison qu'après la lecture suivie de tout le poème, ou seulement d'un chant isolé, aucune impression ne reste, au moins durable et satisfaisante. Que si de plus de fausses liaisons d'idées, des inconvenances, des idées froides, surabondantes et communes, enfin des incorrections et des négligences presque sans nombre viennent souvent, au milieu du morceau le plus soigné, arrêter et désenchanter le lecteur ; l'auteur n'a plus à prétendre qu'à l'honneur d'être cité quelquefois, parcouru de tems à autre, mais jamais relu tout entier, et encore moins appris par cœur8.

Petitain relève alors plusieurs traits qui lui semblent forcés, des rimes négligentes et un passage qui lui paraît si plat qu'il présente les vers comme un extrait de prose, sans alinéas. Puis il se livre à une nouvelle synthèse, sans avoir donné d'exemple des passages réussis qu'il évoque pourtant alors :

Somme toute, de brillans tableaux, et de beaux détails dans le genre de la poésie descriptive, nombre de vers heureux, modèles de précisions et d'harmonie imitative, quelques observations neuves ou rajeunies par le mérite du style, la grandeur des images ou la vérité de l'expression, mais en total, ouvrage médiocre, poème sans intérêt, sans mouvement, sans vie et dont le plan et le but moral, si réellement on peut lui supposer un but déterminé, ne sont rien moins que dignes d'éloges9.

En guise de conclusion, Petitain accuse les critiques favorables au poème d'avoir cédé à une solidarité de poètes, ou encore, de confondre émotion feinte et passion réelle ; mais surtout, il refuse de considérer autrement Delille que comme un versificateur, dénué de tout feu. On comprend dès lors pourquoi Petitain ne se prononce pas sur le caractère poétique ou non de la matière scientifique abordée au chant 3 : le thème traité est indifférent, ou plutôt, même avec une “pâte […] de bonne espèce et bien pétrie” et avec moins de négligences de style, Delille resterait un simple “moule à vers”, sans “autre avantage qu'un excellent faire, la richesse de l'expression, l'art d'harmonier les sons et les couleurs, peut-être aussi le bon choix des images et des ornemens10

  • Accès à la numérisation du livre de Chaussard : Gallica.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/09 19:37


1 Petitain, “Extrait”, Journal de Paris, 28 fructidor an VIII (15 septembre 1800), repris dans Chaussard, Examen de l'homme des champs, Paris, s. n., 1800, p. 322-334.
2 Id., p. 322.
3 Allusion au titre de l'article de Böttiger paru dès 1797.
4 Citation d'une des Odes les plus célèbres d'Horace, qui déclare s'être élevé, par ses poésies, un monument indestructible.
5 Id., p. 322-324.
6 Id., p. 324.
7 Id., p. 323-324.
8 Id., p. 326-327.
9 Id., p. 332.
10 Id., p. 333-334.