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Chaussard, Examen de L'Homme des champs

L'année même de la parution de L'Homme des champs, Chaussard oppose à l'œuvre de Delille un épais ouvrage extrêmement critique, et au titre à rallonges : Examen de l'homme des champs. Appel aux principes, ou Observations classiques et littéraires sur les Géorgiques françaises, suivies de tableaux mathématiques à l'usage de ceux qui ont plus de passion que de goût. Terminées par la collection des Critiques et des épigrammes auxquelles ce Poème a donné lieu. Par un professeur de belles-lettres. Avec estampe.

Ce titre offre une présentation adéquate du contenu de l'ouvrage, qui se déploie sur 437 pages.

  • D'un côté, Chaussard réagit à l'engouement suscité par le poème en cherchant à montrer que cette vogue provient d'un esprit de “passion”, mais non de jugements étayés par le “goût”. Pour lui, Delille est au contraire le dangereux promoteur d'une approche viciée de la poésie. Sans chercher à doter son œuvre d'un plan solide, il composerait et versifierait selon un procédé “systématique” ou “mécanique”, qui le conduirait à s'appuyer sans cesse sur un arsenal limité de figures spectaculaires (antithèses, répétitions de mots, “vers surchargés”, vers léonins), dont le caractère lancinant apparaît si on en entreprend le relevé. Un inventaire comparable permet en outre de prendre la mesure des nettes faiblesses (vers “bannaux” [sic], transitions pauvres, etc.) qui entachent sa composition. En ce sens, l'approche de Chaussard se veut donc strictement factuelle, voire “mathématique” : les minutieux relevés auxquels il procède sont ses principales pièces à charge.
  • D'un autre côté, le critique n'hésite pas à prendre la voix du pamphlétaire, pour compiler les articles de presse négatifs, recueillir des épigrammes contre l'œuvre ou railler certains choix de l'écrivain, et le volume inclut une caricature mordante.

Or le fait que Chaussard se présente comme un pédagoque “classique” fait à la fois de lui un protecteur de la jeunesse (un ouvrage “classique” est un ouvrage digne d'être enseigné en classe) et un garant de l'orthodoxie littéraire (“classique” ayant alors le sens de “validé par la meilleure tradition”).


L'originalité, et l'intérêt principal du texte de Chaussard vient de son approche quantitative. Si la première partie de l'ouvrage se présente comme un discours lié, divisé en chapitres permettant à Chaussard exposer ses principes, de résumer ceux qu'il prête à Delille, et de consacrer de longues analyses générales à chaque chant du poème, les “tableaux” qui occupent la seconde partie jouent un rôle clé dans son argumentaire, car ils sont censés parler d'eux-mêmes. Et c'est aussi ce procédé qui permet au critique de parcourir la quasi intégralité du texte.

Chaussard reprend en effet une partie considérable des vers de Delille, pour y signaler des fautes. Ces listes réunissent, chant par chant et en suivant l'ordre du poème, les alexandrins épars dans lesquels apparaissent le trait qu'il souhaite condamner, et comme il fournit presque toujours le numéro du vers, il peut ne retenir, au besoin, qu'un mot de la ligne concernée, comme le montre ce passage1 :

Il n'aurait donc pas fait sens de traiter à part la dizaine de vers que Chaussard glose, par ailleurs, dans sa propre prose, lorsqu'il se livre à de brefs résumés de certains passages : là encore, le dialogue avec le texte passe en effet par la reprise d'une partie du lexique des vers concernés. Dans le cas du chant 3, si l'on cumule les pages directement signées par Chaussard et son montage de textes critiques dus à d'autres auteurs, ce sont au total quelque 75% des vers qui sont ainsi, plus ou moins complètement, mentionnés2.

Vers cités : chant 3, vers 1-7, 9-21, 23-26, 28, 30-36, 38-39, 41-55, 57, 61-82, 86-91, 93-95, 98-104, 106, 110-114, 119-120, 122-134, 137-143, 145-150, 153-155, 157, 162-167, 169-170, 172-176, 179-185, 187-198, 201-202, 204, 206-211, 213-221, 223, 225, 229-230, 232-249, 251-254, 257, 259-261, 263, 265-272, 274-304, 308-311, 313, 316, 318-320, 322-324, 326-333, 336-342, 350-352, 354-364, 367, 369-370, 373-383, 386-396, 398-400, 405-407, 409, 412, 416-417, 419, 425, 428-436, 438-442, 444-456, 458-463, 465-467, 469-470, 472, 474-477, 480-481, 484-486, 488-489, 493-500, 504-505, 507-508, 513-515, 517-542, 545, 548-550, 552-553, 555-560, 563-566, 569-570, 572, 576-578, 580-583, 587, 590-591, 593-595, 598-600, 605-606, 609, 612-617, 620-628, 630, 633-635, 637, 639, 641-643, 645-650.

Pour Chaussard, l'ensemble de ce poème féru de sciences peut donc être jugé correctement en employant une approche elle-même scientifique. Au terme de ses deux longues premières parties, il est en mesure de réduire le poème à un tableau récapitulatif succinct3 :

Puis, ajoutant qu'il faudrait encore y ajouter les “vers durs”, “ceux formant cacophonie”, “ceux où le sens propre est joint au figuré”, “les solécismes”, les “contre-sens”, “quelques rimes fausses”, Chaussard juge indéniable que “le nombre de fautes excède celui des vers4”. Aussi conclut-il :

On peut, sur ces résultats, composer mathématiquement la formule de l’esprit de l’auteur. On remarquera d’ailleurs que ce poème singulier est le seul où la somme de la versification se constitue entièrement d’antithèses, de symétries, de répétitions, de surcharges combinées à deux et trois parties ; figures très séduisantes sans doute, lorsque l’écrivain se montre sobre dans leur emploi, lorsque ce contraste est dans les choses et non dans les mots ; mais c’est par cela même que leur excès est intolérable, et que l’abus est d’autant plus vicieux, qu’il dégénère toujours en monotonie sèche, et en une manière indigente. Rien n’est plus éloigné de l’élan sublime et irrégulier du génie, qui seul fait vivre les poèmes, que ce calcul froid et mathématique du bel-esprit qui les tue5.

Dans les pages consacrées à cette section du poème, Chaussard reprend des reproches valables selon lui pour toute l'œuvre :

  • La “contexture” en est “incohérente6”. Signe le plus manifeste de chaos, “ce chant qui retrace les grandes révolutions de l'univers et du globe, les plus vastes tableaux de la nature”, se termine “par des vers que l'auteur adresse à sa chatte7”.
  • Même les plus belles tirades comportent des vers-sentences, qui pourraient tout aussi bien se glisser ailleurs, et trahissent ainsi leur statut de “pièces de rapport8”.
  • Nombre d'idées sont banales et ont été mieux traitées plus tôt, ce que Chaussard illustre en proposant de comparer le passage sur les eaux thermales à un poème antérieur de Colardeau, dont il oppose la pureté aux vers de Delille9.

D'autres critiques sont plus particulières au chant 3 :

  • Chaussard admet que le chant a été jugé comme “le plus brillant de tous”, mais pour lui ce brillant vient “des objets même” et des sources de Delille, qui a le tort d'avoir composé de seconde main : “il a pris ses couleurs les plus brillantes sur la palette de Linnée , de Buffon, et de tous les autres voyageurs qui ont écrit avec charme et inspiration, sur l'histoire naturelle10”.
  • Aborder les savoirs en poésie sans y avoir adjoint des “fictions” est une erreur massive : seuls ces épisodes auraient permis à Delille de se présenter en véritable poète, pour se distinguer du prosateur11.
  • Delille n'a rien compris aux exigences de la vérité, puisqu'il continue ici à “sacrifie[r] à l'affectation et aux jeux de mots12”, c'est-à-dire à son goût pour l'antithèse ou l'hypallage.
  • Certaines explications en vers paraissent pleines d'“embarras13”, terme qui paraît chez Chaussard viser tant une surabondance de notions qu'une opacité dans l'exposé.

Aucune concession n'atténue ces remarques : ici comme ailleurs, la lecture de Chaussard est entièrement négative.

Ce manque de nuance pèse sur l'ensemble de l'ouvrage et il n'est pas compensé par le recours aux tableaux “mathématiques”, car dans ses listes, Chaussard omet deux paramètres clés.
D'une part, il ne prend jamais en compte le contexte thématique des choix formels qu'il condamne, de sorte qu'une répétition est toujours décriée comme telle, même si le poète cherche précisément à évoquer par son biais des procédés cycliques.
D'autre part, Chaussard efface les portions textuelles qui séparent les vers qu'il fait se succéder dans ses listes, sans se rendre compte qu'un procédé reparaissant à distance dans le texte original n'est pas forcément perçu comme aussi prégnant que dans ses relevés.

Mais ce choix de l'exagération fait sens si le volume est abordé en tant que pamphlet assumé…



La troisième partie de l'ouvrage et l'image qui l'accompagne rendent à son tour évident le parti-pris de Chaussard, et font glisser son “examen” vers la caricature.

Comme le montre la fiche de synthèse sur les comptes rendus publiés lors de la parution du poème, la sélection de critiques de presse proposée par Chaussard ne retient des articles négatifs ou réservés, alors que certains périodiques avaient accueilli des recensions beaucoup plus élogieuses du texte (Millin, par exemple, avait salué un ouvrage rempli de “passages déjà classiques”).

Chaussard rassemble :

Cinq épigrammes bien senties contre la dernière œuvre de Delille concluent le livre21, faisant écho aux vers de Caillot retenus au titre des textes de presse. Mais à nouveau, Chaussard passe entièrement sous silence les petits poèmes élogieux, non moins nombreux, qui ont salué l'œuvre à sa sortie (on en trouve un exemple chez Noël).

L'image annoncée en page de titre consiste en un portrait railleur du poète : bien que muni d'une lunette d'observation, l'abbé s'écarte de la nature rurale pour s'avancer vers un palais peuplé de chimère, et sa chatte Raton – allusion directe à la fin du chant 3 – semble bien proche de le faire trébucher sur l'étroite planche qui sert de pont.

L'effet est ravageur, puisque dans le chant 3, Delille entend au contraire nous apprendre à examiner la nature avec les yeux des naturalistes. Mais une “explication de l'estampe” précise :

Un élève de David a dessiné cette caricature.
Il a montré le poète tournant le dos à la nature et se dirigeant vers le temple du mauvais goût.
Des farfadets lui présentent des guirlandes et des hochets.
On a conservé à sa chatte la place qu'elle occupe dans le poème.
Nous avons hésité à publier cette plaisanterie\ ; mais nous nous sommes rappelés qu'en Angleterre le roi et ses ministres sourient aux caricatures qui les représentent : la puissance littéraire que nous attaquons, en usera, sans doute, avec la même bénignité. […] On a disputé éternellement en France ; nos aïeuls se battirent pour la présence réelle et pour les libertés de l'église Gallicane ; nos pères pour la bulle unigenitus et la grace efficace ; nous-mêmes nous avons pris les armes pour Gluck, Piccini et la révolution, et nous léguons à nos neveux la guerre de la littérature : du moins cette dernière est gaie22.

Ce ton, qui diffère du sérieux vindicatif du reste du volume, peut en éclairer la portée et conduire à s'interroger sur son potentiel humour pince-sans-rire (sensible au moins dans la conclusion “mathématique”). La Décade, qui rend compte du volume de Chaussard de façon plutôt approbatrice, se contente de souligner, discrètement, que le critique a omis au moins un article de presse élogieux, celui de Fontanes. Mais le rédacteur note avec perspicacité et amusement que la polémique que Chaussard tentait ainsi d'initier ne faisait que nourrir la renommée du texte de Delille. La parution d'un volume aussi épais que l'Examen prouve que : “Quelque opinion que l'on ait du Poëme de l'homme des Champs, on doit toujours convenir qu'il a produit l'un des effets qu'on désire le plus en publiant un Ouvrage, celui d'occuper fortement les esprits23”.

  • Accès à la numérisation du texte : Gallica.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/02/23 21:51


1 Pierre-Jean-Baptiste Chaussard, Examen de l'homme des champs. Appel aux principes, ou Observations classiques et littéraires sur les Géorgiques françaises, Paris, s. n., 1800, p. 308.
2 Sauf erreur, le volume n'omet “que” 167 vers sur 650, ce relevé intégrant les citations présentes dans les articles que Chaussard reproduit dans sa troisième partie. Mais sa propre sélection reste très ample et elle couvre l'ensemble du texte : aucune des séquences séparées par des alinéas n'est laissée indemne.
3 Id., p. 310.
4 Id., p. 310-311.
5 Id., p. 311-312.
6 Id., p. 175.
7 Id., p. 175-176.
8 Id., p. 185.
9 Id., p. 187-190.
10 Id., p. 176.
11 Id., p. 177.
12 Id., p. 178.
13 Id., p. 183.
14 Id., p. 315-321.
15 Id., p. 322-334.
16 Id., p. 334.
17 Id., p. 335-336.
18 Id., p. 337-342.
19 Id., p. 343-407.
20 Id., p. 408-432.
21 Id., p. 433-434.
22 Id., n. p. (liens directs vers l'image et ce commentaire sur Gallica).
23 La Décade philosophique, littéraire et politique, 20 nivose an IX (10 janvier 1801), p. 90.