Julien-Louis Geoffroy, « L'Homme des Champs, ou les Géorgiques françaises, par JACQUES DELILLE » (L'Année littéraire)
Présentation de l’œuvre
En 1800, Geoffroy et son collaborateur l'abbé Jean-Baptiste Grosier essaient de faire revivre L'Année littéraire, célèbre périodique de la seconde moitié du XVIIIe siècle dont la parution avait été interrompue en 1790. En novembre, en tête du premier numéro du titre refondé, Geoffroy publie un compte-rendu d'une trentaine de pages sur L'Homme des champs1. Dans l'ensemble, le journaliste se montre assez critique. S'il reconnaît à l'oeuvre plusieurs mérites2, L'Homme des champs a trop de défauts pour enlever son approbation globale. La gloire de Delille repose selon lui beaucoup plus sur sa traduction des Géorgiques que sur ses œuvres originales3. Pour Geoffroy, il s'agit d'un poème qui « ne nuira point à la réputation de l'auteur, déjà bien établie, mais […] n'est pas fait pour l'augmenter4 ».
Principales critiques
Geoffroy fait à Delille quatre critiques essentielles :
- L'absence d'un plan satisfaisant
Selon Geoffroy, la raison principale de l'échec de Delille en tant que poète créateur tient à son incapacité à construire un plan dont les parties seraient suffisamment liées. La poésie de Delille est pleine de détails charmants, mais pèche par son caractère chaotique. En donnant la sensation au lecteur d'empiler des morceaux de différente nature, Delille enfreint les recommandations d'Horace, dont Geoffroy cite un extrait de l'Art poétique :
[…] d'après des essais assez multipliés, il paroît que le don de l'invention et le génie créateur lui manquent : il n'a pas ce coup d'oeil qui choisit un sujet, ordonne un plan, et forme un seul tout de diverses parties : heureux dans les détails, il rend avec une délicatesse admirable les ongles et les cheveux, mais il manque l'ensemble de la statue :
……………. Et ungues
Exprimet et molles imitabitur aere capillos,
Infelix operis summâ, quia ponere totum
Nesciet5
- Un style affecté
Delille a également le défaut d'écrire des vers trop sophistiqués et pas assez naturels. Selon Geoffroy, la fréquentation de la haute société a transformé le disciple de Virgile en poète coquet et par trop spirituel :
Si depuis, ce succès ne s'est pas soutenu, c'est que l'auteur des Jardins n'étoit plus l'imitateur et l'émule du chantre des Géorgiques; il avoit plus perdu dans la société des grands et des riches qu'il n'avoit gagné dans le commerce de Virgile: son style et sa manière annonçoient le poète des petits soupers qui met dans ses vers la même coquetterie que les femmes dans leur parure; élégant, harmonieux, léger, d'une tournure charmante, mais petit et froid: au lieu de la noblesse de Raphaël, de la grâce simple et naïve du Corrège, on n'a trouvé que la recherche et l'affectation de Boucher6.
- L'abandon du genre didactique
Delille est aussi coupable pour Geoffroy d'avoir délaissé le genre didactique, pourtant seul apte à intéresser le destinataire grâce à l'utilité des préceptes qu'il renferme. Geoffroy reproche ici à Delille d'avoir dans les premiers vers du poème discrètement rejeté le modèle du poème didactique pour celui du poème descriptif 7. Comme la plupart des théoriciens de l'époque, Geoffroy rejette le genre du poème descriptif, qui avait été théorisé et défendu par Saint-Lambert dans sa préface des Saisons (1769). Selon Geoffroy, le recours au descriptif explique l'allure trop uniformément brillante de l'ouvrage. Seul le poème narratif (l'épopée) peut être une alternative valable au poème didactique en termes de poème long portant sur un sujet noble :
L'auteur nous avertit naïvement, dès son début, que ce n'est point un poëme didactique qu'il va nous donner, mais une suite d'images de la nature, un amas de lieux communs, un poëme purement descriptif et sentimental, c'est-à-dire, un poëme vague, sans aucun but d'utilité, sans aucun fonds solide, et par conséquent un poëme ennuyeux. Quest-ce [sic] que l'art de jouir des champs? et puisque de son propre aveu cet art ne peut s'enseigner, pourquoi entasser dans quatre chants des morceaux agréables qui ne forment point un tout, et qui fatiguent par une lumière trop uniforme et trop vive? Il faut des ombres dans un tableau, et dans un poëme qui n'est pas soutenu par une action intéressante, il faut un fonds d'instruction et de préceptes8.
- Une Muse bourgeoise
Comme il l'avait déjà fait dans sa critique des Jardins, Geoffroy accuse Delille d'avoir écrit pour les citoyens les plus riches. Alors que L'Homme des champs aurait dû traiter des simples occupations du laboureur, Delille peint des travaux qui ne pourraient être mis en œuvre que par une infime partie de la population :
Virgile avoit avec raison préféré aux jardins les moissons, les troupeaux, les vendanges, qui sont d'un intérêt bien plus général; mais lorsque sa Muse annonce quelque désir de célébrer les jardins, ce sont les fruits, les fleurs, les légumes; ce sont les plus humbles arbustes auxquels il destine ses chants: le potager, le verger du laboureur, voilà des objets qui le tentent; il n'eût point dans des vers orgueilleux, vanté les folies des Lucullus, les mers comblées, les montagnes applanies; le chantre de la simple nature eût cru déshonorer son génie en célébrant les outrages que lui faisoit le luxe dédaigneux du Xerxès romain. L'or prodigué pour l'amusement d'un Midas stupide, est plus fait pour exciter la haine et l'envie, que pour enflammer la verve d'un poète qui sent sa dignité : ainsi, lorsque Delille épuisoit les trésors de son imagination, pour parer des couleurs de la poésie ces parcs magnifique, ces jardins anglais où l'orgueil dominoit encore plus que le goût, il méconnoissoit son art, il avilissoit son talent, et ne laissoit voir en la place d'un favori d'Apollon, qu'un courtisan et un flatteur des heureux de son siècle (1)9.
Les Géorgiques françaises offrent le même vice dans le choix du sujet, la même confusion dans le dessin, et ces défauts ne sont pas toujours couverts par la même élégance et les mêmes grâces : Delille a dédaigné les travaux rustiques, les dons de Minerve et de Bacchus, les richesses de Cérès et de Pomone; les vrais trésors de la campagne lui paroissent ne convenir qu'à une Muse bourgeoise : ce ne sont point les occupations du laboureur qu'il a prétendu décrire, mais les amusements du riche; ce ne sont point les bienfaits de l'agriculture qu'il chante, mais ses miracles : des rochers qu'on enlève à coups de canon, des montagnes que l'on perce, voilà ses Géorgique : les présens dont la terre embellit sa surface, n'attirent point son attention ; il va fouiller dans ses entrailles, il compte les couches que son sein renferme, et nous offre en vers rocailleux un cours de minéralogie10.
Citation 1
Selon Geoffroy, la poésie ne doit pas chercher son inspiration dans les matières scientifiques. Le critique manifeste son total désaccord avec la voie empruntée par Delille dans le troisième chant. Citant le Père Vanières et Virgile en exemples, Geoffroy estime que l'homme n'est pas tenu de comprendre les lois de la nature pour en jouir davantage, contrairement à ce qu'écrit Delille au début du troisième chant. Pire les scientifique sont peut-être les hommes du monde qui profitent le moins des beautés de la nature. Selon Geoffroy, Delille sacrifie dans ces vers à la mode du siècle et cherche à plaire à un public féminin, considéré alors comme la principale cible des ouvrages de vulgarisation scientifique :
Le Jésuite Vaniere n'avoit pas le talent de Delille; mais il a choisi avec beaucoup plus de goût et de jugement, la matière de son poëme: son Praedium rusticum, connu de tous les gens de lettres, est une espèce de Maison rustique: il y a fait entrer tous les objets qui constituent une ferme; et si la poésie du style répondoit à l'invention, ce seroit un ouvrage achevé. Delille eût acquis plus de véritable gloire, en traduisant en vers français tels qu'il sait en faire, le Praedium rusticum, de Jésuite languedocien, qu'en donnant au public, sous le titre de Géorgiques, un recueil de pièces fugitives: le colombier, la basse-cour, les prés, les étangs présentent des images plus riantes et plus poétiques que la théorie de la terre et les sept époques de Buffon, qui occupent le troisième pas: on ne s'attend pas à trouver dans des Géorgiques, un cours d'histoire naturelle et la description des trois règne: on peut aimer la nature et jouir des champs, sans connoître les lois de l'univers, sans savoir,
Comment naît des crystaux la masse transparente,
L'union, le reflet, et le jeu des couleurs
Cet attirail scientifique, cet amas des termes de l'art attriste l'imagination et fatigue l'esprit: les minéraux, les coquillages, les cristallisations, toutes ces curiosités, ces joujoux de physique et d'histoire naturelle figurent mieux dans un cabinet que dans un poëme; de pareils objets n'ont un intérêt bien vif que pour les savans, qui les vendent fort cher aux riches amateurs. Virgile a bien su séparer le plaisir de la science d'avec le goût de la vie champêtre.” Si ma foible vue, dit-il, ne peut percer ces mystères sublimes de la nature, si la flamme du génie ne circule point dans mes veines glacées, obscur et sans gloire j'aimerai les fleuves et les bois“.
Sin has ne possim naturae accedere postes,
Frigidus obstiterit circum praecordia sanguis,
Flumina amem silvasque inglorius.
Si le ciel m'eût donné le choix, je n'aurois pas même eu l'ambition de Virgile; il m'êut semblé plus doux d'errer dans les vallons de Tempé, sur les bords du Pénée et du Sperchius, que de savoir pourquoi le soleil se couche si tard en hiver. On peut mieux employer les longues nuits, qu'au stérile travail d'en étudier la cause. Ce vieillard qui, près des murs de Tarente, cultivoit le champ de ses pères, étoit sans doute plus heureux que le fameux chanoine de Thorn, le grand Copernic qui, après avoir dérobé les secrets du monde, se jeta dans la Vistule. Les savans, entêtés de leurs vains systèmes, sont peut-être de tous les hommes ceux qui jouissent le moins de la nature; dans les fleurs dont la terre embellit au printemps sa robe de noces, le botaniste n'observe que des étamines, des pistils, des pétales; le poète n'y voit que des guirlandes pour les bergers: Delille a voulu flatter, aux dépens même de son art, la manie scientifique du siècle. Il a voulu plaire aux femmes qui font des cours de Botanique et d'Histoire naturelle, plus qu'aux vrais connoisseurs en poésie; le poète dont la main légère a cueilli les roses de Virgile, étoit-il donc fait pour hérisser ses vers des épines de Lucrèce11?
Vers concernés : chant 3, vers 12-13
Citation 2
La deuxième citation que Geoffroy donne du chant 3 est l'occasion d'une nouvelle critique. Cette fois, Geoffroy éreinte le passage dans lequel Delille s'adresse à sa chatte décédée sous prétexte qu'il constitue un brusque changement de tonalité inconcevable dans un poème sérieux. Geoffroy se rie de ceux qui font une lecture sentimentale du passage, qui n'est selon lui qu'une plaisanterie badine :
Après s'être enfoncé dans les buissons des sciences abstraites, Delille rentre dans son caractère aimable, et cet étalage d'érudition profonde se termine par des vers à sa chatte: il y est conduit par l'usage où sont les naturalistes d'empailler les animaux:
O toi dont la Fontaine eût vanté les attraits,
O ma chère Raton, qui, rare en ton espèce,
Eus la grâce du chat et du chien la tendresse;
Qui fière avec douceur et fine avec bonté;
Ignoras l'égoïsme à ta race imputé!
Là je voudrois te voir, telle que je t'ai vue,
De ta molle fourrure élégamment vêtue,
Affectant l'air distrait, jouant l'air endormi,
Épier une mouche, ou le rat ennemi,
Si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire
Ronge indifféremment Dubartas ou Voltaire;
Ou telle que ti viens, minaudant avec art,
De mon sobre diné solliciter ta part;
Ou bien, le dos en voûte et la queue ondoyante,
Offrir ta douche hermine à ma main caressante;
Ou déranger gaîment par mille bonds divers,
Et la plume et la main qui t'adresse ces vers.
dont la dent téméraire, etc. Indépendamment de l'équivoque sur le mot dont, ces deux vers font longueur; c'est une parenthèse qui affaiblit le mouvement de ce morceau. Catulle a célébré le moineau de Lesbie, dans un petit madrigal très galant; c'étoit un amant qui parloit à sa maîtresse; mais dans un ouvrage sérieux, dans un poëme didactique, Virgile qui n'oisoit pas occuper ses lecteurs de lui-même, Virgile qui ne se permit jamais la moindre ironie, la plaisanterie la plus légère, eût encore moins osé entretenir le public de sa chatte. La douceur, ou plutôt la foiblesse de nos moeurs, s'amuse de ces familiarités indécentes, dont un siècle plus sévère sur les bienséances auroit fait justice. La bonne compagnie trouve une grâce naïve, et qui pis est, du sentiment, dans ce frivole et puérile badinage. 12
Vers concernés : chant 3, vers 634-650