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Millin, "L'Homme des Champs..." (Magasin Encyclopédique)

Directeur du Magasin encyclopédique, Aubin-Louis Millin signe lui-même le compte rendu de L'Homme des champs que le périodique publie, en deux livraisons, peu après la parution du poème1. Il s'agit d'un des articles les plus enthousiastes.

Millin, qui commence par rappeler que le Magasin encyclopédique avait donné fréquemment des nouvelles de l'ouvrage, avant sa parution, précise d'emblée que le résultat est à la hauteur des attentes ainsi créées :

Ce poème étoit attendu dans l'Europe littéraire avec une vive impatience ; on en avoit recueilli quelques morceaux qui avoient été communiqués avec précipitation et d'une manière incorrecte. Nous avons souvent parlé de cet ouvrage, d'après les rapports de nos correspondans qui en avoient entendu des lectures2 ; enfin il paroît, et il justifie le desir empressé qu'on avoit de le posséder. On peut regarder sa lecture comme une des plus douces jouissances qu'un ami du beau, du touchant et de l'honnête, puisse se procurer3.

La suite de l'article aborde les différentes sections du livre par ordre de lecture, en examinant la préface puis les quatre chants. Chaque section fait l'objet d'éloges marqués. Même si Millin reprend au fil de son examen certains passages, s'inquiète de contrastes trop marqués et du manque de liaison entre les chants, ou ironise sur les moyens financiers qu'exigerait l'application des conseils de Delille, les expressions comme “modèle, “vrai”, “heureuse imitation”, “charmante description”, “peinture douce”, “morceaux de premier ordre”, “manière neuve et poétique”, “beaux vers”, “chef-d'œuvre”, “goût”, “justesse”, etc. abondent sous sa plume. La conclusion du critique reflète son introduction, tout en minimisant la portée des réserves sur l'aspect composite du texte :

On aura pu y remarquer, comme nous, le défaut d'ensemble et de plan, qui sont cependant ce qui constitue un poème, selon les règles d'Aristote. Mais, à l'exception du froid épisode de Dolon et Egérie4, il est impossible de ne pas admirer chaque détail : chacune de ces petites pièces sera relue séparément avec un extrême plaisir, et un grand nombre de vers recevra des applications et deviendra proverbe comme ceux de Despréaux. Plusieurs de ces morceaux étoient déja connus par des lectures, comme appartenant au poème de l'Imagination, ou à celui des quatre Règnes de la nature. Delille les en a dépouillés pour enrichir celui de l'Homme des champs. L'association nouvelle de ces divers morceaux, tout admirables qu'ils sont, n'ayant pas été créés pour un même plan, a produit le défaut d'ensemble qu'on reproche à ce poème. Ne troublons pas nos jouissances par les regrets qu'il nous coûte : relisons plutôt les divers passages déjà classiques qu'on y trouve, et félicitons-nous d'avoir vu paroître un ouvrage qui sera toujours placé parmi les chefs-d'œuvre de la poésie descriptive5.

L'intérêt de Delille pour les sciences et la modernisation des campagnes devait trouver un écho évidemment favorable dans la revue, que son titre même rattache au projet encyclopédiste de diffusion des savoirs et d'interaction forte entre les différentes formes de création. Pourtant, cette proximité ne suffit pas à expliquer la réception enthousiaste de Millin. En réalité, ce dernier n'apprécie pas l'œuvre parce qu'elle aborde les sciences ; il évalue ce rapport aux sciences de manière contrastée.

  • La théorie de la terre

Pour le critique, le chant débute par un “cours de géologie” qui fait de cette partie celle qui “qui paroît tenir le moins à l'ensemble6”. En fin connaisseur de la discipline, Millin signale que les théories de Buffon ont déjà cessé d'être d'actualité, ce qui le conduit à poser la question de la durée limitée d'une poésie rattachée à des savoirs forcément fluctuants : Delille “expose la théorie de la terre d'après le systême de Buffon, systême aujourd'hui oublié, et remplacé par plusieurs autres, qui bientôt seront également oubliés et remplacés par d'autres qui ne seront pas plus satisfaisans7”. En outre, Millin n'est guère séduit par la description des “grandes catastrophes” géologiques, qu'il juge fatiguante et peu propice à une contemplation heureuse, ce qui revient à en réfuter le caractère sublime.

  • L'herborisation

Il salue donc les “images plus douces” offertes par la botanique, et juge “admirable” la peinture de l'herborisation, qu'il cite longuement8.

Vers cités : chant 3, vers 407-434.

  • La pervenche

Le critique est plus réservé sur la fin du passage, portant sur Rousseau et la pervenche. Après l'avoir reproduite, il explique que ce texte véhicule deux erreurs, botanique et littéraire, et que Delille lui paraît ici inférieur à lui-même :

Cette digression sur la pervenche est froide, parce qu'elle manque de justesse, et qu'elle ne prouve pas ce que l'auteur a avancé. Cette jolie plante, VINCA major et minor, n'est pas en nos champs ignorée, car on la trouve abondamment dans presque toute la France. Sa fleur n'étoit pas depuis si longtemps desirée par Rousseau. Il dit lui-même à la quatrième page du sixième livre de ses Confessions, qu'un jour qu'il se promenoit avec sa maman (Mme de Warens), elle vit en marchant quelque chose de bleu dans une haie, et dit , voilà de la pervenche encore en fleur ; qu'il ne jeta pas seulement un coup-d'œil à terre, et que trente ans se passèrent sans qu'il en ait revu ou qu'il y ait fait attention. Mais un jour qu'il commençoit à herboriser chez son ami du Peyrou, il poussa un cri de joie, en disant, Ah ! voilà de la pervenche. Du Peyrou ignoroit la cause de ce transport. “Il l'apprendra, j'espère, ajoute Rousseau , quand il relira ceci.” Ce transport ne venoit donc point de ce qu'il revoyoit une fleur i longtemps desirée, mais de ce que ce hasard inattendu rappeloit à son ame vive et sensible une expression de madame de Warens, le son de sa voix, et une circonstance de ses promenades. Ainsi, le reste de cette tirade devient emphatique et déplacé. L'épisode de Potaveri, dans le poème des Jardins, reconnoissant dans le jardin botanique, le bananier qui lui rappelle son pays, est tracé d'une manière plus juste et plus vraie, et par conséquent plus intéressante9.

Vers cités : chant 3, vers 435-444.

  • Le cabinet d'histoire naturelle

Cette section emporte en revanche pleinement l'adhésion de Millin : “Tout ce morceau est achevé et d'une perfection didactique difficile à atteindre10”. Le critique en reprend donc plusieurs longs extraits :

  • Pour lui, les vers “sur le règne végétal” méritent d'être distinguées “particulièrement11” (vers cités : chant 3, vers 505-516).
  • “La description de la collection d'insectes surprend par sa difficulté et et sa perfection”, tout en stimulant de “douces rêveries12” (vers cités : chant 3, vers 539-576).
  • En guise de fin, les vers sur la chatte du poète, “pleins de grace et de charmes”, forment un “monument durable qui fera passer le nom de Raton à la postérité13” (vers cités : chant 3, vers 629-630 et 635-650).

À l'exception du passage sur la pervenche, Millin choisit donc de ne pas reproduire les passages qu'il juge moins aboutis. C'est une sélection privilégiant les meilleurs vers qu'il offre au lecteur.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/02/24 13:57


1 Aubin-Louis Millin, “L'Homme des champs, ou les Géorgiques françaises ; par Jacques Delille”, Magasin encyclopédique, ou Journal des lettres, des sciences et des arts, 6e année, t. III, an VIII-1800, p. 51-65 et 145-162.
2 NDA : “Voy. entr'autre Mag. Encycl., année III, t. III, p. 518, suiv année II, t. V, p. 140, etc.”
3 Id., p. 52.
4 Cette section termine le deuxième chant.
5 Id., p. 161-162.
6 Id., p. 149.
7 Id., p. 150.
8 Id., p. 150-151.
9 Id., p. 151-152.
10 Id., p. 153.
11 Ibid.
12 Id., p. 153-154.
13 Id., p. 154-155.