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"L'Homme des champs" (Bulletin universel des sciences, des lettres et des arts)

Le Bulletin universel des sciences, des lettres et des arts publie le 30 brumaire an IX (21 novembre 1800) un compte rendu anonyme1, très critique, de L'Homme des champs.

Le journaliste expose d'emblée son projet :

Si l'on examine ce poème, ou plutôt ces quatre chapitres, sous le rapport de la composition et de l'ensemble, ses plus fanatiques partisans conviennent qu'il n'y a aucune liaison entre les parties de l'ouvrage : si l'on descend aux détails, ou à la versification, ils placent sans pudeur Delille au-dessus du législateur du Parnasse2, dont l'arrêt est cependant sans appel :

Avant donc que d'écrire apprenez à penser.

L'objet de cet article est de prouver qu'aussitôt que l'écrivain se dispense de réfléchir, il s'égare et tombe ; que le mérite de l'expression quelqu'il soit, ne peut jamais remplacer celui de la pensée, et que le sacrifice du second entraîne presque toujours la perte du premier3.

Le critique refuse donc fermement de voir le plaisir esthétique prendre le pas sur la logique du poème, qui, pour lui, manque entièrement sa démonstration, faute de parler des véritables champs :

Il eût été beau de remplir le titre de ce poème, de ramener l'homme à la vie simple, les familles aux mœurs patriarchales, l'industrie à la source des véritables richesses, de commander ainsi à la société d'honorer, au gouvernement de protéger l'utile agriculture, qui influe d'une manière si marquée sur la civilisation dont la naissance, la conservation et les progrès sont dûs aux siens.
Mais cette noble tâche ne convenait qu'au philantrope et à l'ami de la nature. L'homme de nos boudoirs et de nos sallons, le poète-abbé pouvait être mis par Virgile sur la route de ce sujet ; mais il fallait être Pope ou S. Lambert, pour en mesurer la profondeur ; il fallait être Fénélon, Lafontaine ou Gesner pour en saisir le charme ; il fallait être Haller, Tompson ou J. Jacques4, pour en tracer le tableau. Cœur insensible ! esprit faux ! il ne connaît, il ne sent, il ne peint que LA NATURE DE L'ART5 !

Le ton se fait alors plus politique. Ne s'adressant qu'aux plus riches, Delille ignore dans son premier chant “la douce médiocrité […] du propriétaire aisé” et livre une œuvre anachronique :

Delille, qui écrit sous le règne des idées libérales, semble étranger aux lumières même du siècle qui a précédé la révolution. Il affecte non-seulement les principes , mais jusqu'aux manières et aux habitudes des privilégiés. De-là les injures que ses vers prodiguent au vulgaire habitant de ces champs qui l'ont vu naître et qui le nourrissent. Dans un poème sur la campagne, il n'y a pas un mot sur les travaux rustiques6 […].

Après avoir affirmé que l'agriculture dispendieuse célébrée dans le chant 2 est faite “pour la vanité plutôt que pour l'usage7”, le critique expédie ainsi le chant suivant :

Le troisième chant présente la peinture des Cataclismes, et la description d'un cabinet d'histoire naturelle traduites en vers d'après laprose de Buffon et de Linnée ; j'ose en appeler à tous ceux qui les ont bien lus, il y a un peu moins de poésie dans les vers que dans la prose.
N'eût-il pas été plus intéressant d'étudier les animaux domestiques vivans, leurs familles, leurs habitudes, leurs rapports, que de les peindre empaillés ? Il est sans doute très-curieux et même instructif de savoir comment notre petit globe terraqué à été bouleversé ; mais ne l'est-il pas davantage de connaître les moyens de l'embellir et de forcer la destruction même à produire8 ?

Quant au chant 4, il donne des conseils de composition que Delille aurait mieux fait de s'appliquer.

Bien qu'il ait annoncé s'en tenir aux idées, l'anonyme ajoute divers remarques non moins critique sur l'écriture de Delille. Non seulement il juge les épisodes trop peu nombreux, mais pour lui,

[L']embarras de l'ensemble se retrouve dans les détails. La recherche des idées, leur prétention transpire dans les vers ; l'expression est souvent merveilleuse comme la nature du poète ; souvent il se permet les jeux de mots, les pointes et les calembourgs dont il a diverti les salIons, et dans ses tirades même les plus heureuses, sa muse est fardée ; presque toujours le vers est antithétique ou symétrisé, et surchargé de deux ou trois mots parasites9.

Le critique, avare en citations, ne tire qu'un minuscule extrait du chant 3, quand il reproche à Delille

Des ignorances plus que citadines, telles que :

[…] La pervenche en nos champs ignorée10

Vers concerné : chant 3, vers 439.

La conclusion est donc sans appel : L'Homme des champs constitue la “chûte d'une grande réputation11”. L'anonyme ne concède au texte aucune réussite, même mineure, aussi Chaussard eut-il soin d'intégrer ce compte rendu au gros volume aussi peu nuancé qu'il composa contre le poème.

  • Accès à la numérisation du texte : Gallica.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/10 01:56


1 “L'Homme des champs, ou Géorgiques françaises; par Jacq. Delille…”, Bulletin universel des sciences, des lettres et des arts, n° 3, 30 brumaire an IX (21 novembre 1800), p. 18-21.
2 Boileau.
3 Id., p. 18-20.
4 Rousseau.
5 Id., p. 19.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Id., p. 20.
9 Ibid.
10 Id., p. 21. L'erreur est aussi signalée par Millin.
11 Ibid.