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Ginguené, "L'Homme des champs…" (Décade philosophique)

La Décade philosophique, qui avait déjà publié certains extraits de L'Homme des champs en amont de la parution, est l'une des plus prestigieuses revues de l'après Révolution. Le long compte rendu qu'elle consacre au poème est signé par Ginguené. Il se déploie sur deux articles successifs1.

Mêlant louanges et critiques, cette lecture attaque sévèrement nombre des choix de Delille, depuis l'ordonnance des chants (que Ginguené propose de réordonner) jusqu'au style, mais le critique n'en conclut pas moins que les “beautés” dominent.

Au fil du texte, Ginguené offre aussi des indications générales sur l'impact du texte, à la fois œuvre très attendue, dont tout Paris parle, et modèle probable pour d'autres auteurs, dont il lui importe donc de bien souligner certains travers.

Pour faciliter les renvois, nous segmentons l'article en fonction de ses principaux mouvements, et en privilégiant les éléments relatifs au chant 3.

Ginguené commence par souligner le bruit fait par la publication, puis il insiste sur son devoir d'impartialité. L'enjeu de cette explication est toutefois moins esthétique qu'idéologique. Ginguené fait allusion au caractère politique d'une partie des réactions suscitées par le poème. L'exil de Delille, perçu comme un camouflet contre la France du Consulat, a en effet conduit nombre de contemporains à le percevoir comme un partisan de la Contre-Révolution, et à louer ou éreinter le texte selon qu'eux-mêmes soutenaient ou dénonçaient le nouvel ordre politique.

Même s'il se veut à l'écart de ce débat, Ginguené, écrivant dans une revue publiée en France et soumise à la censure, n'a guère d'autre choix que de condamner l'absence du poète. Le début de l'article sert à évacuer la question :

     Cet ouvrage était attendu avec impatience. Sa publication est dans les Lettres la nouvelle la plus importante qu'il y ait eu depuis long-tems. S'il eût été reçu avec indifférence, c'eût été le signe le moins équivoque d'une véritable décadence littéraire, qu'assez d'autres signes font craindre. Mais celui-là du moins n'existe pas ; tout le monde s'occupe de l'Homme des Champs : il faut, pour être au courant de toutes les conversations, ou l'avoir lu, ou le lire, et pouvoir, bien ou mal, en dire son avis.
     Ce qui est sans difficulté comme sans inconvénient dans un cercle, n'est pas tout-à-fait ainsi dans un journal connu par son impartialité, par son attachement aux vrais principes qui ont fait la gloire du Parnasse français, et à ce qui nous reste encore de cette gloire. Un avis y est un jugement, d'autant plus délicat pour celui qui le porte, qu'il n'a pas la présomption de le croire sans appel, et qu'il ne peut ignorer que le Public prononce en dernier ressort, et sur le jugement et sur l'ouvrage. Mais cette considération, toujours imposante, ne doit effrayer réellement que la prévention, l'esprit de parti, l'envie de nuire ; pour le critique étranger à toute autre passion qu'à celle du vrai, aussi sincère admirateur des beautés qu'ennemi des défauts, et qui sait, même en n'admirant pas tout dans un Poëme, les égards qui sont dus à la grande réputation du Poëte, cette considération n'est point un obstacle, elle est même un encouragement. Je m'expliquerai donc librement sur le Poéme de l'Homme des Champs. Mon opinion sur l'Auteur n'est pas suspecte. Je l'ai professée assez hautement et dans de faibles vers2 et dans le sein de l'1nstitut national. Je le regarde comme l'un des deux plus grands talens poétiques dont la France peut encore s'honorer. Malgré son obstination à ne pas rentrer dans une patrie où l'on s'obstine toujours à le rappeler, où depuis six ans il aurait vécu non-seulement tranquille, mais considéré comme il mérite de l'être ; où il eût réparé des malheurs causés par deux ans de barbarie, dont enfin il n'a pas seul été victime, et qu'il n'est pas plus juste et plus raisonnable de regarder, depuis ces six ans, comme l'état permanent de la France, qu'il ne le serait de regarder un incendie ou un écroulement comme l'état permanent d'une maison qui depuis ce tems serait rebâtie et logeable ; malgré cette injustice de Delille, et quelque part qu'il ait fixé sa retraite, au moment où il publie des vers, c'est toujours nous que leur succès intéresse ; leurs beautés seront toujours une de nos richesses, une de nos propriétés nationales ; et quoiqu'une partie de leurs défauts tienne peut-être cette fois à son éloignement même, et ne puisse par conséquent être reprochée à l'influence du goût français, c'est encore à nous cependant qu'il importe que ces taches légères d'un si beau talent disparaissent ; c'est donc pour tout homme de lettres, soigneux de la gloire de sa patrie, un devoir de les observer, de les dénoncer à l'Auteur lui-même, de l'inviter, au nom de sa gloire, à les reconnaître, à les effacer3.

Ginguené aborde alors la préface du poème, où Delille répond aux critiques accusant la poésie didactique de ne pas être pleinement poétique. Ginguené approuve cette réponse, tout en introduisant un thème qui nourrira l'une de ses plus importantes réserves face à l'Homme des champs : les problèmes de composition, c'est-à-dire d'organisation, du texte.

     Il nous annonce dans sa Préface une nouvelle édition de ses Jardins, où il a corrigé plusieurs transitions froides ou parasites, et ajouté plusieurs morceaux et plusieurs épisodes intéressans. Ceux qui avaient reproché à ce Poëme de mauvaises transitions, qui y avaient désiré plus d'intérêt et plus d'épisodes, n'avaient donc fait que prévenir le jugement de l'Auteur lui-même, et se montrer jaloux de sa gloire.
     Cette Préface est principalement destinée à répondre à un phrase de M. de M. (M. Senac de Meillan) auteur d'un ouvrage intitulé Considérations sur l'état de la France, où il a dit que “l'abbé Delille jouirait de la plus haute réputation, s'il eût composé de lui-même au lieu de traduire, et s'il eût traité des sujets plus intéressans.”
     Delille répond victorieusement à ces deux reproches. S'il eût consulté l'opinion des hommes de lettres français, qui doit être pour un Poëte français la véritable opinion publique, au lieu de s'inquiéter de l'observation, isolée d'un homme d'esprit, qui ne compte nullement parmi eux, il se serait épargné cette peine.
     Aucun d'eux, disons plus, aucun homme instruit et sensible aux beautés poétiques, aucun de ceux par conséquent qui peuvent fonder la réputation d'un Poëte, et à qui il doit s'occuper de plaire, ne croit que Lucrèce, qui n'a fait qu'un Poëme didactique sur la nature des choses, ne jouisse pas de la plus haute réputation ; que Virgile n'en jouirait pas, quand il n'aurait laissé que ses Géorgiques ; que le sujet de ces deux immortels ouvrages manque d'intérêt, ni qu'en traduisant le dernier des deux comme Delille l'a traduit, il ne se soit pas mis au-dessus de ce qu'on entend ordinairement par traducteurs.
     L'Auteur a donc entièrement raison sur les deux points. En démontrant le second, c'est-à-dire, qu'il y a dans des Poëmes tels que les Géorgiques latines, les Jardins et les Géorgiques françaisés, un véritable intérêt, il établit avec beaucoup de justesse qu'il faut distinguer dans tout ouvrage de poésie deux sortes d'intérêt, celui du sujet et celui de la composition; et que dans des ouvrages tels que les siens, si le premier des deux intérêts existe, ce qu'un ami de la nature ne peut nier, le second, l'intérêt de la composition, de la composition, doit s'y trouver dans un plus haut degré que dans tout autre 4. […]

Après avoir examiné la suite de la préface et évoqué les poètes qui, avant Delille, ont traité de la campagne, Ginguené aborde le titre et la structure générale du texte, qu'il juge mal choisis. En termes rhétoriques, il juge ici surtout l'inventio (les motifs traités) et la dispositio (“l'ordre et la suite” du texte).

     Venons au Poëme. Un défaut qui frappe d'abord, et qui influe sur l'ouvrage entier, c'est le défaut d'ordre et de plan ; c'est celui qu'il serait le moins aisé de faire disparaître ; et d'abord le premier titre ne paraît pas heureusement choisi. Il annonce mal le sujet. On a toujours entendu par l'homme des champs, le simple habitant de la campagne, et non pas ce riche propriétaire, cet homme puissant, qui se retire par choix dans de vastes domaines, pour y jouir avec délices, pour entreprendre des travaux qui ne conviennent qu'aux puissances, creuser des canaux, élever des aqueducs , percer des montagnes ; pour connaître tous les secrets de la nature, et s'entourer de ses plus riches productions ; pour apprendre même à la chanter.
     Le second titre, les Géorgiques Françaises, ne convient non plus, à proprement parler, qu'au second chant, qui a pour objet la culture en grand. Jouir de la campagne, connaître la nature, et la chanter, n'ont absolument rien de commun avec le mot Géorgique. Dans le premier projet de ce poéme, l'Auteur l'intitulait Essai sur la nature champêtre ; c'était ce titre qui lui convenait le mieux, et il fera bien d'y revenir5. […]

Ginguené passe alors à l'examen détaillé du contenu de chaque chant, louant ou critiquant certains passages au fil de sa lecture. Le parcours du chant 3 intervient au seuil de la seconde livraison du compte rendu. Comme pour les autres chants, le critique intègre des citations de deux manières. Elles apparaissent explicitement comme telles, par le biais d'alinéas ou d'italiques, mais elles sont aussi mêlées à la prose de Ginguené sans qu'il signale reproduire le poème, par exemple quand il semble lui-même s'exclamer “Gloire, honneur à Buffon” :

     L'objet du troisième chant, est d'apprendre à l'homme des champs à connaître les ouvrages et les merveilles de la nature ; à se former un cabinet qui les rassemble sous ses yeux. « Le sujet de ce chant, comme le dit fort bien l'Auteur, est le plus fécond de tous, et jamais une carrière, et plus vaste et plus neuve, ne fut ouverte à la poésie. »
     Après un début moins heureux que celui du 2e chant, il invite le Sage à cette observation, à cette étude de la nature. La variété d'aspects qu'elle présente, ses beautés, ses horreurs, ont des causes, des effets que vous n'expliquerez point par le système des deux génies :

     Venez, le vrai génie est celui des Buffons.

     Le Poète explique alors, en beaux vers, la formation des montagnes, selon le système des Buffons qu'il vient d'invoquer :

     Autrefois, disent-ils, un terrible déluge,
     Laissant l'onde sans frein et l'homme sans refuge,
     Répandit, confondit en une vaste mer
     Et les eaux de la terre et les torrens de l'air, etc.

     C'est une exposition éloquente, mais une simple exposition de système. On l'écoute, on n'observe pas soi-même ; on n'a rien à voir ; on n'est pas sur les lieux. Tout à coup la scène change : on est sur les lieux mêmes, théâtres des grands bouleversemens qui, tantôt ont produit des montagnes, et tantôt les ont fait disparaître.

     Mais j'aperçois d'ici les débris d'un village :
     D'un désastre fameux tout annonce l'image.
     Quels malheurs l'ont produit ? Avançons, consultons
     Les lieux et les vieillards de ces tristes cantons.

     Ce sont des réservoirs d'eau pluviale, qui ont peu à peu filtré dans le sein des montagnes, ont miné leurs fondemens, et ont à la fin entraîné les rochers, les bois et les hameaux : on en voit encore les débris ; et l'hermite du lieu raconte aux voyageurs cette aventure.
     Nous voilà loin, comme on voit, de la simple exposition d'un système.
     Ailleurs ce sont des eaux qui ont fait éruption du sommet des montagnes, et qui ont formé de nouveaux lacs ou de nouveaux courans. Ailleurs encore, c'est le cours furieux d'un ouragan qui a lancé la mer au sommet des mont, changé leur place et le lit des fleuves. Ce sont quelquefois les feux souterreins et volcaniques qui ont causé ces grands changemens.
     Gloire, honneur à Buffon, qui nous les a peints dans ses époques de la nature ! Mais voici une singulière maniéré de l'honorer. On nous dit qu'il quitta trop peu sa retraite de Montbard, que c'était de ses bosquets qu'il jugeait le Monde, que se confiant en vain à des yeux étrangers, il vit peu par lui-même, et que, tel qu'un souverain,

     De loin et sur la foi d'une vaine peinture,
     Par ses Ambassadeurs (il) courtisa la nature.

comment donc, pour expliquer cette même nature, le vrai génie est-il pourtant le sien ?
     L'Auteur apostrophe, avec sentiment, la Limagne, sa patrie. Combien Buffon aurait joui d'y voir les traces de toutes ces révolutions volcaniques ! Mais sans quitter vos monts et vos vallons, il vous suffit de considérer un morceau de marbre, pour voir dans les révolutions qu'il a éprouvées, l'histoire des révolutions du monde.
     Et quelle nouvelle source d'études et de plaisirs, si la mer elle-même est près de vous! Grand et beau morceau sur la mer, sur les pensées qu'elle fait naître, sur les animaux, les plantes, les phénomènes qu'elle renferme. Tantôt vous lui demandez compte des flottes, des trésors, des nations qu'elle a englouties ; tantôt vous cherchez, avec Linnée , à connaître la flore des mers ; tantôt vous y suivez de l'œil les énormes baleines ; souvent vous y lisez, avec BufTon, les révolutions de ce bruyant empire. Peindrai-je ces vieux caps, etc. Eh non! il ne s'agit pas de vous, peintre, mais des tableaux que vous peignez. Vous m'ôtez mon illusion ; vous m'avertissez mal à propos que vous êtes là, derrière la toile.
     Après la mer, on aimera à voir les fleuves, les ruisseaux,

     Non point ceux qu'ont chantés tous ces rimeurs si fades,
     De qui les vers usés ont vieilli leurs Nayades.

A quoi bon, et à qui s'adressent ces vers satyriques ? Il s'agit de voir des ruisseaux dans la Nature et non dans des vers fades ou non. Des rimeurs fades pourraient chanter des ruisseaux à effets nobles et grands ; ils les chanteraient mal, mais les ruisseaux n'en auraient pas moins ces grands et nobles effets. Est-ce simplement d'avoir placé, dans leurs descriptions, des Nayades, que vous les blâmez ? et n'en avez vous pas mis vous même dans les vôtres ?

     Et Pomone et Palis, et Flore et les Dryades
     Doivent leurs doux trésors à l'urne des Nayades, etc.

     Quoi qu'il en soit, ce trait rompt tout à fait la marche de votre phrase poétique ; cette marche, une fois rompue, vous ôte l'haleine ; tous ces beaux effets que vous voulez que l'on cherche dans les fleuves et les ruisseaux, vous les brusquez dans quatre vers, et votre tableau est manqué.

     Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines,
     Qui de nos corps souffrant adoucissent les peines?

     Eh non! encore une fois, ne dites pas, peignez les objets, faites que je croye les voir ; voilà ce que je vous demande, puisque vous êtes avec moi dans le domaine que vous me créez, et dont, comme vous l'allez voir, nous parcourons ensemble les environs.
     Tableau des eaux minérales, des malades qui s'y rendent, des plaisirs qui s'y rassemblent. Mais laissant la foule et les scènes bruyantes, reprenons, dit l'Auteur, notre course autour de vos domaines. Montons au berceau même des eaux. Description des montagnes, des aspects qu'elles présentent, des révolutions du globe dont elles conservent les traces. Le Poète est forcé de répéter ici une partie des traits qu'il a déjà employés. Puis, tout à coup s'interrompant, oubliant qu'il suppose un domaine près d'une montagne d'où découlent des eaux, il s'écrie : Salut, pompeux Jura, terrible Montanvert (l'un des glaciers de la Suisse) ! On ne sait plus où l'on est.
     Comme ce qui vient après cette apostrophe n'a rien de particulier au Jura ni au Montanvert, et qui ne pût se dire de toute autre montagne couverte de glace ou de neige, l'Auteur pouvait en faire le sacrifice. Il pouvait aussi très-facilement, éviter les redites et le désordre qui gâtent les beautés dont ce chant est rempli, en plaçant ici, et non pas au commencement, tout ce qu'il dit des volcans, de la formation des montagnes et des révolutions du globe ; c'était la place naturelle de ce morceau.
     Le domaine de l'homme des champs peut être voisin des mers. L'idée et la description de la mer, conduisent à celles des fleuves et des ruisseaux ; ceux-ci amènent les eaux minérales, lesquelles engagent à remonter à leur source, à gravir les montagnes, où l'on voit les traces de tous les grands changemens arrivés sur la terre. Là, invoquant le génie de Buffon, l'Auteur aurait pu, dans une prosopopée lui faire expliquer à lui-même tout son système ; outre qu cela eût été plus animé, plus poétique, il y aurait eu de l'ordre, un plan ; et il n'y en a pas.
     La peinture des montagnes se termine par celle des avalanges où avalanches, et celle-ci par une comparaison de la chute des avalanches avec celle des Etats qu'une suite d'excès a détruits.

     Tyr n'est plus, Thebes meurt, et les yeux cherchent Rome.
     O France ! ô ma Patrie ! ô séjour de douleurs !
     Mes yeux à ces pensers, se sont mouillés de pleurs.

     Il est vrai que Delille nous avertit que ceci fut écrit en 1790. Mais, alors même, la France ne ressemblait point encore à Tyr, ni à Thèbes après leur destruction. Notez qu'en 1793, l'Auteur était encore en France. Tous ces vers, faits à différentes époques, mettront un jour l'esprit des lecteurs à la torture. Ils achèvent d'ôter à son poëme toute apparence d'ensemble et d'unité6.
      Etes-vous las de ces sites sauvages ? redescendez dans la plaine. Que les arbres et les fleurs vous étalent leurs richesses. Etudiez leurs différentes espèces, leurs formes, leurs penchans. Ceci amène fort bien l'étude de la botanique et le tableau d'une course de botanistes. L'Herbier conduit au cabinet d'Histoire naturelle. Mais l'Auteur vous conseille de vous borner d'abord aux productions des trois règnes qui se trouvent dans votre domaine. On peut demander quelle jouissance ils donnent alors à la curiosité, et si elle n'est pas plus excitée et plus satisfaite par des productions étrangères. On ne sait pas non plus pourquoi appliquant ici un hémistiche devenu parasite, il dit que les trois règnes sont étonnés d'être ensemble. Il semble que depuis le tems qu'ils se trouvent réunis dans les cabinets d'Histoire naturelle, ils doivent être revenus de leur surprise.
     Ce morceau, l'un des plus longs du Poème, est aussi l'un des plus travaillés, l'un de ceux qui présentait le plus de difficultés, et où ces difficultés sont vaincues de la manière la plus heureuse et la plus brillante. C'est bien dommage qu'en parlant d'animaux empaillés, le Poète se soit souvenu de sa chate Raton, et qu'il se soit donné la peine de terminer un chant rempli de si grands objets et de si beaux vers, par la description de la queue de son chat et des bonds qu'il fesait sur sa table. Au reste, on ne sait pas bien si Raton est morte ou vivante. Les douze premiers vers de ce petit épisode (petit assurément dans tous les sens) en parlent comme si elle était morte ; mais au treizième, je voudrais te voir, lui dit-il,

     …. Telle que tu viens, minaudant avec art,
     De mon sobre diner solliciter ta part ;

Ce tems présent déroute l'esprit, et voilà que l'on croit Raton vivante : tant le défaut d'ordre et de suite se fait sentir jusque dans les plus petites parties de ce Poème7.

Ginguené aborde le chant 4, puis il expose ainsi ses conclusions, qui sont sévères :

     En résumant ce qui regarde le plan de cet Ouvrage, nous trouverons , 1° Qu'il n'y a point de plan général, que les Chants sont indépendans les uns des autres, et que le 4me sur-tout ne tient en aucune façon aux trois précédens : 2° Que dans chacun des Chants, et principalement dans le 1er et le 3eme , les différens tableaux qui y sont tracés manquent entre eux d'ordre et suite, ce qui rend les transitions vicieuses, expose l'Auteur à des répétitions, à des redites, déroute à chaque instant l'esprit du Lecteur, refroidit son attention, et réduisant plusieurs de ces tableaux à leur effet intrinsèque, les prive de celui qui résulte d'un heureux enchaînement et d'un bel ensemble8.

Le critique aborde alors ce qu'il nomme l'“exécution”, c'est-à-dire l'elocutio, l'expression. Ginguené commence par insister sur l'importance de ce qu'il nommera plus tard des “chicanes” – Delille n'est pas n'importe quel poète, mais un auteur brillant, un “exemple” aux nombreux imitateurs :

     Je passe maintenant à l'exécution. Si je ne voulais que louer ce qui est louable, je sens combien cela me serait facile ; mais il le faut avouer, des taches plus nombreuses peut-être que dans les autres Ouvrages de Delille, se trouvent mêlées aux beautés les plus frappantes de celui-ci. Son style a toujours eu, parmi ses grandes qualités, des défauts que ses admirateurs avouent ; il est naturel qu'ils se soient augmentés loin de la France. D'autres l'ont dit ; mais sa grande réputation exige qu'on le prouve.
     Il ne serait pas moins inutile que fastidieux de relever les vices du style, dans des écrivains qui n'ont point de style à eux, qui ne font point et ne feront jamais autorité, et chez qui ces vices sont sans danger, parce qu'ils ne sont point mêlés à des beautés séduisantes. Il n'en est pas ainsi d'un poète tel que Delille, qui sert et mérite à tant d'égards de servir d'exemple, et qui peut d'autant mieux égarer, qu'il paraît plus digne de conduire. La tâche n'en est pas moins pénible, mais l'idée de son utilité console celui qui la remplit9.

Ginguené distingue divers “vices” dans l'exécution.

  • Des répétitions

     La répétition du même mot, ou d'un mot simple et de son composé, dans le même vers, a quelquefois de la grâce. On en trouve des exemples dans nos meilleurs Poëtes […].
     Mais il ne faut pas que cela dégénère en affectation, et lorsque la répétition sur-tout du même mot devient trop fréquente, il y a peu de défauts qui soient aussi fatigans.
     En parcourant seulement de l'œil ce poème, on y trouve à chaque page de ces répétitions sans nécessité et sans autre effet que de défigurer le style10.

Les exemples donnés sont extérieurs au chant 3.

  • Des “négligences à la rime”

     Vous trouverez beaucoup de rimes faibles, de rimes du simple avec le composé, de rimes à l'hémistiche, de mots souvent répétés à la rime ; vous trouverez même un pluriel rimant avec un singulier.

     Enfin tous ces objets, combinaisons fécondes,
     De la flamme, de l'air, de la terre et de l'onde11 ;

Par exception, Delille tiendra compte de la remarque – notre version de 1805 donne “combinaison féconde”.

  • Des problèmes de syntaxe ou de bon usage

     Il est vrai que la langue elle-même est quelquefois blessée, soit dans les mots, soit dans le tour des phrases ou la construction. […]

     Les uns semés sur vous en brillans microscopes,
     D'autres se déployant en de longs télescopes.

     il faut ôter le de du second vers, ou il en faut mettre un au premier12.

Remarque ignorée cette fois par Delille, qui a maintenu son choix.

     Tantôt est [trop souvent] isolé et sans correspondant ; il l'est encore; dans ces vers du troisième chant :

     Tantôt de l'ouragan c'est le cours furieux,
     Terrible , il prend son vol, etc.

     Et plus loin, dans ce même chant:

     Tantôt vous parcourez d'un regard curieux
     De leurs rochers pendans l'informe amphithéatre13.

  • Des problèmes de registre

“Quelquefois”, note Ginguené, Delille “passe de l'affectation à la trivialité”. Le critique en donne différents exemples, dont deux sont puisés dans le chant 3 :

     […] Il rassemble aux eaux minérales

     Des vieillards éclopés, un jeune essaim de fous.

     Il dit, en parlant des botanistes, que

                    Grace à leurs doux travaux ,
     Leur appétit insulte à tout l'art des Méots.

     Il s'autorise, il est vrai, dans une note, de l'exemple de Boileau qui a dit:

     Et mieux que Bergerat l'appétit l'assaisonne.

     Mais c'est dans une Epitre, et non dans l'Art poétique ; mais le nom de Bergerat est autrement sonore que celui de Méot ; et encore Boileau ne l'a placé que dans le cours du vers, où il est soutenu par tout ce qui le suit, au lieu que Méot, tombant à la fin du vers, et en fausse rime avec travaux, est tout à fait anti-poètique14.

Ici encore, Delille a maintenu son texte.

  • Des faiblesses métriques

Ginguené s'élève contre les critiques reprochant à Delille de chercher à varier sa prosodie ; mais il juge qu'il n'évite pas toujours la monotonie.

     Ce n'est pas, selon moi, avec la même justice qu'on lui a reproché de donner, de tems en tems, à ses vers une coupe brisée, et de rompre ainsi la régularité de l'hémistiche. Si tous nos bons Poètes n'en fournissent pas également des exemples, on en trouverait beaucoup dans La Fontaine […].
     Je lui reprocherais, au contraire, de faire tomber trop uniformément ses vers un à un, deux à deux ; de donner quelquefois, à quatre vers de suite, la même coupe dans leurs parties correspondantes ; en un mot, de ne pas varier assez la coupe de ses vers et de ses périodes. Exemples : […]

     C'est ici que la lave en longs torrens coula:
     Voici le lit profond où le fleuve roula.

     Et plus bas, en parlant d'un morceau de marbre :

     Combien de tems sur lui l'Océan a coulé !
     Que de tems dans leur sein les vagues l'ont roulé !
     ……………………………………………
     L'orage de nouveau dans les mers le porta,
     De nouveau sur ses bords la mer le rejeta15.

  • Des “réminiscences”

Delille s'inspire parfois trop directement d'auteurs antérieurs.

     Enfin, on trouve dans ce Poëme un grand nombre de réminiscences, d'autant moins excusables, que l'Auteur, riche de son propre fonds, a moins besoin de richesses d'emprunt. […] Boileau a dit, en commençant son Art Poëtique :

     C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
     Pense de l'art des vers atteindre la hauteur.

     Cela devait empêcher Delille de dire en parlant de l'Art des canaux :

     Riquet de son grand art atteignit la hauteur ;

     en rime avec auteur au vers précédent ; et de répéter encore ailleurs :

     Des desseins du grand Etre atteignant la hauteur.

     Toujours avec auteur à la rime.

     La Fontaine a dit d'un moucheron :

     Comme il sonna la charge, il sonne la victoire.

     Delille ne devait donc pas dire de quelques insectes :

     Et sonnaient le danger, la charge et la victoire16.

Que Delille ait reconnu certains de ses emprunts n'excuse pas ses choix :

     Dans une autre note, il craint que le vers, en parlant de Buffon :

     Eleva sept fanaux sur l'océan des âges,

ne soit encore une réminiscence. Sa crainte est fort juste. Cette heureuse expression, pour désigner les époques de la nature, est du Poète le Brun, qui, dans une Ode imprimée, il y a près de trente ans, disait à Buffon :

     Au sein de l'infini ton ame s'est lancée :
     Tu peuplas l'Univers de ta vaste pensée :
     La Nature avec toi fit sept pas éclatans ;
     Et de son règne immense embrassant tout l'espace,
                              Ton immortelle audace
     A posé sept flambeaux sur la route du Tems.

     Quand on craint de se rencontrer avec un grand Poète, dans une expression si belle et si neuve, il faut se détourner de la route, et chercher à dire la même chose autrement et aussi bien17.

Parvenu au terme de son examen de l'expression, Ginguené se défend d'avoir été trop dur. Il aurait, assure-t-il, pu multiplier les exemples de pareils “défauts dans un poème qui a tant de célébrité”, et il espère que Delille les corrigera. Mais si ces défauts frappent, “la vérité est aussi, qu'ils y sont compensés par un grand nombre de beautés dont ils peuvent affaiblir l'effet, mais qu'ils ne sauraient effacer”.

Or Ginguené loue particulièrement le troisième chant :

     Dans le troisième, il ne semble y avoir que l'embarras du choix. La grande et éloquente exposition de divers systèmes sur la formation des montagnes et des volcans ; le morceau sur la mer ; plusieurs passages sur les sources d'eaux minérales et sur les crises de la Nature, mais qui demandent à être refondus avec le premier morceau sur les montagnes ; la charmante description d'une expédition de Botanistes ; et les difficultés, presque toujours heureusement vaincues, de celle des trois genres dans un cabinet d'Histoire Naturelle, eu font un répertoire abondant de beautés neuves et de fleurs écloses pour la première fois dans le champ de notre poésie descriptive : elles ne demandent que le dernier coup de lime, qu'un meilleur ordre et un ensemble plus régulier18.

Ginguené conclut par un paragraphe relatif aux notes, et souligne le caractère particulièrement scientifique des remarques qui complètent le chant 3. Bien qu'elles soient restées anonymes, le critique est bien informé, il sait qu'elles doivent être partiellement attribuées au naturaliste Hermann. Mais il ne goûte pas pour autant leur précision…

     Ce Poëme est suivi de notes fort étendues. Elles ne sont pas toutes de l'Auteur. Presque toutes celles du troisième Chant sont sur-tout d'une main étrangère. Elles contiennent l'explication des nombreux objets d'Histoire Naturelle décrits ou seulement nommés dans ce Chant. Elles sont très savantes. On assure qu'elles ont été rédigées par le célèbre naturaliste Hermann, de Strasbourg, dont les sciences ont eu depuis à pleurer la perte. Peut-être dans une autre édition pourrait-on retrancher un peu de ce luxe scientifique19.

Accès à la numérisation du texte


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/02/11 18:14


1 Pierre-Louis Ginguené, “L'Homme des champs, ou les Géorgiques françaises, par Jacques Delille”, La Décade philosophique, an VIII-1800 – premier “extrait” : 4e trimestre, n° 36, 30 fructidor, p. 526-546 ; deuxième “extrait” : an IX-1800, 1er trimestre, n° 1, 10 vendémiaire, p. 29-49.
2 NDA : Dans des stances à François (de Neufchâteau) sur la Poëme des Vosges.
3 Art. cit., La Décade philosophique, an VIII-1800, 4e trimestre, n° 36, 30 fructidor, p. 526-527.
4 Id., p. 527-529.
5 Id., p. 533.
6 Ginguené souligne de nouveau le problème politique, posé non plus par l'exil volontaire de Delille, mais par un vers qui semble faire du gouvernement consulaire une source de ruine pour le pays. La discussion sur la date renvoie à la note 16 de l'édition.
7 Art. cit., La Décade philosophique, an IX-1800, 1er trimestre, n° 1, 10 vendémiaire, p. 29-34.
8 Id., p. 36.
9 Id., p. 36-37.
10 Id., p. 37.
11 Id., p. 40.
12 Ibid.
13 Id., p. 41.
14 Id., p. 42.
15 Id., p. 42-43.
16 Id., p. 44-45.
17 Id., p. 46.
18 Id., p. 47-48.
19 Id., p. 49.