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Labouïsse-Rochefort, Trente ans de ma vie

C'est au crépuscule de son existence que le poète Auguste de Labouïsse-Rochefort publie Trente ans de ma vie, de 1795 à 1826, ou Mémoires politiques et littéraires, un ouvrage en seize livraisons et huit volumes dont la parution s'est échelonnée de 1844 à 1847.

L'ensemble se place explicitement sous le signe de l'hétéroclite : la page de couverture cite en épigraphes une formule de La Fontaine, “Diversité, c'est ma devise” et un fragment d'Houdar de La Motte, “L'ennui naquit un jour de l'uniformité”. Organisés chronologiquement, ces souvenirs passent donc rapidement d'un sujet à l'autre, comme le souligne encore, en ouverture du tome IV, cette remarque datée de janvier 1798 : “Il faut en convenir, je fais un bien singulier, ou, si l'on veut, un très bizarre ouvrage. On y trouve de tout. Si j'ouvre au hasard un livre, et que j'y remarque quelque trait qui me plaise, je m'en empare aussitôt, et je le consigne dans mes notes1”.

Dans le même tome, une entrée datée d'août 1798 illustre cette pratique de collation de textes variés. À propos de la relation ambiguë de Voltaire à Buffon, le mémorialiste brosse une petite anthologie de fragments poétiques contemporains, en incluant l'éloge que Delille adresse au naturaliste dans L'Homme des champs.

Buffon a soigné, corrigé, châtié, travaillé son style avec une sorte de tenacité, j'ai presque dit de solennité. Un jour que, devant Voltaire, on louait avec enthousiasme ce bel ouvrage de l'Histoire naturelle, soit que l'éloge excitât sa jalousie ou blessât son goût, Voltaire ajouta, avec sa finesse, avec sa malice ordinaires : Pas si naturelle. Pour le venger de ce trait piquant, M. D. Lebrun plaça ce vers dans une pièce qu'il adressa à Voltaire :

     Partage avec Buffon le temple de Mémoire.

Et il écrivit ce distique sous la statue du grand prosateur :

     Buffon vit dans ce marbre ! A ces traits pleins de feu,
     Vois-je de la nature ou le peintre ou le dieu ?

Dans un poème inédit que M. Delille va publier, sous le titre de l'Homme des champs, il dit :

     Gloire, honneur à Buffon qui, pour guider nos sages,
     Eleva sept fanaux sur l'océan des âges2 ;
     Et, noble historien de l'antique Univers,
     Nous peignit à grands traits ces changemens divers !
     Mais il quitta trop peu sa retraite profonde :
     Des bosquets de Monbar Buffon jugeait le monde.
     A des yeux étrangers se confiant en vain,
     Il vit peu par lui-même, et tel qu'un souverain,
     De loin et sur la foi d'une vaine peinture,
     Par ses ambassadeurs courtisa la nature.

Il était de la destinée de Voltaire de se voir associé à un écrivain qu'il n'aimait pas et qu'il a beaucoup raillé dans des facéties peu dignes de son grand talent. Dorat lui écrivit :

     Du haut des sphères qu'il mesure,
     Buffon brigue ton entretien :
     Le confident de la nature
     A mérité d'être le tien.

Je ne sais si Voltaire fut satisfait de ce rapprochement3 […].


Vers concernés : chant 3, vers 175-184.

Le “poème inédit” ayant été publié seulement en 1800, on pourrait avoir là un exemple de la manière dont l'œuvre de Delille a circulé avant sa parution compète. Mais le passage sur Buffon ne paraissant pas avoir fait l'objet d'une “fuite”, dans la presse du moins, il est aussi possible que Labouïsse ait modifié cette entrée de 1798 à une date ultérieure.

Accès à la numérisation du texte : HathiTrust.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/11/02 22:40


1 Auguste de Labouïsse-Rochefort, Trente ans de ma vie, de 1795 à 1826, ou Mémoires politiques et littéraires de M. de Labouïsse-Rochefort, Toulouse, Delsol, t. IV, 1845, p. 5.
2 NDA : “C'est presque une réminiscence ; D. Lebrun ayant dit, en 1770, dans une ode à Buffon :
     La nature avec toi fit sept pas éclatans ;
     Et de son règne immense embrassant tout l'espace,
     Ton immortelle audace
     A posé sept flambeaux sur la route des temps.”
3 Id., t. IV, p. 222-224.