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Niel, L'Agriculture […] des États sardes

Épais volume publié en 1856 à Turin, L'Agriculture, physique, économique, technique et industrielle des États sardes est l'œuvre de Désiré Niel, homme d'Église et pédagogue plus que spécialiste de l'objet de ce livre – ce qui explique la formule placée en épigraphe sur la couverture, et empruntée à Florian, “Je l'essaye, un plus savant le fasse”. L'ouvrage est néanmoins ambitieux : Niel aborde sur plus de 600 pages l'agriculture “physique” (terrains, climats, eaux, principes de nutrition des végétaux et des animaux, espèces), “économique” (questions de propriété, relations entre capital et travail, commerce et lois), “technique” (principes de culture, conseils spécifiques relatifs aux plantes vivrières et industrielles, aux bois et à l'élevage) et enfin “industrielle” (transformation de produits animaux, végétaux et miniers).

Technique et ponctué de statistiques, le propos ne cherche pas à séduire par son style. Pourtant, quelques citations et références littéraires s'y glissent. Niel place volontiers en épigraphes de ses chapitres des sentences latines de Cicéron, Columelle ou Pline, et il insère dans son texte des vers, dont l'origine n'est pas donnée et qui subissent un traitement proche du plagiat.

La plus longue de ces réécritures exploite un extrait du chant 3 de L'Homme des champs. Cette séquence, insérée sans mention d'auteur à la fin de l'introduction du chapitre consacré aux terrains, rend manifeste la manière dont Niel combine et transforme plusieurs sources sans en avertir le lecteur. Penser que l'ecclésiastique juge celles-ci assez connues pour ne pas avoir à préciser leur origine reviendrait à pousser un peu trop loin la charité. Mélangeant avec plus ou moins de maladresse les vers de Delille, tout en les rattachant à un distique de Laharpe, Niel commet ici un plagiat dont on comprend mal le but, tant l'auteur semble loin d'aspirer à une reconnaissance littéraire.

Nous respectons la syntaxe, la graphie et la métrique singulières du passage, qui clôt un préambule dans lequel Niel a exposé des éléments de géologie relatifs à l'âge des terrains, puis évoqué la manière dont la végétation transforme les sols :

Muni l’agriculteur de ces connaissances pourra facilement classer les terres d’après leur nature et propriété en composant et en modifiant les arides avec des substances trouvées dans les autres fertiles, de manière à rendre productives celles qui par un vice de composition son frappées de stérilité, comme nous allons voir dans ces 4 chapitres suivants, sujets de la plus haute importance pour tous nous qui cherchons dans l’exploitation de la terre une source d’aisance et de prospérité.

O puissante nature ! o grande enchanteresse !
Dans tes Alpes métalliques tout m’intéresse1.
Témoins des siècles et annales du monde2
Vous distinguez des monts, seuls ouvrages de l’onde3,
Ceux que des feux soudains ont lancé dans les airs,
Et les monts primitifs, nés avec l’univers.
Vous fouillez dans leur sein, vous percez leur structure4,
Vous y voyez empreint Dieu, l'Homme et la Nature.
La nature tantôt riante en tous ses traits,
De verdure et de fleurs égayant ses attraits ;
Tantôt mâle, âpre et forte, et dédaignant les grâces,
Fière, et du vieux chaos gardant encore les traces.
Ici modeste encore au sortir du berceau,
Glisse en minces filets un timide ruisseau.
Là s’élance en grondant la cascade écumante ;
Là le zéphir caresse ou l’aquilon tourmente,
Vous y voyez unis des volcans, des vergers,
Et l’écho du tonnèrre et l’écho des bergers.
Ici de frais vallons, une terre féconde,
Là des rocs décharnés, vieux ossements du monde.
A leur pied le printemps, à leur front les hivers,
Toutes les saisons, les fruits et les dons sur les revers5.
Sur ces vastes rochers confusément épars6
Je crois voir le génie appeler tous les arts.
Le peintre y va chercher sous des teintes sans nombre
Les jets de la lumière et les masses de l’ombre.
Le poëte y conçoit des plus sublimes chants ;
Le sage y voit des mœurs les spectales touchants.
Les siècles autour d’eux ont passé comme une heure,
Et l’aigle et l‘homme libre en aiment la demeure ;
Et nous, nous autres aussi, d’un œil observateur
Admirons dans ses plans l‘éternel Créateur7.


Vers concernés : chant 3, vers 305-318 et 327-341.

Ce passage n'est pas le seul dans lequel Niel utilise L'Homme des champs : il recompose ailleurs un extrait du quatrième chant8. Il pille de la même manière, produisant souvent des vers faux, d'autres textes poétiques français, non moins aisément repérables dans les anthologies du temps et dus à Colin d'Harleville9, Desmahis10, Lemière11 ou Racan12.

Toutefois, ces citations aménagées disparaissent après le premier tiers du volume, comme si Niel avait abandonné l'idée de parsemer son propos de vers.

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Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/05/15 15:15


1 Niel adapte ici deux vers de l'Épître à M. le comte de Schowaloff, sur les effets de la nature champêtre et sur la poésie descriptive, de Laharpe : “Ô puissante nature ! ô grande enchanteresse ! / Tout ce que j'aperçois m'attache et m'intéresse”.
2 Adaptation du vers 3:315 de L'Homme des champs ( “Là le temps a tracé les annales du monde”), cet alexandrin est amputé d'une syllabe.
3 Le segment “Vous distinguez […] univers” reprend, avec quelques libertés, les vers 3:316-318 de L'Homme des champs.
4 Le segment “Vous fouillez […] les hivers” correspond aux vers 3:327-341 de L'Homme des champs.
5 Ce vers, qui est le seul proprement attribuable à Niel, fait 14 syllabes.
6 La séquence “Sur ces vastes rochers […] Créateur” correspond aux vers 3:305-314 du poème de Delille.
7 Désiré Niel, L'Agriculture, physique, économique, technique et industrielle des États sardes, Turin, impur. Speirani et Tortone, 1856, p. 141-142.
8 Id., p. 19.
9 Id., p. 176.
10 Id., p. 184.
11 Id., p. 21 et 184.
12 Id., p. 185.