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Dubois (trad.), Ruricolae, seu ad Gallos Georgicon libri quatuor

La pratique des vers latins reste très active au XIXe siècle : elle forme un exercice familier, voire un champ de création en soi pour des poètes comme Baudelaire1, et elle entretient des liens étroits avec la poésie scientifique2. Néanmoins, les exemples de traduction latine d'un ouvrage poétique français sont rares, en dehors du cadre scolaire, et dans ce contexte, la traduction de L'Homme des champs en vers latins, procurée par P.-J.-B.-P. Dubois3, en 1808, souligne le statut de Virgile français accordé à Delille.

Dubois, qui opte sans surprise pour l'hexamètre, suit la version de 1800 et ne traduit ni les notes, ni la préface, mais il ajoute un paratexte de son cru. Le livre est bilingue : l'original français est reproduit en page de gauche, la version latine, à droite. Le fait que l'ouvrage paraisse chez un consortium de libraires liés à Delille permet en outre l'inclusion de gravures similaires à celles de l'édition française.

Le titre de Ruricolae, seu Ad Gallos Georgicon, peut s'entendre comme “Campagnardes, ou Géorgiques adressées aux Français”.

Le volume s'ouvre sur cet hommage de Dubois :

     PRÆSTANTISSIMO
     DOCTISSIMOQUE VIRO,
     JACOBO DELILLE,
     GALLICOS INTER POËTAS CELEBERRIMO,

O quem patronum pietas et rura salutant,
     Quem vocat Aonidum nunc chorus ipse patrem !
Virgilii dudùm qui diceris unicus hæres ;
     Cujus et in scriptis sic viget ipse Maro,
Ut, quasi jure novo, ad postremos ille nepotes
     Gaudeat ingenio tutior ire tuo !
Hæc tibi habere velis primordia débita Musæ ;
     En tua laus quidquid fors ea laudis habet :
Tu mihi Phœbus cras ; sola admiratio versus
     Protulit, æquus amor quos tibi ritè dicat.
          Cecinit et obtulit.

                    P. J-B. P. DUBOIS.

Parisiis tertio id. Apr. A.D. 18074.

Cette dédicace peut se traduire par : “Éminent, très savant Jacques Delille, célèbre entre tous les poètes français, ô toi que la pitié et les champs saluent comme leur patron, que le chœur même des muses nomme maintenant son père ! Toi qu'on dit à présent l'unique héritier de Virgile ; toi dont les écrits lui rendent une telle vigueur qu'il se réjouit, comme un droit nouveau, d'atteindre plus sûrement, par ton génie, les plus lointaines générations. […] Tu as été pour moi Apollon ; l'admiration seule a produit, chanté et imprimé ces vers, qu'un amour comparable, comme il se doit, t'a dédiés. P. J-B. P. DUBOIS. Paris, 3 avril 1807.”

Dubois insère ensuite sa propre préface en français, qui apporte un éclairage sur les circonstances de composition du texte, son but et l'accueil que Delille a fait à cette entreprise.

Peu de poèmes ont eu a leur naissance un succès plus brillant et plus complet que l'Homme des Champs de M. Delille. Le nom de son illustre auteur, le silence qu'il avait gardé pendant tant d'années, le titre même de l'ouvrage, l'époque de sa publication, le besoin qu'avaient éprouvé tant d'ames sensibles, d'aller se recueillir dans le calme de la solitude champêtre, et de chercher, sous l'heureux abri des chaumières, le repos et la sûreté que pendant long-temps elles n'avaient plus espéré trouver dans le sein orageux des villes ; toutes ces circonstances réunies ont pu contribuer au succès merveilleux de ce poème ; mais bien moins sans doute que le mérite même de l'ouvrage, que l'aimable philosophie qui y règne, et les beautés sans nombre dont il étincelle.

Malgré tant d'attraits, il est douteux que j'eusse jamais entrepris de traduire en vers latins les Géorgiques françaises, si je n'y avais été engagé par des circonstances toutes particulières, et comme entraîné par une force irrésistible. Retiré a la campagne pendant le cours de nos dissentions politiques, également accablé sous le poids des maladies du corps et des peines de l'esprit, je n'avais de consolation que dans la tendresse de mes parents, dans les soins affectueux de quelques amis, dans la contemplation des merveilles de la nature et des attributs infinis de son divin auteur. Dans mes promenades solitaires j'avais souvent réfléchi sur les moyens qu'offre le séjour de la campagne pour y faire des heureux et pour l'être soi-même. Quand je lus pour la première fois l'Homme des Champs de M. Delille, je sentis mon imagination s'enflammer en voyant exprimées, dans un style enchanteur, quelques unes des idées qui avaient tant de fois occupé ma pensée et charmé mes ennuis. Lire et relire ce poème, le savoir par coeur, le traduire tout entier en vers latins, fut pour moi un amusement délicieux, et le travail de moins d'une année.

Je n'avais d'abord cherché qu'à soulager en quelque sorte mon cœur, et qu'à satisfaire mon goût pour la poésie latine, goût que j'ai puisé dans les leçons de l'ancienne université de Paris, de cette école célèbre, dont la suppression a laissé des regrets si amers, et dont le rétablissement, sur des bases plus solides et plus vastes, sera mis au nombre des plus grands bienfaits de sa majesté impériale : je pensai dans la suite à rendre le fruit de mes veilles agréable à mes concitoyens, utile aux étrangers, et surtout à la jeunesse qui s'élève dans les lycées et dans les collèges. Je consultai d'anciens professeurs, connus par l'étendue de leurs lumières et par la pureté de leur goût ; je profitai de leurs avis ; j'employai une partie des courts intervalles de loisir que me laissent les pénibles fonctions de l'enseignement public, à revoir soigneusement mes essais, et à corriger ce que la chaleur d'une première composition y avait laissé de défectueux ; enfin, je n'ai rien négligé pour donner à mon travail toute la perfection dont il est susceptible.

Je suis loin sans doute d'avoir atteint le but que je m'étais proposé. Un savant professeur, à qui nous devons les meilleures traductions en prose de Virgile et d'Horace, a dit, avec une franchise qui fait honneur à sa modestie, qu'une bonne traduction est le fruit du temps et de la patience : on croira aisément qu'il n'en faut pas moins pour réussir quand on traduit en vers latins.

L'auteur qui compose dans la langue maternelle peut consulter ses contemporains sur le goût de son siècle, sur la véritable acception des termes qu'il emploie, enfin sur ceux que l'on pourrait admettre pour peindre a l'esprit une idée neuve : celui qui écrit dans une langue que l'on ne parle plus, est privé d'une partie de ces ressources. Virgile et Horace, qui sont si éloquents, si lumineux, quand nous les interrogeons sur la marche des passions, sur les profondeurs du cœur humain, sur les principes du goût ou de la morale, ne daignent pas toujours nous répondre quand nous les consultons sur la meilleure manière de rendre en latin des idées dont peut-être l'imagination de ces grands hommes n'a jamais été frappée, ou qui se présentent dans notre langue avec des nuances inconnues dans la leur. Ce n'est donc que par une grande habitude du style des anciens poètes latins, que l'on peut parvenir à revêtir des idées modernes de couleurs et d'expressions capables de satisfaire les connaisseurs, et de leur faire croire que ces grands maîtres les auraient employées eux-mêmes, ou que du moins ils ne les auraient pas condamnées.

Ces difficultés, je l'avoue, m'ont souvent désespéré, et je ne me flatte pas de les avoir vaincues toutes avec un égal succès. Les peintures de nos goûts, de quelques uns de nos amusements et de nos travers, qui se trouvent dans le premier et dans le second chant ; toutes les descriptions du troisième, qui concernent les diverses révolutions du globe, les schistes, les végétaux fossiles, la formation des couches volcaniques, celle des montagnes et des marbres, l'organisation admirable des insectes et des plantes\ enfin le tableau d'un cabinet d'histoire naturelle, sont autant de matières totalement neuves et qui semblaient inaccessibles a la poésie. Il n'y avait que le pinceau de M. Delille qui pût leur faire franchir les limites du domaine trop obscur où elles étaient comme reléguées, et les produire avec éclat sur l'horizon poétique.

On sait avec quelle étonnante flexibilité de talent l'auteur des Géorgiques françaises a consommé son entreprise, dans laquelle il n'avait été précédé par aucun poète latin, ancien ni moderne, qui pût me servir de modèle. Il m'a donc fallu plus d'une fois marcher sur des plages arides et incultes, sans secours, sans autre guide que le génie poétique qui respire dans le texte français, et qui seul m'a servi d'Apollon.

Par respect pour les dieux de la poésie latine, j'ai transporté, autant que je l'ai pu, dans ma traduction, et fait imprimer en lettres italiques les vers de Virgile ou d'Horace, que le poète français a imités, et sur lesquels il n'est pas douteux qu'il voulait reporter l'imagination de ses lecteurs.

L'ouvrage que l'on offre aujourd'hui au public ne contient qu'environ soixante-dix vers de moins que le texte original imprimé a Strasbourg en l'an VIII, et que l'on a suivi pour cette traduction. J'ai eu souvent le bonheur de rendre chaque vers français par un vers latin ; mais je n'ai pas cru devoir m'assujétir partout à cette marche servile, indigne de la poésie, dont elle défigurerait le plus souvent les chefs-d'œuvre, au lieu d'en retracer les beautés. Quand on traduit un poète, ce ne sont pas les mots ni la coupe des phrases qu'il faut représenter, c'est la chaleur et l'harmonie du style, c'est la force et la justesse de la pensée, c'est la grâce ou la noblesse des images, qu'il faut rendre ; et voila ce que j'ai essayé de faire, autant qu'ont pu me le permettre la faiblesse de mes moyens et le génie de la langue latine, dont la gravité mâle et sévère ne s'accorde pas toujours avec les grâces vives, sémillantes et quelquefois un peu coquettes de la langue française.

Au reste j'ai lieu de croire que ma manière de traduire n'a pas déplu à M. Delille : l'accueil favorable que cet illustre patriarche du Parnasse français a bien voulu faire à ma traduction, toutes les fois que je la lui ai communiquée ; les éloges que j'en ai reçus, et qui seraient trop flatteurs pour moi, si je pouvais y voir autre chose que des encouragements honorables ; enfin la permission qu'il m'a accordée de lui faire hommage de mon travail ; tout me fait espérer que ce fruit de mes veilles ne sera pas indigne de l'estime des connaisseurs, ni inutile à la jeunesse, que j'ai eue particulièrement en vue en mettant au jour ce premier essai. Puisse-t-il entretenir, parmi les élèves des lycées et des collèges, le goût des muses latines et françaises, enflammer le génie, et enhardir quelque jeune Homère a chanter un jour les exploits des héros français dans des vers immortels comme leur gloire5 !

Troisième élément ajouté par Dubois, un second poème liminaire prend les Anglais à partie.

     AD ANGLIAM
Cum pax Tilsittico fœdere sancita Claromontii ad Isaram celebraretur due mentis augusti secundi, anno 1807.

     OMEN

     Ille quis attonitas tantus fragor impulit aures?
Æra tonant latè; festis clamoribus Echo
Personat, et lætis concurrunt ignibus ignes:
Nempè triumphali curru subvecta per urbes
Ingreditur, reducemque tenens victoria pacem
Arridet populis, laurosque innectit olivæ.
      Quid juvat æternis Europam accendere bellis,
Venalesque animas certæ conducere morti6
Anglia? nempè ut opes toto conquirere mundo
Detur, et immensum domineris sola per æquor.
Jam vexare tuis impunè furoribus orbem
Sat licuit: nunc nunc vesano absistere bello
Expedit. Ecce tuum ferro funestius aurum
Respuit indignans Europa, minasque refellit.
Aspice Sarmaticas Niemen quà dividit oras,
Magnus ut incedat gemino7 ter victor ab hoste
Napoleo, victisque bonus det munera pacis.
Longiùs infido te credere desine ponto:
Cuncta adversa time: dudùm te prospicit ales
Nostri tela jovis portans, justumque minatur
Excidium; mora nulla, aderit: per saxa, per undas
Ingeniosa viam sibi findet Gallica virtus;
Et tot opes fuso populorum sanguine partas
Eripiet, Galloque feret donaria Marti8.

La traduction de Dubois est fidèle, mais peu soucieuse de l'harmonie du texte original. On peut en juger dans la transposition du passage sur le grain de sable (chant 3, vers 201-220) :

Imò et dilectos montes, vallesque secutus,
Marmoris exesi tenuissima fragmina cerne.
Quot subiit lapis ille vices! quot divite venâ
Includit veterum monumenta insignia rerum!
Scilicet exuviis animantûm aggestus adactis
Debuit ille ortum, suaque incrementa ruinæ.
Verùm ad relliquias, queis constitit, usque serendas,
Quot vivæ species animas per sæcla dedêre!
Tempore quàm longo freta eum volvère sub undis!
In sua regna salum rediens hunc liquerat olim
Montibus in summis; tempestas indè revulsum
Volvit in oceanum; ejectusque in littora ponto
Substitit; absorptusque iterum est iterumque repulsus
Fluctibus æquoreis; sic longâ ætate peresus
Pertulit oceanum, ventos, coelique procellas.
Deniquè primævis æquævum montibus ingens
Quod saxum fuerat, jacet hìc miserabile granum:
At sæclis, cæloque, freto, terrâque creatum
Totius annales hoc granum amplectitur orbis9.

Le travail de Dubois est commenté dans :

  • Accès à la numérisation du texte : Gallica.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/06/02 19:48
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/06 19:28


1 Voir Romain Jalabert, La Poésie et le latin en France au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2017.
2 Voir Philippe Chométy, “Les derniers Romains”, in Hugues Marchal (dir.), Muses et ptérodactyles : la poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Seuil, 2013, p. 49-53.
3 Jacobi Delille Ruricolae, seu ad Gallos Georgicon libri quatuor, quos e gallico poemate in latinum carmen transtulit P.-J.-B.-P. Dubois, Paris, Giguet et Michaud, Nicolle et Veuve Nyon, 1808.
4 Id, p. v-vi.
5 Id, p. vii-xvi.
6 NDA: “Toutes les coalitions formées par l'Angleterre n'ont été que des sources de malheurs pour le Continent, et ses traités d'alliance et de subsides des arrêts de mort pour les peuples qui ont en la faiblesse de compter sur les vaines promesses de cet allié impuissant.”
7 NDA: “Les victoires d'Iéna, d'Evian et de Friedland, remportées par l'Empereur Napoléon sur les Prussiens et les Russes.”
8 Id, p. xvii-xviii.
9 Id., p. 157.