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[Réception de Malesherbes à l'Académie] (Correspondance littéraire)

La séance publique de réception de Malesherbes à l'Académie française, le 16 février 1775, fait l'objet d'un long compte rendu dans la Correspondance littéraire du même mois. Non signé, l'article pourrait être de Grimm, dont la présence à Paris à cette date est attestée.

Après avoir évoqué le discours de Malesherbes et la réponse que lui adresse l'abbé de Radonvilliers, le gazetier raconte la fin de la séance et indique que Delille, académicien depuis 1774, a alors lu une partie d'un ouvrage encore inédit – où l'on reconnaît le futur Homme des champs. L'œuvre était donc assez avancée pour que le poète puisse en soumettre des éléments au public vingt-cinq ans avant sa parution. En l'état de nos recherches, il s'agit de la première diffusion orale du poème et le commentaire qu'en donne la Correspondance littéraire montre comment de telles lectures ont pu susciter à la fois une première réception critique du texte et la diffusion écrite de certains de ses vers.

La Correspondance littéraire indique que Delille a déclamé les deux derniers chants du poème, mais les détails donnés ne permettent pas d'affirmer que le chant 3, tel qu'il apparaît dans la version finale, ait été inclus dans cette lecture. D'une part, le texte annoncé se distingue encore mal des Jardins, qui paraîtront en 1782. D'autre part, les indications et les extraits donnés ici semblent se rapporter aux chants 1 ou 2 du texte définitif de L'Homme des champs. Soit Delille a donc modifié par la suite l'ordre du texte de 1800 et ses relations aux Jardins, soit l'auteur de l'article a mal compris ses explications.

     M. l'abbé Delille, après ces Discours, nous a lu les deux derniers chants d'un Poème sur les plaisirs de la vie champêtre, l'art de peindre la nature en vers et celui d'en jouir. L'art de l'embellir sera le sujet de son premier chant1. Cet ouvrage a paru manquer d'idées, d'ensemble ; la marche n'en est pas assez poétique, et par-là même assez peu intéressante ; mais les détails en sont charmans, plusieurs tableaux d'une grande richesse, et des vers d'une facture admirable. On a beaucoup disputé sur ces deux-ci :

     Je veux qu'un tendre ami, peuplant ma solitude,
     M'enlève doucement aux douceurs de l'étude.

     L'expression peuplant, à force de vouloir être énergique, pourrait bien n'être ni juste ni agréable ; doucement aux douceurs sent la recherche et la manière2.

     La présence de M. le duc de Choiseul a fait applaudir à deux reprises le vers

     Choiseul est agricole, et Voltaire est fermier3.

     Mais la distinction de l'agricole et du fermier n'en est pas pour cela plus ingénieuse4.

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Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/03/01 13:32


1 Le verbe peindre renvoie assez bien au chant 4 de L'Homme des champs, et l'idée de jouissance à tout le volume. En revanche, l'acte d'embellir convient mieux aux Jardins.
2 Dans la version finale de L'Homme des champs, les vers commentés ici apparaissent dans le chant 1, sous la forme “Mais c’est peu des beaux lieux, des beaux jours, de l’étude ; / Je veux que l’amitié, peuplant ma solitude, / Me donne ses plaisirs et partage les miens”. Les discussions auxquelles fait allusion l'article auront donc conduit Delille à renoncer à la séquence “doucement aux douceurs” et à l'image d'un unique ami suffisant à faire “peuple” (une idée qui fera la fortune du vers de Lamartine, “Un seul être vous manque et tout est dépeuplé”). – Le premier vers est encore commenté par Laharpe dans sa Correspondance littéraire adressée à son altesse Mgr. le Grand-Duc […] de Russie, où le critique dit “n'aime[r] point cette expression, quoiqu'elle ait été fort applaudie” (lien).
3 Cet alexandrin, qui semble se rattacher par son thème au chant 2, consacré aux plaisirs de l'agriculteur (sens, ici, du mot agricole), est cette fois entièrement absent du poème final. Mais la formule fit couler beaucoup d'encre, ce qui lui permit de passer à la postérité. Voltaire l'évoque avec quelque ironie le 23 mars 775, dans une lettre au chevalier de Lisle : “J'ai beaucoup d'obligation à monsieur l'abbé qui porte votre nom, d'avoir dit : Choiseul est agricole et Voltaire est fermier. Il semble, par ce vers, que je sois le fermier de M. le duc de Choiseul. Plût à Dieu que je le fusse […]. Je tiens la condition de son fermier pour une des meilleures de ce monde, et je l'aimerais beaucoup mieux que celle de fermier-général”. Puis le même Voltaire fait circuler, fin 1775, une épître qu'il attribue à un certain Laffichard et où il regrette : “Le bonheur nous appelle, et fuit devant nos pas : / Sous le dais, sous le chaume, il trompe notre vie. / C'est en vain qu'on a dit en pleine académie : / Choiseul est agricole, et Voltaire est fermier ; / L'art qui nourrit le monde est un méchant métier” (Le Temps présent, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier, vol. 10, p. 207-208).
4 Correspondance littéraire, philosophique et critique… [février 1775], Troisième partie, t. I, Paris, Buisson, 1813, p. 47-48.