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Petit-Senn, Paysages poétiques

John Petit-Senn publie en 1831 ses Paysages poétiques, petit recueil d'hommages en vers à quelques sites étroitement lié à Genève et ses environs1. Le premier poème, qui est aussi le plus long, est consacré au Salève, mont proche de Genève où se trouve notamment, en territoire français, l'ermitage de Mornex. Or Petit-Senn révèle, dans une note, que Delille avait consacré à ce lieu, en 1812, des vers demeurés inédits, qu'il dévoile à ses lecteurs.

Avant de le reproduire, Petit-Senn retrace ainsi l'histoire du fragment :

Cet ermitage [Mornex] a été construit par les soins de M. Gosse père, savant pharmacien de Genève, qui s'est livré à diverses recherches dans plusieurs arts utiles : il fut reçu membre correspondant de l'Académie des Sciences, pour y avoir remporté deux prix consécutifs ; il le devint ensuite de l'Institut, et eut l'honneur d'être admis comme membre associé ou correspondant de la plupart des Académies ou des Sociétés savantes de l'Europe2.
Un M. Pattey3, ami de feu Delille, lui ayant fait dans une lettre la description de l'ermitage de Mornex, le célèbre poète en tira parti, et fit à ce sujet un charmant morceau de vers, qui devait être ajouté au poème des trois Règnes de la Nature dans la première édition4 qui en aurait été faite : la mort de J. Delille, arrivée le 1er mai 1813, empêcha l'insertion de ces vers, qui furent adressés par l'auteur à M. Pattey le 2 août 1812 ; ils sont donc complètement inédits, et M. Pattey les ayant remis à M. Gosse père, je dois à l'obligeante communication qui m'en a été faite par M. Gosse fils5 de pouvoir les offrir à mes lecteurs6.

L'envoi de Delille est assez long :

Linné, réjouis-toi; le nord vit ta naissance,
Mais ton plus beau trophée enorgueillit la France :
Près de ces monts fameux, qu'en son cours triomphal
Franchit pour la sauver un moderne Annibal,
Dans ces lieux où sont nés Bonnet et De Saussure
Chacun révère en toi l'élu de la nature ;
Chacun à ton flambeau découvre ses secrets,
Et d'un culte touchant tous honorent tes traits.
Vois-les sur cet autel dont la base se fonde,
Sur ces rocs décharnés, vieux ossements du monde,
Où, par des soins nouveaux sur des sommets déserts,
Flore a vu resplendir ses trésors dans les airs.
Là, tout est imposant ; là, ton auguste image
Change en un sanctuaire un modeste ermitage,
Et ton buste, embaumé des plus douces odeurs,
Semble toucher au ciel dans un berceau de fleurs.
Honneurs lui soient rendus au solitaire aimable,
Qui fit d'un sol ingrat un jardin délectable,
Et dont l'art enchanteur, à tous les yeux surpris,
Emailla ces rochers des nuances d'Iris.
Prêtre de ce séjour, dont l'air seul rend la vie,
Aux écrits de Linnée il puisa le génie ;
Digne émule du maître, aussi simple que lui,
Ami de la nature, il l'observe et la suit :
Dès ses plus jeunes ans, dans ses courses pédestres,
Il recueillit, classa les familles alpestres,
Et de l'art d'Epidaure étudiant les lois,
Des peuples végétaux assigna les emplois :
Il en connaît les noms, les vertus et l'usage,
Et ses philtres savants, digne étude du sage,
Au lit du moribond conduisant la santé,
Rendent aux teints flétris les fleurs de la beauté.
Heureux, trois fois heureux qui peut dans son asile
Goûter de son esprit l'aménité facile ;
Près de Linnée assis dans la belle saison ,
Etendre ses regards sur l'immense horizon.
A ce sublime aspect l'ame est divinisée ;
Là, s'épure le coeur, s'exalte la pensée,
Et du Dieu créateur, le mystère aplani,
Etale l'univers, magnifique infini,
Comme un cercle éternel où, sans circonférence,
Partout pour point central veille la Providence7.

Le fait que Delille débute par un hommage à Linné, puis cite deux naturalistes suisses, Bonnet et Saussure, avant de célébrer, cette fois sans le nommer, Gosse, s'explique par le fait qu'en 1812, ce dernier avait justement fait construire dans son parc un Temple de la Nature abritant les bustes des trois scientifiques. Comme l'explique Danielle Plan, il s'agissait d'“un pavillon ouvert [au centre duquel Gosse] plaça le buste de Linné, exécuté par André, et sur le côtés ceux de Bonnet […], de H. B. de Sausurre, également de la main d'André, celui de Haller [et] celui de Rousseau8”, indication que la biographe de Gosse accompagne de cette gravure du pavillon9 :

La datation de 1812 est donc fortement crédible. En revanche, si, pour Petit-Senn, le texte était voué à rejoindre Les Trois Règnes de la nature, cette indication pose problème.

Dans les Trois Règnes, Delille se livre bien à un éloge marqué de Linné, auquel le fragment aurait pu s'ajouter. Néanmoins, dans son poème de 1808, Delille désigne déjà comme le “plus beau trophée” accordé au naturaliste suédois le buste qui avait été placé dès 1790 dans le Jardin des Plantes de Paris. Il écrit :

“Linné, réjouis-toi : le Nord vit ta naissance,
Mais ton plus beau trophée enorgueillit la France.
Elle ne choisit point, pour y placer tes traits,
Ou l’ombre d’un lycée, ou les murs d’un palais ;
Mais dans ce beau jardin, dont l’enceinte féconde
Accorde une patrie à tous les plants du monde, […]
Tranquille, tu vivras au lieu même où Jussieu
Est présent par sa gloire, et vit dans son neveu”.

On le voit, non seulement les deux premiers vers sont identiques, mais il aurait fallu effacer le développement qui suit, si Delille avait voulu désigner l'ermitage de Mornex comme le “trophée” le plus élevé offert par la France au naturaliste. Il paraît donc probable que Delille avait conçu la pièce de 1812 moins pour l'insérer dans Les Trois règnes que comme une sorte de version alternative, mais autonome, du passage déjà publié. À moins qu'il ne l'ait envisagée comme un ajout possible à L'Homme des champs. En effet, l'un des vers du fragment inédit, “Sur ces rocs décharnés, vieux ossements du monde”, est un calque presque exact, non des Trois règnes, mais d'un alexandrin tiré du chant\ 3 du poème de 1800, “Là des rocs décharnés, vieux ossements du monde”. De plus, à bien des égards, le portrait de Gosse illustre l'attitude et les plaisirs du “naturaliste” sage dont l'activité est célébrée dans notre texte.

Vers concernés : chant 3, vers 340

Il est impossible de trancher, car Les Trois Règnes, tels qu'ils furent publiés, reprennent d'autres vers de L'Homme des champs. On a en tous cas ici un nouvel exemple de la manière dont le poème de 1800 dialogue avec d'autres œuvres de Delille, qui paraissent se développer en se saisissant de certains de ses fragments pour les insérer dans un autre mouvement.

Si Petit-Senn juge le fragment assez précieux pour le reproduire, le ton de son propre poème se démarque très nettement de la poésie scientifique. En effet, bien qu'il loue avec affection Gosse, qu'il qualifie de “philosophe” et, comme Delille, d'“ami de la nature10”, l'écrivain genevois ne fait aucune allusion, dans ses vers, à son statut de naturaliste. Au contraire, le locuteur de “Salève” explique avec insistance prendre son plaisir, au sein de la nature, à méditer sur la grandeur divine, sans se soucier de botanique ou de zoologie – activités présentées comme foncièrement destructrices. Deux représentants de la “secte” font l'objet de cette sévère apostrophe :

Mais voilà qu'un bourreau de Flore
Par la botanique exalté,
Sur le bouton qui vient d'éclore
En courant s'est précipité.
Puis dans le sein de chaque plante
Qu'il arrache au sol dévasté,
Sa main méthodique et savante
Flétrit leur fragile beauté ;
Il n y voit que des étamines,
Des alvéoles, du pollen :
Ses connaissances assassines
En font le barbare examen.
Fille des champs, il t'enveloppe
Dans un gros livre de papier,
T'admire avec son microscope,
Te voue à sa Flore d'Europe,
Et t'étouffe dans un herbier.
Tandis qu'enfant d'une autre secte,
Son ami qui fouille un bourbier
Exhalant une odeur infecte,
Doucement empale un insecte
Qu'il brûle de classifier,
Afin d'entasser sous des verres
La race des Coléoptères
Qu'il doit toute crucifier.
Eh ! Messieurs, la littérature,
Dont vous n'avez aucun souci,
Offre une plus douce culture
Que ces horreurs en miniature
Par qui le cœur est rétréci.
Il vaut mieux chanter la nature
Que de la poignarder ainsi11.

Autrement dit, là où, dans L'Homme des champs, la collecte naturaliste est suivie par un chant sur l'art de peindre la nature, chez Petit-Senn, les deux activités deviennent radicalement antagonistes.

Par la suite, le texte sera repris dans différents volumes, soit indépendamment de “Salève”, soit à sa suite. En revanche, il n'a jamais rejoint les éditions des œuvres de Delille et aucun commentateur ne paraît avoir relevé le lien à L'Homme des champs.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/07/14 16:26
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/18 15:17


1 John Petit-Senn, Paysages poétiques. Poèmes, Genève, impr. A. L. Vignier, 1831.
2 Henri-Albert Gosse (1753-1816), libraire, puis pharmacien et botaniste, signa plusieurs mémoires scientifiques couronnés par l'Académie des sciences de Paris et fut à l'origine, avec Schweppe, de la firme d'eaux minérales artificielles qui porte encore le nom de ce dernier. Voir sa notice biographique dans le Dictionnaire historique de la Suisse.
3 Pattay, d'après Danielle Plan, Un Genevois d'autrefois : Henri-Albert Gosse (1753-1816), Paris, Fischbacher, 1909, p. 475.
4 Au sens de réédition, les Trois règnes ayant paru en 1808.
5 Le médecin Louis-André Gosse (1791-1873).
6 John Petit-Senn, Paysages poétiques., p. 26-27.
7 Id., p. 26-27.
8 Danielle Plan, Un Genevois d'autrefois, p. 484-485.
9 Id, p. 484.
10 John Petit-Senn, Paysages poétiques., p. 24.
11 Id., p. 14-15.