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Henry Letellier, À travers mon jardin

Dans sa préface à À travers mon jardin (1881), Letellier explique avoir voulu produire un “livre moral”, fidèle à la religion, lisible par tous et scrupuleusement exempt du dangereux “sensualisme” que promeut, à la même époque, “le descriptif anatomique d’un naturalisme provocant1”. Le texte proposé au lecteur se présente comme un recueil de notes manuscrites laissées par un honnête vieillard et publiées après sa mort par un savant, un artiste et un brave curé de village, figure de “saint homme2”. Mais le nom hautement symbolique de l'auteur supposé du texte – “M. Desonmieux” – tend à le désigner comme une figure fictive.

L’ensemble, qui mêle chapitres en prose, éléments biographiques, pensées éparses et poésie en vers, se place d’emblée dans la lignée de L’Homme des champs, puisque, dès le premier chapitre, intitulé “Le pays de mon choix”, l’auteur supposé médite sur les agréments d’une vie campagnarde et sur les motifs qui l’ont conduit à s’établir dans la région de Compiègne, dans un “pittoresque village3” décrit comme “une bonne fortune pour le penseur, l’homme revenu du terrestre, l’homme d’Horace, au XIXe siècle4”.

Le texte même de L’Homme des champs apparaît au chapitre suivant, lorsque l’auteur évoque sa première visite dans la région et le voyage qui le mena à la ville d’eaux de Pierrefonds. Les deux premiers alexandrins cités ici sont en effet un décalque de la formule de Delille, “Viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous, / Des vieillards éclopés, un jeune essaim de fous” :

     […] En gravissant au matin la montagne de Berny, je ne pouvais m'empêcher de murmurer tout bas ces vers du poète :

     Viennent à Pierrefonds, exacts au rendez-vous,
     Des vieillards écloppés, un jeune essaim de fous,
     La sottise, l'esprit, l'ennui, le ridicule ;
     Le vaudeville court, l'épigramme circule.
     Assemblage piquant de costumes, d'humeurs,
     D'âges, de nations, et d'états et de mœurs !
     Peindrai-je du matin les fraîches promenades,
     Les bruyants déjeuners, les folles cavalcades ?
     Chaque belle a choisi son galant écuyer.
     Les deux pieds appuyés sur un double étrier,
     Assise de côté, l'une trotte à l'anglaise ;
     L'autre va sautillant sur la selle française ;
     L'autre lance un pur sang, d'autres de leur talon
     Aiguillonnent en vain un paresseux ânon,
     Maudissant de Sancho l'indocile monture.
     Mais déjà midi sonne, et l'appétit murmure ;
     La table nous appelle, et chacun à son choix
     Court, de son médecin, suivre ou braver les lois.

     Vive le rythme du vers pour faire un beau voyage ! L'esprit distrait les jambes de la fatigue5.

Bien que la suite des vers diffère radicalement du texte de L’Homme des champs, l’auteur ne plagie pas le poème de 1800, car l’extrait est en réalité tout entier tiré des Trois règnes de la nature (1808), où Delille a lui-même procédé à une reprise des deux vers de L’Homme des champs. On a donc affaire ici à la citation d’une auto-citation.

En outre, la formule “ces vers du poète”, sans précision de nom d’auteur6, indique que le locuteur renvoie aux Trois règnes comme à un texte qu’il juge encore connu de tous, ce qui explique qu’il modifie l’original sans en aviser le lecteur. Il remplace “Viennent de tous côtés” (version des deux poèmes de 1800 et 1808) par “Viennent à Pierrefonds”, et il omet plusieurs vers de la version de 1808, peinture d’intrigues galantes dont la reproduction aurait mal convenu au ton “moral” d’À travers mon jardin.

Vers concernés : chant 3, vers 285-286

En revanche, un vers de L’Homme des champs, “Des arbres pour lambris, pour tableaux l’horizon”, est directement pastiché ou parodié dans le chapitre 5 du livre de Letellier, « Mon vieux saule », sorte d’ode en prose à cet arbre de son jardin, qui abrite une plate-forme au sein de ses branches…

     Je te préfère, saule séculaire, emblème d'une vigoureuse vieillesse, à tous ces rajeunissements de bosquets, aux fleurs d'un seul matin.
     Un escalier discret grimpe à travers la forêt de tes branches maîtresses.
Il nous ménage une montée doucerette ; l'escargot en spirale te servit de modèle ; au visiteur il prête une main courante qui rassure son pied prudent. […]
     Montez, montez ! facile en est l'accès.
     Un plancher de bois fruste, à peine dégrossi, reçoit et met à l'aise trois amis à la table d'un déjeuner champêtre. Nid rustique, les arbres pour lambris, pour tableau l'horizon7.

Vers concerné : chant 3, vers 449

L’influence de L’Homme des champs se marque encore à un niveau plus ténu, lorsque le locuteur reprend des idées énoncés en vers par Delille, pour en donner l’équivalent en prose. Ainsi, là où Delille conseille : “Le même Dieu créa la mousse et l’univers. / De leurs secrets pouvoirs connoissez les mystères”, le campagnard mis en scène par Letellier note, au moment d’évoquer une carrière de sable et d’en tirer quelques remarques mêlant géologie et religion :

     Cette poussière d’or laisse profondément songeur. L’atome et l’univers, objets des soins d’un Dieu, sont dignes de notre attention8.

Vers concerné : chant 3, vers 398-399

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/02/26 20:10
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/18 16:00


1 Henry Letellier, À travers mon jardin, Paris, L. Philipona, 1881, p. 6. Sur cette aspiration d'époque, voir Alexandra Delattre, “La pureté impossible. Le monde catholique face au roman honnête”, Romantisme, 3/2014, n° 165, p. 21-30.
2 Letellier, op. cit., p. 11-12.
3 Id., p. 15.
4 Id., p. 21.
5 Id., p. 24.
6 Le nom de Delille n’apparaît jamais dans l’ouvrage, alors que Letellier indique par exemple, p. 27, que d’autres vers sont une citation d’André Chénier (attribution au demeurant erronée, car il s’agit d’un extrait de l’Épître à Voltaire (1806) de son frère, Marie-Joseph Chénier).
7 Id., p. 49-50, nous soulignons.
8 Id., p. 29.