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Réception en langue allemande

Au 18e siècle, mais encore davantage au 19e siècle, les échanges culturels entre la France et l'Allemagne, ou plus précisément les États allemands, sont assez fréquents1, et ceci dans les deux directions : en France les œuvres de Goethe, Hebel, Klopstock et Schiller sont connues2 et en Allemagne, “l'influence extraordinaire et presque incroyable de Rousseau, [est] aussi profonde en Allemagne jusqu'en France”3). Goethe, par exemple, est un des lecteurs les plus admiratifs de Rousseau, et il décrit ses textes comme étant des “étoiles scintillantes4.

Pour que cet échange ait lieu, des poètes, des enseignants et d'autres intellectuels traducteurs jouent un rôle crucial car ils “ont effectué un travail d'intercesseurs extrêmement soutenu et efficace entre l'Allemagne et la France”5. Leurs articles sont publiés et discutés dans des journaux littéraires de l'époque comme Le Mercure de France et son double en Allemagne, le Teutscher Merkur qui servent alors comme plaque tournante de l'échange littéraire6. Cependant, “la médiation du traducteur se révèle souvent problématique”7, entre autres dû au problème de l'adaptation augmentive. Ainsi, “Il est ainsi assez rare que les adaptations françaises de poèmes allemandes respectent en traduction l'ampleur du texte de départ”8. Par rapport à la traduction d'un poème de Goethe, Das Veilchen par Charles Nodier, elle conclut : “ On peine ici à parler de traduction, tant il est difficile d'établir entre la version française et le poème de Goethe un quelconque lien”9.

La réception des œuvres de Delille en lange allemande est un cas exemplaire de ces aller-retour entre les deux pays. Les chapitres suivants présentent l'impact de l'exile de Delille dans des pays germanophones et ses principales stations ainsi que les différents textes en langue allemande illustrants les emprunts de Delille : les compte rendus de l'original, les traductions et leurs compte rendus, les manuels d'apprentissage et les textes scientifiques et de vulgarisation.

La genèse de L'Homme des champs est une histoire inouïe ce qui est dû à plusieurs facteurs. Delille travaille depuis une vingtaine d'années à cet œuvre majeure et pendant ce temps, il récite des vers tirés de ces quatre chants dans les salons, ce qui explique le fait que certains vers sont déjà publiés bien avant la publication et ainsi portés à la presse par des oreilles attentives. De plus, son exile en Suisse et en Allemagne mène à des rencontres extraordinaire aboutissant à la publication des extraits avant 1800, comme par exemple dans l'article de Böttiger dans le Neuer Teutscher Merkur en 1797, c'est-à-dire trois ans avant la première publication.

Principales étapes de l'émigration suisse et allemande de Delille

La Suisse (1796-1797)

Delille émigre tardivement et pour des raisons incertaines, alors que la Terreur a cessé. Il quitte Paris à la fin du printemps 1795 et s’installe dans les Vosges, où il séjourne environ un an, avant de se déplacer vers le sud de l’Alsace. De là, il passe en Suisse fin 1796, grâce à un passeport dont il a fait une des conditions du contrat d’édition de L’Homme des champs, qu’il signe au même moment avec deux libraires associés pour l'occasion, le Strasbourgeois Levrault et le Bâlois Decker. Une lettre de Böttiger datée du 10 décembre et publiée en février 1797 par le Neuer Teutscher Merkur indique en effet que Delille se trouve alors à Bâle et ce même texte annonce l’édition du poème comme imminente (en réalité, elle n’interviendra que trois ans plus tard). De Bâle, le poète rejoint en 1797 Bienne, Gléresse et Soleure, où sa présence est confirmée par des archives locales à partir d’octobre.

Les États allemands (1798-1799)

Bien que Delille soit reçu avec beaucoup d’égards dans chacune de ces localités hélvétiques, l’avancée des troupes françaises le pousse alors à quitter la Suisse. On le retrouve à Fribourg-en-Brisgau, en Forêt-Noire, au printemps 1798. Il gagne ensuite Darmstadt, Francfort et Göttingen, où il rencontre notamment le célèbre philologue Heyne, qu’il consulte sur le texte de l’Enéide. Puis il séjourne à Brunswick et Wolfenbüttel, avant de rejoindre, fin mai sans doute, Hambourg, qui forme à cette époque avec la ville danoise voisine d’Altona l’un des centres de l’émigration et qui abrite une importante revue francophone, le Spectateur du Nord. Sur place, Delille retrouve nombre d’intellectuels et nobles de sa connaissance, notamment Rivarol ou la comtesse de La Rochefoucauld. Il rencontre également d’importantes figures des lettres allemandes, en particulier le poète Klopstock. Ce séjour s’achève fin juin 1799, lorsque Delille s’embarque pour Londres : il y arrive le 5 juillet et restera en Grande-Bretagne jusqu’en août 1802, date de son retour à Paris.

La première moitié environ des années d’émigration du poète a donc été passée dans un ensemble de régions massivement germanophones, situées au nord-ouest de la Suisse et de l’Allemagne. Or c’est grossièrement durant cette période, de 1797 à 1799, que l’édition de L’Homme des champs est mise en branle, même si Delille se trouve déjà en Angleterre quand le poème est finalement publié en 1800.

À la suite de l'exile de Delille en Suisse et en Allemagne, l'Homme des champs connaît une réception avant la publication importante.

En 1797, Böttiger publie dans le Neuer Teutscher Merkur un article détaillé qui informe les lecteurs allemands même avant le public français, les deux étant impatients de recevoir l'œuvre prochainement. Ce texte est révélateur tant pour ses informations à propos des stratégies publicitaires employées au début du 19e siècle que pour la description de la méthode de travail de Delille. Enfin, l'extrait tiré du chant 3 - le passage de l'herborisation - souligne l'importance et la qualité accordées à ce chant.

En juin 1800, juste peu de temps avant la publication, Decker publie une annonce courte, mais néanmoins riche en informations. D'une part, l'éditeur informe les lecteurs par rapport à la grande gamme d'éditions à paraître. Des publications bon marché et très simple jusqu'à une édition de luxe illustrée10, il présente plus de dix variations. Cela indique les grandes attentes par rapport à une vente prospère des poèmes de Delille. D'autre part, afin de séduire les lecteurs, Decker choisit un passage qu'il juge particulièrement réussi: celui de l'herborisation du chant 3.

En ce qui concerne les compte rendus après la parution de l'œuvre, le journal Neue Bibliothek der schönen Wissenschaften und der freyen Künste publie en 1801 une critique sévère d'une plume inconnue de l'Homme des champs. Le point d'attaque est le reproche au premier poète français de manquer de cohérence et de présenter une œuvre inaboutie. Malgré ces faiblesses, le critique souligne la grande qualité poétique des vers et cite des extraits du chant 3, le passage dans les Alpes et les vers décrivant les dangers des avalanches.

Les traductions des œuvres et des articles sont un facteur important et incontournable dans l'échange culturel entre les pays, et notamment entre la France et l'Allemagne. Leur besoin est dû à plusieurs raisons. Les lecteurs allemands ne maîtrisent pas, ou ne pas suffisamment, le français. Ensuite, du point de vue du traducteur, se lancer dans un tel projet lui permet de faire preuve de son talent et peut servir de plateforme pour se faire connaître à un plus grand public. Aussi, la traduction peut représenter un hommage à l'auteur, dans ce cas, à Delille. Enfin, les traductions sont également dans l'intérêt de ce dernier, dans le sens qu'elles sont utiles à se faire connaître à un plus grand cercle de lecteurs en leur donnant accès à son œuvre.

Dans le cas de Delille, deux traductions en allemand ont été faites:

  • en 1801, peu après la parution de l'original en français, Müller présente sa traduction. Elle sera suivie de sévères critiques en 1801 et en 1802.
  • en 1822, Doering publie sa version des vers de Delille11.

Les traductions de Müller et de Doering comportent des différences importantes. Si les deux traducteurs choisissent de mettre en avant les vers de Delille un épigraphe personnel, celui-ci n'a pas les mêmes effets sur les lecteurs. Ainsi, les vers de Müller illustrent dès le début une moindre attention dans le travail sur la rime et les figures de style, tandis que Doering prouve un travail poétique plus soigné. Ensuite, la différence la plus évidente entre les deux textes se réfère à la rime. Les vers allemands de Müller ne riment pas, à l'exception des derniers vers de chaque chant. Par contre, Doering traduit en vers rimés en intégrale. D'ailleurs, sur sa page de titre est tout de suite indiqué: “Im Versmaasse des Orininals übertragen”12. À l'opposé de Müller, Doering rédige une présentation détaillée en deux parties. Dans la première partie, il résume les œuvres de Delille et il commente le travail poétique de Delille en relevant ses figures utilisées (les contrastes et les antithèses) ainsi que l'usage des alexandrins. Dans la deuxième partie, Doering explicite les quatre chants en soulignant que le chant 3 était le plus riche de tous13.

Comparons le passage du grain de sable des deux traducteurs pour mieux en cerner la différence:

Voici la traduction de Müller (1801):

Zuletzt ein niedrer Zeitgenosse jener
Erhabnen Berge ward zum Fels der Mar-
                    mor,
Der nun ein Körnchen ist, doch dieses
                    Körnchen,
Der Zeit, der Luft, der Erd' und Flu-
                    then Kind,
Fasst in der seinen auch der Welt Ge-
                    schichte14.

Suivi par la traduction de Doering (1822):

Dann endlich wurd' aus ihm, der Berge Zeitge-
                    nossen,
Ein Fels, doch dieser Fels ist jetzt ein Körn-
                    lein nur ;
Allein ein Sohn der Zeit, der wirkenden Natur,
Hat dieses Kornes Seyn die Weltgeschicht' erschlossen15.

D'emblée, des différences importantes sautent aux yeux: avant les rimes absentes dans le premier extrait et réalisés selon l'original dans le deuxième exemple. Aussi, Doering, au contraire de Müller, respecte une traduction fidèle de vers par vers, en ne pas traduisant plus que composé dans les vers originaux.

Cette opposition des deux traductions permet de souligner deux éléments importants. D'une part, le rôle important du traducteur qui définit selon ses propres règles le choix de suivre de plus - ou de moins - l'original. Et, d'autre part, il semble que le facteur du temps y joue également un rôle vu que Müller publie ce grand travail qu'une année après la première publication de Delille, tandis que Doering semble disposer de plus de temps pour traduire de façon plus près de l'original. L'hypothèse que Müller voulait tirer profit du grand succès de l'original en acceptant un travail moins élaboré semble s'y prêter.

Peu après la publication de l'original, les vers célèbres de Delille ont été repris à des fins didactiques. C'est ainsi que Boulard présente en 1802 une traduction interlinéaire de tous les quatre chants, le premier étant repris par Müller et les trois autres sont traduits par lui-même16.

Une année plus tard, Johann Heinrich Meynier publie les Œuvres de Jacques Delille. Le sous-titre explicite la finalité de ce texte parce qu'il contient “des remarques explicatives et des notes en allemand pour faciliter l'intelligence du texte à l'usage des jeunes Allemands qui se vouent à l'étude de la langue françoise17. Il s'agit d'une édition allemande des poèmes de Delille, qui comprend des notes traduisant des mots ou des passages difficiles, qui devraient servir à l'apprentissage de la langue française.

En 1832, le passage célèbre des Alpes est publié dans une Chrestomathie francaise avec un vocabulaire français-russe-allemand. La visée est essentiellement didactique et l'extrait se trouve dans le chapitre 3518.

Les vers de Delille résonnent encore au milieu du 19e siècle et semblent surtout illustrer parfaitement les merveilles des phénomènes naturels. Ainsi, des passages du chant 3 de l'Homme des champs sont repris dans des textes scientifiques tels que les suivants:

  • le géologue allemand Jakob Nöggerath reprend des vers de Delille dans son œuvre Die Entstehung und Ausbildung der Erde, la formation et l'évolution de la terre, parce que en faisant allusion au volcanisme, des vers de Delille lui viennent à l'esprit19:

O ma chère patrie! o champs délicieux!
Où les fastes du temps frappent par-tout mes yeux,
Dans ces fonds qu'a creusé la longue main des âges,
En voyant du passé ces sublimes images,
Ces grands foyers éteints dans des siècles divers;
Des mers sur des volcans, des volcans sur des mers,
Et des âges sans fin pèsent sur la pensée20.

  • dans la Bienen-Zeitung, le journal des abeilles, le curé Burr note au nom de l'association de l'apiculture à Wurtemberg le suivant21:

Wahrhaftig ! Der Franzose Delille hat recht, wenn er über dieses wunderbar Insekt, von welchem der grosse Naturforscher Bonnet sagt : `Jedes Insekt bietet eine Welt voller Wunder dar, in der Biene aber scheinen zwei Welten zusammen zu kommen !` ausruft22:
                    Chefs d'oeuvre d'une maine
                         en merveille feconde,
                    Dont un seul prouve un Dieu,
                         Dont un seul vaut un monde ! »23

D'ailleurs, peu après la publication de l'original, les vers de Delille apparaissent également dans des récits de voyages comme dans celui de Caspar Sternberg: Reise durch Tyrol und die Oesterreichischen Provinzen Italiens im Frühjahr 1804.

Dans l'orde chronologique:

Auteur de la page — Franziska Blaser 2017/04/23 17:00


1 Christine Lombez, se référant à la poésie lyrique allemande, observe un “afflux massif de traductions au cours de la première moitié du XIXe siècle en France”, Christine Lombez, La traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle, Réception et interaction poétique, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 2009, p. 246.
2 Les poètes allemands les plus traduites à l'époque sont Goethe, Hebel, Klopstock et Schiller. Id., p. 60.
3 Lucien Lévy-Bruhl, L'Allemagne depuis Leibniz, Hachette & Cie, Paris, 1907, p. 152.
4 Jacques Aumètre, Josiane Boulad Ayoub, Paule Monique Vernes, Isabelle Schulte-Tenckhoff, Rousseau, anticipateur-retardataire, L'Harmattan, Presses Université Laval, Paris, Saint-Nicolas (Québéc), 2000, p. 63.
5 Op.cit., Lombez, 2009, p. 246.
6 Souvent, les éditeurs de ces journaux contribuent énormément à cet échange culturel comme par exemple en Allemagne, Wieland qui est un des grands penseurs de l'Aufklärung et l'éditeur du Teutscher Merkur.
7 Id., p. 247.
8 Id., p. 105.
9 Id., p. 111.
10 Le site présentant les illustrations en fournit davantage d'informations.
11 La traduction du chant 3 se trouve dans: Georg Doering, Der Landmann, oder die Französischen Georgiken, Zwickau, 1822, Band II, lien.
12 Nous traduisons: “traduit selon la métrique de l'original”, Georg Doering, Der Landmann, oder die Französischen Georgiken, Zwickau, 1822, Band I, p. III.
13 Id., p. XXXIV.
14 Müller, Op.cit., p. 137. En version original: vers 217-220 du chant 3.
15 Georg Doering, Op.cit., band II, p. 24.
16 Antoine-Marie-Henri Boulard, Essai de traduction interlinéaire des cinq langues, hollandaise, allemandes, danoise, suédoise, et hébraïque, Fuchs, Paris, 1802.
17 Johann Heinrich Meynier, Œuvres de Jacques Delille, vol. 1 Cobourg et Leipsic, J.C.D. Signer, 1803.
18 Auteur inconnu, Chrestomathie francaise avec un vocabulaire français-russe-allemand, St.-Pétersbourg, Mme Veuve Pluchart, 1832, pp. 199-200. Les vers correspondent au Chant 3, vers 305-354.
19 Jakob Nöggerath, Die Entstehung und Ausbildung der Erde, Stuttgart, E. Schweizbart'sche Verlagshandlung und Druckerei, 1847, p. 151.HathiTrust
20 Ces vers correspondent au chant 3, vers 185-195, mais il ne s'agit pas de la même version.
21 Bienen-Zeitung, Karl Barth, Andr. Schmid (éd.), No. 20, Eichstädt, 15.10.1847, pp. 153-154.HathiTrust
22 Nous traduisons ainsi: “Véritablement! Le français Delille a raison en décrivant cet insecte merveilleux comme suit dont le naturaliste Bonnet dit: `Chaque insecte en soi représente un monde plein de merveilles, mais l'abeille semble réunir même deux mondes!`
23 Id., p. 154. Dans le chant 3, les vers 575-576 sont concernés.