Littérature viatique
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Après le « Grand Tour » du 18e12 le 19e siècle voit un grand développement du tourisme. Du fait des changements dans la société ainsi que de l’extension des chemins de fers, non seulement de l’Angleterre mais de toute l’Europe des nobles et des membres de la bourgeoisie entreprennent de plus en plus de voyages. Avec cela des différents types d’écriture viatique se développent, comme le récit de voyage à but littéraire ou de vulgarisation ainsi que des guides de voyage. Parmi les œuvres qui mentionnent L’homme des champs de Jacques Delille il y a de nombreux écrits viatiques, à savoir des récits de voyage aussi bien que des guides et de la littérature pittoresque. L’homme des champs n’est pas le seul ouvrage de Delille à être cité dans des écrits viatiques. Au contraire, il semble que ce genre littéraire tende à privilégier les Épitres sur les Voyages, L’imagination ou encore Les Trois Règnes de la nature.
Les récits de voyage s’inscrivent dans une lignée longue et importante qui commence par Hérodote et passe par Marco Polo et Montaigne. Mais c’est au 19e siècle que les écrits viatiques deviennent davantage variés car les uns tendent vers une forme plutôt scientifique , les autres, écrits plutôt littéraires, esthétiques mettent en avant la dramatisation de la nature et le pathos de la représentation, un aspect propre au Romantisme 3. Dans ces ouvrages, la nature acquiert à la fois une valeur scientifique et esthétique. Notamment les montagnes, comme on peut le lire chez Delille, font objet de descriptions qui cherchent à susciter l’étonnement sinon l’horreur du lecteur. Une véritable “image” est créée par l’écriture, qui est souvent en forme de prosimètre. Ainsi consonnent non seulement des différents genres, tels que la prose “scientifique” et la poésie, mais un effet de synesthésie surgit, si bien que l’ouï et l’œil sont stimulés à la fois.
Il est évident que tous les ouvrages de littérature viatique n’ont pas le même degré de littérarité. Dans quelques-uns l’accent est mis sur l’intérêt historique (Méneval), dans d’autres le voyage semble être seulement matière pour un feu d’artifice poétique (Montémont). Il est pourtant important de relever que les auteurs de ces ouvrages ont tous eu le souci de composer des livres faciles et plaisants à la lecture et que l’utile est mélangé à l’agréable. Nous avons repéré surtout des écrits en langue française, anglaise et allemande. Etant donné qu’il est souvent difficile, sinon impossible, de faire une séparation nette entre les écrits mettant l’accent sur la scientificité et ceux mettant en avant leur littérarité, nous proposerons dans la suite une présentation de plusieurs pôles qui peuvent être repérés dans des écrits viatiques citant Delille.
Science et utile
Vulgarisation
Voués à la fois à l’instruction personnelle et à la propagation de connaissances scientifiques (c’est-à-dire historiques, botaniques, géologiques, géographiques) ces ouvrages se présentent souvent sous forme épistolaire (Montémont), en récit articulé en étapes du voyage (Palassou) ou encore en récit historique (Méneval). Les voyageurs sont dans la plupart des cas des savants.
Dans la préface à son ouvrage Voyages aux Alpes et en Italie, Montémont, “auteur des Lettres sur l'astronomie et d'une Histoire universelle des voyages et traducteur de Walter Scott4”, écrit à propos de la figure du voyageur savant :
C'est de même que les voyageurs, animés du désir de connaître tout ce qui est digne de l'être et de secouer les préjugés, entreprennent des conquêtes scientifiques, morales ou littéraires. Ils explorent les contrées voisines ou éloignées de leur pays natal, étudient les mœurs et coutumes des peuples, observent les beautés de la nature, la diversité des lieux, et rapportent de leurs voyages les descriptions souvent les plus intéressantes. C'est ainsi que, sans les visiter soi-même, on acquiert la connaissance de mille contrées et de leurs habitants, et qu'on se fait une juste idée de leurs richesses et de leurs avantages5.
Et plus loin nous lisons chez le même auteur :
C'est dans les voyages, dit le poète persan Kaschefi, que l'on voit quantité de choses merveilleuses et que l'on acquiert de l'expérience. Voyager, c'est apprendre; et, en frottant son caractère contre celui des autres, on le rend souple et poli6.
Le voyage est, pour l’homme savant, une source de connaissance scientifique qui est ensuite divulguée par le récit viatique que le savant lui-même compose d’après ses expériences.
Dans les écrits de vulgarisation les citations de L’homme des champs de Delille semblent toutes viser le même but, à savoir l’illustration poétique d’un phénomène naturel, comme Palassou et Sternberg l’explicitent dans leurs ouvrages. L’interlude poétique dans le texte en prose permet de donner une image plus vive au lecteur. L’alternance du ton scientifique et poétique met en avant “le brillant des images” ainsi que “la précision de l’information”7. L’on pourrait dire que c’est le concept de delectare et prodesse horatien qui est activé ici : les informations utiles scientifiques sont mélangées à des extraits de poésie. Delille est pour cela un choix doublement efficace car son œuvre relève de la poésie scientifique. Le style du poète permet de peindre un tableau mental, comme nous le lisons chez Palassou\:
La nature se montre tellement avare de toutes les productions propres a soulager la vue, qu'elle offre le Pic du Midi entièrement stérile et nu, depuis sa base jusqu'au sommet : il semble que M. Delille ait eu l'intention d'en présenter l'affreux tableau, dans les vers suivants\:
Voyez-vous ce Mont chauve, depouille de terre\;
A qui fait l'Aquilon une eternelle guerre\;
L'Olympe pluvieux, de son front escarpe\;
Detachant le limon , par les eaux detrempé,
L'emporta dans les champs et de sa cime nue\;
Laissa les noirs sommets, se perdre dans la nue.
L'œil s'afflige a l'aspect de ces rochers hideux8.
Dans ce passage Palassou se sert de ces vers de Delille afin d’illustrer un leitmotiv récurrent depuis l’Antiquité dans la littérature de voyages alpins\: celui du locus horribilis ici présenté sous la forme d’un véritable “tableau” littéraire. En plus que le caractère descriptif, le paysage des montagnes rocheuses assume, par le biais des vers de Delille, un caractère inquiétant qui reflète la position du sujet face au paysage (“L’œil s’afflige à l’aspect de ces rochers hideux”), ce qui constituera l’aspect esthétique des écrits de vulgarisation qui font également partie de la littérature pittoresque issue de l’imaginaire romantique 9.
De même, dans un passage de Sternberg, la poésie de Delille vient illustrer sous forme d’image – comme Sternberg le remarque explicitement – l’émerveillement face à l’antiquité de la terre provoqué par la contemplation de la stratification géologique.
Et quand on […] voit […] des coquillages très bien conservés […] alors une image du monde primitif devient assez claire […] et les beaux vers de l’Abbé Delille s’imposent involontairement à notre mémoire
En voyant du passé ces sublimes images
Ces grands foyers éteints dans des Siècles divers,
Des mers sur des Volcans, des Volcans sur des mers,
Vers l’antique Chaos notre ame est repoussée,
Et des ages sans fin pesent sur la pensée 1011.
Non seulement les citations servent d’élément poétique et varient ainsi la monotonie de la prose, mais ils donnent au texte l’autorité de Delille. La gravité d’un vers de Delille est à l’époque comparable avec celle d’un vers de Virgile 12. Il est par ailleurs concevable que le lecteur instruit connût par cœur les vers de Delille et le fait de trouver un élément connu est susceptible d’aiguiser l’esprit du lecteur.
Guides de Voyage
Outre à l’instruction par le biais littéraire, les écrits de voyage servent de guides de voyage. Dans l’époque où le tourisme s’est davantage développé, le genre du guide de voyage a acquis une nouvelle importance. Grâce au développement des chemins de fer le tourisme devint une activité répandue. John Murray III et Karl et Fritz Baedecker furent les premiers à commencer la publication de guides touristiques 13. C’est le ton impersonnel de ces écrits qui constitue leur plus grande différence par rapport aux récits de voyage. Il n’y a plus de narrateur ou de protagoniste au centre du récit, mais le paysage lui-même et le chemin deviennent le centre. Ainsi le livre de Beattie : La Suisse Pittoresque pourrait être qualifié de guide de voyage, non seulement du fait de sa structure, qui présente les plus beaux endroits en Suisse, mais aussi de son style impersonnel.
Littéraire
Le pittoresque
Quelles montagnes plus pittoresques et plus variées que les Alpes! 14
A côté de la vulgarisation, les écrits viatiques ont un but esthétique. Dans le 19e siècle c’est notamment le pittoresque qui intéresse les auteurs et les vers de Delille constituent souvent l’élément esthétique au sein d’ouvrages présentant des propos scientifiques. La ressemblance de la poésie à la peinture étant le principe de base, les vers de Delille servent souvent d’illustration. Non seulement la monotonie de la prose est interrompue par des vers, mais ces vers engendrent une image mentale, vivante, claire. La poésie de Delille est, en effet, comme la peinture 15 . L’importance de l’image à l’époque et notamment dans l’œuvre de Delille trouve expression dans les nombreuses éditions illustrées de L’Homme des champs . Le Romantisme donne lieu à une littérature qui jette une lumière nouvelle sur les paysages et leurs descriptions. Quittant l’universel du classicisme, la littérature pittoresque met l’accent sur l’extraordinaire, l’étonnant et le mystique 16. Les citations de L’Homme des champs vont de pair avec la description (et même des dessins, comme par exemple dans l’ouvrage de Beattie intitulé La Suisse pittoresque) de phénomènes et de curiosités de la nature. Parfois les vers de Delille fonctionnent comme “mise en parole de la nature”, d’autres fois ils incarnent le moment pittoresque lui-même, car Delille, “en privilégiant l'harmonie imitative, 'si nécessaire à la poésie pittoresque', […] associe la poésie descriptive non seulement à la peinture, mais aussi à la musique, plus exactement, à la musique descriptive qui, au moyen de sons imitatifs, cherche à faire comprendre ce qu'elle exprime” 17. Nous pourrions même affirmer que Delille n’est pas seulement un poète pittoresque mais également un théoricien du pittoresque, étant donné qu’avec ses Jardins il aborde l’un des thèmes clés du pittoresque anglais. Il en va de même pour l’intérêt qu’il porte sur le curieux notamment dans L’Homme des champs, qui influencera Sternberg entre autres.
L’esthétique pittoresque est en effet à l’origine de l’œuvre de Delille et il n’est donc pas étonnant que la littérature viatique ayant comme but une mise en scène des phénomènes extraordinaires de la nature se serve de cette œuvre afin de les exprimer. À l’instar de l’époque dans laquelle ils s’inscrivent, un principe structurant de tous ces ouvrages est la bigarrure, la varietas, à savoir l’alternance de vers et prose, de science et d’esthétique, de propre et d’emprunté. Comme le cabinet de curiosité de l’Abbé ou encore les jardins pleins de fleurs diverses, la poésie de Delille est un assemblage de choses étonnantes et curieuses. Les récits de voyage se servent de ces vers dans une sorte de mise en abîme, à côté d’autres vers ou de citations finalisés à répéter ce processus d’assemblage de choses merveilleuses.
L’excursion botanique /l’herborisation
Le chant 3 de L’Homme des champs est lui-même un récit d’un voyage. Il s’agit de la description d’une excursion naturaliste pendant laquelle des formations merveilleuses, des plantes étranges et des animaux étonnants sont découverts. Cette excursion aboutit dans la création d’une boîte d’herborisation que le collectionneur peut garder à la maison. Ces excursions botaniques très répandues à cette époque font l’objet du frontispice de la 3e édition de L’Homme des champs.
Les extraits les plus cités
Certains passages de L’Homme des champs jouissent d’une réception plus importante que d’autres. Dans la littérature viatique ce sont surtout les passages portant sur les montagnes qui semblent avoir charmé les auteurs. Le passage 3, 342-354 est cité huit fois 18. Il s’agit en effet d’un des passages qui condensent au mieux le pittoresque en tant qu’expression du contraste entre la beauté de et l’effroi pour la nature, ce qui renvoie bien évidemment à la notion romantique du sublime.
Ouvrages concernés
- Philippe Petit-Radel, Voyage historique, chronographieque et philosophique dans les principales villes de l'Italie en 1811 er 1812, Paris, Chanson, 1815.
- Samuel Miller Waring, The traveller's fire-side: a series of papers on Switzerland, the Alps, &c. containing information and descriptions, original, and selected from French and Swiss authors, London, Baldwin, 1819.
- Edouard Richer, Voyage à Clisson, Nantes, de l'imprimerie de Mellinet-Malassis, 1823.
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