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Les illustrations

Dès le milieu du 18e siècle, parallèlement à la réduction des coûts d’exploitation, le livre illustré connaît un tournant dans son destin. « Un nouveau marché émerge, celui de l'estampe, qui capte non plus seulement l'aristocratie mais la bourgeoisie : dans cette perspective, le livre illustré devient un objet de convoitise, le signe d'une élévation dans l'échelle sociale »1. Les images dans le livre, encouragées par l’idéal romantique de rencontre entre l’artiste et l’écrivain 2, sont donc autant des arguments de vente que des instruments de prestige.

Les innovations dans la production (papier continu, presse mécanique, stéréotypie) continuant de se développer rapidement au début du 19e siècle, le livre va peu à peu se démocratiser avant de se faire dépasser par la presse3.

Lorsque paraît l’Homme des champs, la disposition ainsi que le nombre des illustrations au sein du livre dépendent encore énormément du format et du prix du support. D’où un très grand nombre d’éditions différentes, que nous allons parcourir dans cette fiche thématique.

Dans la première édition de 1800, le chant 3 est illustré par une gravure de Christophe Guérin représentant la découverte de la pervenche et sous-titrée d’un tronçon du vers 441.                                                                                           Christophe Guérin, Chant III, vers 4154


Deux ans plus tard, l’édition de Levrault à Strasbourg utilise comme frontispice une autre gravure de Guérin représentant la scène de l’excursion botanique. Les vers utilisés comme légende laissent penser que Jussieu pourrait même se trouver parmi les personnages.














Une autre scène d’herborisation orne le frontispice de la section « Variantes (…) et morceaux ajoutés par l’auteur, avec figures » de l’édition de Levrault publiée à Paris en 1804. De manière intéressante, cette édition reprend le même extrait de vers que celle de 1802 évoquée précédemment, accompagné cependant d’une gravure de Franz Ludwig Catel.

                                                                                                                                                                       Christophe Guérin, Chant III5

                                                                                          Franz Ludwid Catel, (l'herborisation)6

Là encore, on pourrait être tenté de reconnaître le « sage » dont parlent les vers dans le personnage qui se distingue des autres par le blanc de ses cheveux. Par ailleurs, la scène de la cueillette n’illustre plus seulement le chant 3, mais devient représentative de l’intégralité du poème.

Les versions corrigées, augmentées et accompagnées de figures que promettent les nouvelles éditions de l’Homme des champs dès 1805 ne modifient en fait pas beaucoup les illustrations. Le quarto de 1805, par exemple, reprend la scène d’herborisation de Guérin. En raison du format, les vers accompagnant l’image ne sont pas inclus. L’édition de 1807, quant à elle, déplace simplement la cueillette de Catel en frontispice du chant 3. La plus grande innovation nous vient de notre édition de référence. Deux nouvelles vignettes sont introduites en début de chant: la première dépeint une station thermale, tandis que la deuxième met en scène l’auteur et sa chatte Raton. Le frontispice du chant 3 est lui aussi inédit et représente l’ermite devant le village détruit.

                

     (difficilement lisible), (station thermale)7                        Anonyme, (Raton)8                                                     Franz Ludwig Catel, (l'ermite)9

Cette dernière image inspirera particulièrement les éditeurs, puisque elle se trouve aussi dans les éditions de 1808 et 1820, subissant des transformations mineures (l’image est encadrée dans l’édition de 1820 et le nom de l’artiste n’apparaît plus).

En ce qui concerne d’éventuelles illustrations dans les traductions de l’Homme des champs, nous n’avons pour l’heure que trouvé l’exemple de sa traduction néerlandaise, parue en 1803. Le chant 3 y est illustré par une vignette dépeignant elle aussi une cueillette, mais dans un style qui se démarque des éditions françaises: le trait est simplifié, les personnages sont de jeunes enfants et le cadre rectangulaire qui borne usuellement la vignette est remplacé par une bordure délimitée par la végétation. En considérant le poème dans son ensemble, on se rend compte qu’à chaque chant est attribué une saison. Ainsi, le chant 1 correspond au printemps, le chant 2 à l’été, et le chant 3 à l’automne. Dans ce contexte, il est donc moins étonnant de trouver en cul-de-lampe de notre chant une nature morte sur le thème de la chasse.

           

           Anonyme, (herborisation)10                  Anonyme, (chasse)11

Ce cheminement à travers les éditions illustrées met en exergue la récurrence de deux motifs, apparemment jugés les plus aptes à représenter le chant 3: l’excursion botanique ainsi que l’ermite. Nous verrons qu’ils trouvent écho dans les représentations visuelles indépendantes des éditions de l’Homme des champs.

Nous avons vu que les deux motifs qui paraissent cristalliser le chant 3 pour les éditeurs ainsi que pour les artistes sont ceux de la confection de l’herbier lors d’une expédition à la campagne et l’ermite qui rapporte aux voyageurs le récit de la destruction d’un village. Leur notoriété semble s’être étendue aux autres représentations visuelles cultivant un lien de parenté avec les vers de Delille. Les tableaux et estampes qui composent notre corpus datent des années 1820 à 1860 et témoignent ainsi de la réception visuelle de l’Homme des champs plusieurs dizaines d’années après sa parution.

Le motif de l’herborisation étant intrinsèquement lié à la botanique, on peut s’attendre à trouver des allusions aux vers de Delille dans des livres collectant des planches botaniques. C’est en effet le cas des Fleurs poétiques de Pierre-Jacques-René Denne-Baron: en citant le passage sur l’herborisation dans sa préface, celui-ci lie son amour pour la nature à son admiration pour la poésie:  « […] je m'aperçois que l'amour de la nature me jette hors de mon sujet, et m'entraîne des fleurs aux arbres :revenons à nos fleurs, qui inspirèrent à notre Delille ces vers divins ». Mais la scène de l’herborisation évoque aussi une joyeuse expédition en groupe, atmosphère que René retrouve dans les parties de campagne en famille de son Déjeuner sur l’herbe, qui décalque en prose deux vers du passage dans l’Homme des champs. Le texte de René est accompagné d’une illustration intitulée «  Une halte de famille », signée Joliet, se démarquant des gravures que nous avons rencontrées jusqu’ici par la présence de personnages féminins et le focus sur le cercle qu’ils forment autour des enfants, sous la couverture d’une nature enveloppante et familière. Cette iconographie s’explique notamment par l’orientation catholique du journal, qui met la famille et Dieu au centre de son message.

Venons-en à présent au motif de l’ermite. Delille lui-même a mis en avant la puissance visuelle de la scène: « Mais j’apperçois d’ici les débris d’un village ;/ D’un désastre fameux tout annonce l’image » (vers 87-88) . La destruction du village est seulement le symptôme de la force de la nature qui recèle autant le sublime que le danger pour l’homme. Dans les tableaux et estampes représentant des paysages liés aux vers du chant 3, les hommes, s’ils sont toujours présents, paraissent souvent minuscules faces aux éléments. Dans Vue des glaciers de Grindelwald de Michallon, le dynamisme et l’amplitude de la nature l’assied en maître sur la timide colonie humaine, une impression que confirment les vers de Delille qui lui sont attribuées par le catalogue des collections de peinture du futur roi Louis-Philippe:

          De neiges, de glaçons entassemens énormes,
          Du temple des frimas colonnades informes,
          Prismes éblouissans dont les pans azurés
          Défiant le soleil dont ils sont colorés,
          Peignent de pourpre et d’or leur éclatante masse,
          Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
          L’hiver s’enorgueillit de voir l’astre du jour
          Embellir son palais et décorer sa cour.
                    (J. Delille.)

Le texte de Beattie, Switzerland illustrated in a Series of Views taken expressedly for this Work, présente une imagerie du paysage glaciaire similaire en citant plus ou moins le même passage du chant 3:

Dans un chapitre précédant de son livre, Beattie décrit sa montée de Genève à Chamonix. Le chapitre s’accompagne d’une double épigraphe: les premiers vers, de Fontanes, reposent sur des caractéristiques identitaires des Alpes, les seconds, de Delille contiennent une dimension spirituelle, qui rappelle le personnage de l’ermite.

De GENÈVE À CHAMOUNI.
Des siècles autour d'eux ont passe comme une heure . . .
Et vous, vous y venez d'un œil observateur,
Admirer dans ses plans l'éternel CRÉATEUR 12.

Les trois illustrations du texte reflètent un dépouillement progressif de la végétation et une verticalisation du paysage qui s’apparentent à un parcours spirituel.

Cependant, ce traitement romantique du paysage paraît dépasser quelquefois les intentions de Delille. Ainsi, les vers attribués à la marine d’Isabey Fils dans Galerie lithographiée de son altesse royale monseigneur le duc d’Orléans par Vatout et Quénot semblent peu appropriés à l’image.

MARINE.

Peint par Eugène Isabey fils.
Lithographié par M. Jaccottet.

O mer, terrible mer, quel homme à ton aspect
Ne se sent pas saisi de crainte et de respect\ !
De quelle impression tu frappas mon enfance\ !
Mais alors je ne vis que ton espace immense\ ;
Combien l'homme et ses arts t'agrandissent encor\ !
Là, le génie humain prit son plus noble essor.
Tous ces nombreux vaisseaux, suspendus sur ces ondes,
Sont le nœud des états, les courriers des deux mondes.
Comme elle, à son aspect, vos pensers sont profonds.
Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds
Les débris disparus des nations guerrières,
Leur or, leurs bataillons, et leurs flottes entières.
Tantôt avec Linnée, enfoncés sous les eaux,
Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux,
De la Flore des mers invisible héritage,
Qui ne viennent à nous qu'apportés par l'orage\ ;
Eponges, polypiers, madrépores, coraux,
Des insectes des mers miraculeux travaux.
Que de fleuves obscurs y dérobent leur source\ !
Que de fleuves fameux y terminent leur course\ !
Tantôt, avec effroi, vous y suivez de l'œil
Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil\ :
Souvent avec Buffon vos yeux viennent y lire
Les révolutions de ce bruyant empire,
Ses courants, ses reflux, ces grands événements
Qui de l'axe incliné suivent les mouvements\ ;
Tous ces volcans éteints qui, du sein de la terre.
Jadis allaient aux cieux défier le tonnerre\ ;
Ceux dont le foyer brûle, au sein des flots amers;
Ceux dont la voûte ardente est la base des mers,
Et qui, peut-être un jour, sur les eaux écumantes,
Vomiront des rochers et des îles fumantes.
Peindrai-je ces vieux caps, sur les ondes pendants,
Ces golfes qu'à leur tour rongent les flots grondants\ ;
Ces monts ensevelis sous ces voûtes obscures,
Les Alpes d'autrefois, et les Alpes futures\ ;
Tandis que ces vallons, ces monts que voit le jour,
Dans les profondes eaux vont rentrer à leur tour\ ?
Echanges éternels de la terre et de l'onde.
Qui semblent lentement se disputer le monde\ !
Ainsi l'ancre s'attache où paissaient les troupeaux,
Ainsi roulent les chars où voguaient des vaisseaux,
Et le monde vieilli par la mer qui voyage,
Dans l'abîme des temps s'en va cacher son âge.

                              J. Delille13.

Si la longue citation débute par la terreur éprouvée devant la mer et se termine par une description des profondeurs sous-marines comme une sorte de négatif des Alpes, elle s’étend aussi sur l’exploitation naturaliste de l’océan, une dimension scientifique qui ne transparaît pas dans l’image.


1 Wikipédia: “Histoire du livre”, chapitre “Illustrations et bibliophilie”, consulté le 15 mai 2017, lien.
2 Le Men et Moréteau: “Illustration” dans Encyclopédie Universalis (en ligne), consulté le 15 mai 2017, lien.
3 Martin, Toulet et Breton: “Livre” dans Encyclopédie Universalis (en ligne), consulté le 15 mai 2017, lien.
4 Reproduction de l'image à partir de Delille, Jacques: L'Homme des champs ou les géorgiques françoises, Mettra, Berlin, 1800, p. 106.
5 Reproduction de l'image à partir de Delille, Jacques: L'Homme des champs ou les géorgiques françoises, Levrault, Strasbourg, 1802, entre pp. 112 et 113.
6 Reproduction de l'image à partir de Delille, Jacques: L'Homme des champs ou les géorgiques françaises, Levrault, Schoell & Cie, Paris, 1804, entre pp. 112 et 113.
7 Delille, Jacques: “L'homme des champs, ou Les Géorgiques françoises. Nouvelle édition augmentée, avec figures”, Levrault, Schoell et Cie, Paris, 1805, p. 94.
8 Delille, Jacques: “L'homme des champs, ou Les Géorgiques françoises. Nouvelle édition augmentée, avec figures”, Levrault, Schoell et Cie, Paris, 1805, p. 95.
9 Delille, Jacques: “L'homme des champs, ou Les Géorgiques françoises. Nouvelle édition augmentée, avec figures”, Levrault, Schoell et Cie, Paris, 1805, entre pp. 92 et 93.
10 Delille, Jacques, “Het Buitenleven in vier zangen (gevolgt naar l'Homme des champs, ou les Géorgiques françoises, van den Abbé Dellille), traduction Willem Bilderdijk, Allart, Amsterdam, 1803, p. 85.
11 Delille, Jacques, “Het Buitenleven in vier zangen (gevolgt naar l'Homme des champs, ou les Géorgiques françoises, van den Abbé Dellille), traduction Willem Bilderdijk, Allart, Amsterdam, 1803, p. 126.
12 ibid.p.15
13 Galerie lithographiée de son altesse royale monseigneur le duc d'Orléans, dédiée a son altesse royale madame la duchesse d'Orléans, publiée par MM. J. Vatout & J.P. Quénot, Paris, impr. de C. Motte, lith. de S.A.R.M. le duc d'Orléans, [1824-1829], n. p.