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Christophe Guérin, frontispice du chant 3 dans l'édition de 1802 (in-4, Strasbourg, Levrault)

L'Homme des champs a fait l'objet en 1800 d'une première vague d'édition, dans divers formats, avec ou sans les planches créées par Christophe Guérin. Pour l'édition de luxe au grand format in-4° mise sur le marché en 1802, la maison Levrault fait encore appel à cet artiste réputé1. Il réalise quatre compositions afin de doter chaque chant du poème d'un nouveau frontispice et les dimensions des in-4° lui permettent de proposer des scènes plus complexes.

Signe de la valeur que l'artiste lui-même accorde à ces planches, il précise, comme l'indique sous l'image la mention “C. Guérin inv. et sculpsit”, qu'il est à la fois le créateur du dessin original et son graveur.

Comme le frontispice antérieur choisi pour le chant\ 3, qui représentait Rousseau trouvant une pervenche, l'image illustrant cette section du poème est arrimée à l'épisode dans lequel Delille dépeint les plaisirs de l'herborisation. Mais le personnage central n'est plus le philosophe. Cette fois, la composition de Guérin se rattache aux quatre vers dans lesquels Delille rend hommage à une autre figure, le naturaliste Jussieu :

Vers concernés : chant 3, vers 423-426.

En raison de sa taille, la gravure transpose toutefois des indications textuelles beaucoup plus amples que ne le laissent supposer ces quatre vers. Elle conjoint différents éléments de l'épisode, voire du chant entier.

Guérin divise la planche en trois secteurs horizontaux distincts. Le tiers supérieur est dominé par le ciel, avec une zone plus claire à gauche et, à droite, des nuées plus sombres. Le tiers médian est occupé par les frondaisons de différents arbres et, au milieu, dans le lointain, un petit vallon où apparaissent deux personnages. Enfin, le tiers inférieur, où se placent toutes les autres figures, accueille à gauche une étendue d'eau, dont le calme contraste avec le mouvement de la petite chute qui l'alimente, et cette nappe aquatique trouve un pendant dans la nappe de tissu étendue pour le repas, à droite. Or cette tripartition fait écho aux diverses formules que Delille utilise dans le chant\ 3 pour réduire la variété du monde à une triade similaire. Guérin combine visuellement, de haut en bas, les mêmes trois éléments aérien, aquatique et terrestre présents dans des formules comme “tourmente en courant les airs, la terre, et l’onde” (v. 128), “fils du temps, de l’air, de la terre, et de l’onde” (v. 219) ou encore “combinaison féconde / De la flamme, de l’air, de la terre, et de l’onde” (v. 503-504).

Mais une seconde triade est aussi mobilisée dans la planche : celle des “trois règnes” (v. 25), qui structure également le chant. Si le végétal domine logiquement une scène associée à l'herborisation, le minéral apparait nettement, grâce au groupe de rochers dont la masse, sur le côté gauche de la bande médiane, répond au principal groupe de personnages. L“animal est représenté, dans la partie droite du tableau, par les deux oiseaux dont les têtes levées se détachent, en haut, sur le ciel, et par le chien qui, en bas, à l'inverse, plonge sa truffe dans la cueillette, au grand désarroi d'un des hommes – détail cocasse absent du texte du poète2.

Echo direct à l'épisode d'herborisation collective qui, chez Delille, mobilise une “troupe” (v. 408), la planche représente 11 personnages et quatre parties de ce groupe méritent une analyse.

Le jeu des teintes claires, qui dessine une diagonale partant du coin supérieur gauche pour aboutir à la nappe, en passant par le feuillage de l'arbre principal, vient illuminer, tel un projecteur, le visage et la poitrine d'un homme assis, confortablement installé et plongeant une ses mains dans un panier.

Il adresse un large sourire au compagnon qui, de dos, lui propose une bouteille de vin. Or non seulement ce détail met en valeur l'affect fondamental que Delille entend associer à la pratique des sciences naturelles : la notion de plaisir hédoniste (il l'a promis dès le v. 28 à ses lecteurs, dans l'invitation “marchons, voyons, et jouissons ensemble”), mais il montre aussi que Guérin transpose, dans cette section de l'image, la séquence narrative du repas qui, dans le texte, se déroule après (et non pendant) le moment où Jussieu est appelé à identifier une plante factice. La gravure représente avec exactitude les détails qui, dans les vers, placent le bivouac dans un locus amoenus :

C’est au bord des ruisseaux, des sources, des cascades :
Bacchus se rafraîchit dans les eaux des Naïades
Des arbres pour lambris, pour tableaux l’horizon,
Les oiseaux pour concert, pour table le gazon […] (v. 447-449)

Par comparaison, le groupe où figure Jussieu, quoiqu'il occupe à peu près le centre de la planche, est relégué dans une zone plus obscure de la planche, comme pour imiter visuellement l'incertitude qui précède au moment de clarté qu'est l'identification d'une plante.

La posture du savant, tête penchée pour observer, loupe en main, l'échantillon qui lui est soumis, rend ses traits peu visibles ; mais cette attitude est une de celles dans laquelle le botaniste a été le plus souvent représenté. Elle rappelle des images comme ce portrait de Jussieu, d'auteur et date inconnues, conservée par la Wellcome Library3 :

Malgré leur petite taille, les deux figures placées en arrière-plan mais vers lequel le regard est conduit en suivant le point de fuite de la composition sont loin d'être insignifiantes.

En effet, on reconnaît sans difficulté dans ce détail une sorte de variation sur le frontispice de 1800. Si le duo formé par un homme agenouillé et un comparse, debout, adopte des attitudes assez proches de celle de la gravure représentant Rousseau ému devant une pervenche, il manque à ce dernier ici son tricorne. La parenté est pourtant rendue manifeste par la coupe identique du chapeau et du manteau portés par l'homme debout dans notre planche et dans celle de 1800 :

En d'autres termes, Guérin se livre à un jeu d'auto-citation visuelle, qui lui permet d'insérer dans le grand fronstispice de 1802 un rappel de l'image antérieure, et par là, d'y évoquer les vers sur Rousseau et la pervenche, confirmant ainsi sa volonté de réunir sur une seule planche différentes séquences narratives de l'épisode de l'herborisation.

Dernier détail, également mis en valeur par la composition, la figure isolée placée dans l'eau inscrit dans la scène le souvenir de deux passages du chant\ 3 extérieurs à l'épisode.

La scène dirige le regard vers une plante que Delille cite spécifiquement au v. 513, en évoquant “Le nénuphar, ami de l’humide séjour”. Mais surtout, le poète associe la cueillette des plantes aquatiques à un troisième botaniste célèbre, en indiquant, aux v. 237-238, “avec Linnée enfoncé sous les eaux, / Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux” – roseaux que l'image place devant et derrière le personnage, comme pour l'encadrer. On pourrait donc se demander si, à son tour, Guérin n'a pas cherché à insérer le Suédois dans sa composition. Peut-être faut-il voir dans la fossette marquée du personnage un indice en ce sens, puisque ce trait paraît constant dans les portraits dont on dispose de Carl von Linné, telle cette toile de 17744 :

Guérin évite de figurer de manière trop technique les sciences naturelles. Il a néanmoins soin d'en disséminer les principaux instruments dans l'image. Outre la loupe déjà évoquée, il représente deux fois le “porte-feuille avide” (v. 418) des botanistes. L'un apparaît dans les mains de Jussieu, l'autre est posé au tout premier plan, près de la hotte d'où émergent deux autres outils, une pelle et une pioche, qui peuvent encore évoquer la minéralogie.

Mais, au sein du programme iconographique mis en place par Guérin pour l'édition in-quarto, ce dernier détail entre dans un dernier réseau d'échos. Il rappelle au lecteur le fronstispice du chant\ 2, consacré à l'agriculture, pour lequel l'artiste a choisi de placer au premier plan, là encore, une pelle et d'autres instruments de travail du sol, fièrement tenus par un paysan modèle :

En d'autres termes, même si Guérin, comme Delille, choisit de représenter dans le chant\ 3 l'homme découvrant une campagne sauvage, il a soin, comme le poète lui-même, d'affirmer par ce symbole le lien entre sciences naturelles et motifs géorgiques.

Ajoutons enfin que Catel a donné sa propre version du même ensemble.

  • Pour des raisons de qualité de l'image, nous avons utilisé ici les reproductions d'un exemplaire du quarto de 1802 tiré d'une collection particulière. Un exemplaire alternatif (avec gravure dite avant la lettre, c'est-à-dire sans reprise des vers sous la planche, est accessible sur Numélyo.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2020/05/15 17:03


1 Voir Jacques Delille, L'Homme des champs, ou les Géorgiques françoises, Strasbourg, de l'imprimerie de Levrault, an\ X - 1802 (in-4°).
2 L'inintérêt marqué du chien pour les oiseaux peut toutefois se lire comme la transposition visuelle des v. 415-416, “Oiseaux, ne craignez rien : ces chasses innocentes / Ont pour objets les fleurs, les arbres, et les plantes”.
3 Bernard de Jussieu. Line engraving. Credit: Wellcome Collection. Attribution 4.0 International (CC BY 4.0) – lien.
4 Source: Wikimedia Commons.