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Chaix, Préoccupations statistiques, géographiques, pittoresques et synoptiques du Département des Hautes-Alpes

Dans ses Préoccupations statistiques, géographiques, pittoresques et synoptiques du Département des Hautes-Alpes (1845), Chaix aborde cette région sous des angles aussi divers que la géographie, la climatologie, la “minéralogie industrielle”, la flore, la faune, l'ethnographie, l'économie, les transports ou la politique.

L'Homme des champs est convoqué, avec d'autres poèmes, dans le premier chapitre, “De la physionomie du pays”, dans le cadre d'une méditation de l'impact des hauts reliefs sur les pensées humaines. Chaix propose de trouver dans l'altitude la cause physique des sentiments élevés qui, à l'en croire et ainsi que le confirment selon lui les poètes, assaillent l'homme dans de telles contrées.

     Du sommet de nos monolytes quand on n'est pas enveloppé de nuages, en vue d'un réseau immense d'arêtes de montagnes, se croisant bizarrement, surmontées de pics glacés, quels tableaux ! celui d'une houle de vagues gigantesques spontanément solidifiées et offrant encore toutes les scènes des convulsions qui ont produit leur élévation, là où le géologue semble entendre le bruit sourd des dislocations de l'élancement des blocs erratiques.
     Au dernier degré de l'échelle des climats, on se sent aussi mentalement que physiquement surmonté, et cherche-t-on vainement à exprimer ses idées transcendantes, qui s'évanouissent comme de légers songes, si on ne les note à la volée ; aussi que nous en reste-t-il ? le souvenir que le ciel, la terre, le monde nous apparaît autrement que dans les rides de la terre ; que ça-haut les inspirations qui nous affectent semblent venir du ciel et nous démontrent que la société est organisée à rebours de la destinée humaine, qu'il n'y a que sottises ou crimes là-bas, au milieu des orgueilleuses et éphémères grandeurs ; d'autels non profanés que ceux qui dominent notre altière contrée, d'où sont descendus […] les premiers déistes, au moins les premiers évangélistes, nos ascendans, Autachtones, Cottiens, Caturiges et Voconces.
     Ces sentiments qu'on [sic] éprouve bien que sur nos grandes altitudes, proviennent sans doute un peu de la vue, qui présente tout petit ce qu'on voit à ses pieds, et inspire le dédain ; mais il n'est pas douteux que dans cet air ravissant du berceau de l'homme, la pensée n'y soit plus lucide, la vitalité plus forte ; que c'est là où l'on se trouve en harmonie, le plus disposé a une rénovation sociale et disciple de Charles Fourier1, en perspective de riches tableaux pour le poëte, pour le peintre et le phalanstérien.
     C'est ainsi, au milieu des plus terribles aspérités de la zône des antilopes2, que le sage peut reposer son cœur, que l'imagination s'agrandit, que l'âme s'épure dans l'air radical de nos condors, que l'homme qui pense retrouve sa dignité primaire, peut rire des méchants, et que Delisle a pu dire :

     “Non jamais, au milieu de ces grands phénomènes,
     “De ces tableaux touchants, de ces terribles scènes,
     “L'imagination ne laissa dans ces lieux,
     “Ou languir la pensée ou reposer les yeux.”

     De ces points M. Albert Montemont s'est écrié :
          “Adorateurs de la nature,
          “En ces climats accourez tous !
          “Fuyez les méchants, les jaloux,
          “Pétris de fiel et d'imposture,
          “Venez ! accourez ! avec nous,
          “Enfants de la docte peinture,
     “Nouveaux Buffons, amants de la nature,
     “Jeunes savants, que le beau sens enflamme,
     “Des plus sombres aspects, des aspects les plus doux,
     “Venez ici ! nourrir et vos yeux et votre âme.”

     Feu M. Daru, sur le Saint-Gothard, dit :
     “L'homme se croit alors un nouvel être,
          “Citoyens [sic] de ces déserts,
          “Il semble alors mieux se connaître,
     “Et de ces grands tableaux joyeux de se repaître,
          “De son âme il sent disparaître,
     “Le souvenir d'un monde frivole ou pervers.”

     Le peintre y voit les plus belles scènes de la nature, le moraliste, les caractères et les inclinations les moins dénaturés.
     Les fouriéristes, que les destinées sont proportionnelles aux attractions.
     L'homme frivole, seul, ne saurait qu'y bailler3.


Vers concernés : chant 3, vers 351-354.

Au passage, Chaix se présente, on le voit, comme un disciple de Charles Fourier, aux théories duquel il renvoie avec insistance4.

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Auteur de la page — Hugues Marchal 2018/08/19 14:59


1 Le philosophe et utopiste Charles Fourier (1772-1837), promoteur des phalanstères.
2 Les chamois.
3 Barthélémy Chaix, Préoccupations statistiques, géographiques, pittoresques et synoptiques du Département des Hautes-Alpes, Grenoble, typogr. de F. Allier, 1845, p. 31-34.
4 Chaix discute notamment ses théories de l'association, p. 749, en accusant les économistes de les méconnaître. Or Fourier a consacré l'une de ses rares critiques littéraires à L'Homme des champs, précisément dans le “post-logue” de son Traité de l'association domestique-agricole (Paris, Bossange et Mongie, 1822, t. II, p. 617-630), où il propose une analyse exclusivement assise sur le chant I du poème, pour dénoncer l'inanité des théories politiques et économiques de Delille (lien vers l'ouvrage). Il y aurait donc lieu de se demander si Chaix a pu chercher, dans ce passage, à nuancer la condamnation du philosophe, à partir d'un extrait d'une autre partie du texte.