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Bouilhet, L'Oncle Million

Louis Bouilhet, comme son ami Flaubert, appréciait fort peu Delille, dont ils avaient parodié les périphrases dans leur jeunesse en composant, avec Maxime Du Camp, une tragédie sur les infections vénériennes. Or, de même que Flaubert écorcha encore régulièrement Delille dans ses romans1, Bouilhet le moque dans L’Oncle Million. Cette comédie en vers, jouée en 1859 et publiée de 1861, combine deux clichés du théâtre : le motif traditionnel du mariage empêché et celui de la haine du monde bourgeois envers les poètes, pont-aux-ânes plus récent mis à la mode par le drame de Vigny sur Chatterton.

Léon Rousset, jeune poète amateur, fils d’un riche négociant de province, aime Alice et en est aimée. L'oncle d'Alice, Étienne, a promis de lui léguer un million. Mais la mère d’Alice refuse de donner sa fille à un tel prétendant s'il ne renonce pas à la poésie, travers qu'elle juge compromettant. Elle lui préfère donc un jeune notaire insignifiant, si bien que M. Rousset, scandalisé de cet échec, finit par chasser son fils. Pour résoudre l’affaire, le bon Étienne fait mine de vouloir à son tour se marier, ce qui priverait Alice des biens promis. Le notaire, qui ne guignait que cette fortune, feint aussitôt d’être gravement malade, pour parvenir à dégager sa parole. Pendant ce temps, Clara, la sœur de Léon, décide de venir également en aide à son frère, en assommant son père de vers, pour tenter de lui en communiquer le goût. L’acte V, qui permet le dénouement, s’ouvre sur des scènes durant lesquelles Clara s’empare des œuvres de Delille : elle lit à voix haute, puis fait lire à son père, un long extrait, très admiré, de L’Imagination (1806), avec pour seul effet de s’endormir à cette lecture et de plonger son père dans le même état. L’oncle Étienne apparaît alors, pour annoncer que Léon, qu’il a recueilli à Paris, a publié ses propres œuvres poétiques complètes, dans un volume anonyme, dont il force M. Rousset à entendre quelques passages. Aucun vers n’est cette fois repris dans le dialogue, mais les intitulés des morceaux, portant sur « la ferme », des moulins et sur « la pervenche », consonnent étrangement avec des passages célèbres de L’Homme des champs – ce qui suggère au public que le livre, fabriqué pour l’occasion, pourrait bien n’être qu’un plagiat du texte de Delille. Sans surprise, M. Rousset proclame son dédain pour l’œuvre de son fils, mais à chaque nouvelle page ouverte, Étienne affirme que l’objet peint par Léon lui rappelle une des nombreuses propriétés qu’il compte léguer à Alice : affirmant renoncer à son mariage factice, il informe ainsi M. Rousset de l’ampleur bien réelle de la dote promise à Alice. Plus la lecture avance, plus la richesse évoquée augmente, et plus le père intraitable se laisse fléchir, ce qui le force à professer graduellement le plus grand enthousiasme pour les vers. Le dénouement prévisible intervient grâce à ce revirement : la mère d’Alice, échaudée par l’attitude du notaire, consent au mariage, ainsi que M. Rousset – qui se voit forcé de feindre désormais pour la poésie une passion qu'il est loin d'éprouver.

Si L’Imagination est le seul poème de Delille dont des fragments sont explicitement repris dans la pièce, le clin d’œil à ses autres poèmes descriptifs, et en particulier à l’épisode de la pervenche, dans L’Homme des champs, fait de son œuvre à la fois un meuble typique des intérieurs de province (M. Rousset possède “le livre” sans l’apprécier pour autant) et une sorte de réservoir inépuisable de sujets prosaïques (on est conduit à fortement soupçonner Léon et l’oncle d’Alice d’avoir puisé sans vergogne dans son œuvre, ou dans les anthologies qui en donnaient des extraits, les éléments d’une sorte d’inventaire avant décès versifié).

Delille n’est pas nommé dans le passage où Étienne force M. Rousset à lire les vers attribués à son fils2 :

Comme La Comédie de la mort de Gautier, qui reproduit un alexandrin complet de L’Homme des champs, L’Oncle million conduit à se demander dans quelle mesure le public contemporain pouvait reconnaître ces jeux allusifs. En proposant de lire dans un titre comme « la pervenche » un renvoi au passage que Delille consacre à cette fleur, on force sans doute l’interprétation, puisque Lamartine, par exemple, a signé un poème sentimental portant le même titre3. Mais l'hypothèse est soutenue par des proximités lexicales4, par le surcroît de comique qui s’en dégage et par l’écho qu’elle instaure avec d’autres usages farcesques de Delille, sous la plume de Bouilhet ou Flaubert.

Vers concernés : chant 3, vers 439-444


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/05 18:07
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/17 21:55


1 Sur la pièce parodique à trois mains, Jenner, et la place que Flaubert consacre à Delille dans Bouvard et Péchuchet, voir Hugues Marchal, “La poésie scientifique dans les pages préparées pour le second volume de Bouvard et Pécuchet”, Revue Flaubert, n° 13, 2013, article en ligne.
2 Louis Bouilhet, L'Oncle Million, Paris, Adolphe Delahays, 1861, p. 152-153.
3 Voir Lamartine, “La pervenche”, Méditations poétiques. Nouvelles méditations poétiques, éd. Aurélie Loiseleur, Paris, Livre de Poche, 2006, p. 433-434.
4 Delille écrit au vers 441 : “La pervenche, grand Dieu !” ; Bouilhet crée pour sa part la séquence “la Pervenche. Mon Dieu”.