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Böttiger, "Ueber den Abbé Delille und die Prachtausgabe seiner Georgika in Basel" (Der Neue Teutsche Merkur)

Cet article de Böttiger, publié dans le Neuer Teutscher Merkur durant l'été 17971, constitue une source privilégiée sur la genèse de l'Homme des champs et sur sa réception en langue allemande. En effet, les lecteurs germanophone ont ainsi pu prendre connaissance de nombreuses informations relatives au poème, avec trois ans d'avance sur la parution de 1800, et surtout avec plusieurs semaines d'avance sur le public français. Ce dernier n'eut accès qu'à partir d'octobre à une traduction de l'article dans le Mercure français, traduction ensuite reprise par la plupart des grands périodiques du temps.

Böttiger dispose d'une situation privilégiée, parce que Delille se trouve alors en exil : entre 1796 et 1799, l'écrivain voyage en Suisse et en Allemagne et lors de la publication du Neuer Teutscher Merkur, il se trouve à Bâle. Or Böttiger affirme tenir d'un proche de Delille des informations qu'il présente dès lors comme enfin fiables, par opposition aux multiples rumeurs en circulation : “Es gehen über ihn so viele und so verschiedene Gerüchte, dass die Nachrichten, die ich hier aus dem Munde eines Mannes mittheilen kann, der ihn in der letzten Zeit fast täglich sah, und aufs genaueste kennen lernte, schon darum nicht ohne alles Interesse seyn können2”.

L'article, qui s'étale sur une quinzaine de pages, traite le poète comme un écrivain majeur, au sein même du champ germanophone. Non seulement Böttiger y voit le “premier poète français vivant”, mais il ne fait pas de doute, à ses yeux, que les lecteurs du périodique allemand auront déjà, sinon lu certaines de ses œuvres, au moins eu l'occasion d'en entendre parler : “Es sind gewiss nur wenig Leser des Merkurs, die nicht von dem ersten jetzt noch lebenden Dichter Frankreichs, dem Abbé Delille, etwas gelesen oder wenigstens gehört haben”, Id., p. 339.)] Mais la longueur du texte est aussi justifiée par l'ampleur des nouvelles inédites proposées.

Dans un contexte où les informations relatives à l'homme célèbre qu'est Delille se sont faites rares, Böttiger réalise une sorte de scoop, d'abord biographique. Il offre des indications sur les dernières stations de Delille, qui s'apparentent à une aventure : parti de Paris depuis 1795, le poète a bien passé plusieurs mois dans les Vosges, mais il est à présent à l'étranger, à Bâle. Böttiger évoque ensuite sa santé, son caractère, son état d'esprit et ses habitudes ; mais le second apport majeur porte sur L'Homme des champs, un projet que Böttiger présente avec un luxe de détails qui suggère que son informateur fut sans doute le libraire bâlois de Delille, Decker lui-même. Même s'il ne nomme pas encore l'éditeur, Böttiger évoque le travail en cours, donne la commercialisation du livre pour prochaine et en décrit avec précision les formats. Surtout, après avoir ainsi longuement ménagé son effet, Böttiger donne de longs extraits du poème, à commencer par des vers du chant 3, ce qu'il justifie en expliquant : “Der dritte Gesang besonders ist sehr vollkommen, und der Erhabenheit des Gegenstandes, der Grösse der Natur, angemessen”3. Puis il offre d'autres extraits, de longueur variable, correspondant à chacun des autres chants.

Dès le début de l'article, Böttiger souligne l'importance du chef-d'œuvre à venir:

Eine teutsche Buchhandlung in Basel wird das neueste und vollendeste seiner Gedichte, les Georgiques Françaises, mit aller einem Meisterwerke zukommenden Pracht und Korrektheit drucken lassen4.

Pour que les lecteurs, et les futurs acheteurs, de cette publication luxueuse n'aient pas trop à s'impatienter, et pour atteindre également le public moins fortuné, une publication plus simple est prévue :

Früher wird eine wohlfeilere Ausgabe die schon längst gespannte Neugierde, oder die durch äussere Umstände beschränkte Kauflust befriedigen, wobei die lobenswürdige Einrichtung getroffen ist, dass die Subskribenten zur Prachtausgabe diesen wohlfeilern, und nur als Vorläufern dienenden Abdruck, unentgeltlich erhalten5.

Par la suite, les lecteurs apprennent sur le caractère de Delille et ses convictions politiques. Selon Böttiger, “Delille ist nicht bloss ein geistvoller Dichter, ein Erzähler und Gesellschafter […], er ist auch ein vortrefflicher Mensch und von einer kindlichen Gutmüthigkeit”6. Il regrette l'instauration de la République en France “aus der vollen Überzeugung, dass eine Republik für seine Nazion […] ein wahres Unding sey7. En effet, il n'est pas un ami de la révolution (“kein Freund der Revoluzion”)8 et il est extraordinaire qu'il ait pu échapper aux attaques de Robespierre malgré cette attitude politique.

Le lecteur du Merkur allemand découvre également la méthode de travail que Delille suit, et que Böttiger rattache à sa hantise du plagiat. Agacé de voir les vers qu'il récite oralement repris ensuite, sans son aveu, par la presse ou d'autres indélicats9, le poète n'emploie pas de manuscrits, mais retient ses compositions par cœur, ce qui en fait un véritable phénomène :

Er arbeitet alles in seinem Gedächtnis aus, und in ihm bewahrt er was vollendet ist fester und sicherer auf, als in einer Schreibtafel oder einem andern Hilfsmittel der Schreiberzunft. So trägt er alle seine Werke, sogar die 30'000 Verse seiner Aeneide, in seinem Kopfe herum10.

Avant de présenter les extraits de la publication à venir, Böttiger fait un tour d'horizon - très élogieux - des travaux antérieurs de Delille. À propos de la traduction des Géorgiques de Virgile, par exemple, il indique : “Es ist bekannt, mit welchem ungetheilten Beyfall dies Meisterwerk von allen Kennern aufgenommen worden ist”11. Il rappelle que Voltaire lui-même parla “von einer der kühnsten Unternehmungen, und einem der ersten Produkte dieses Jahrhunderts12. Enfin, il insiste sur le fait que cette œuvre fut publiée dans toutes sortes de formats et a déjà connu douze retirages, autant de manière de réaffirmer le succès phénoménal de Delille à son époque.

C'est seulement après ce long préambule que Böttiger introduit les vers inédits de L'Homme des champs. Il expose le plan du poème13 et s'il souligne que Delille a travaillé à son œuvre depuis une vingtaine d'année, il lui donne aussi une sorte d'actualité particulière, en estimant que ce sont les grandes troubles politiques de la fin du siècle qui confèrent au poème ses aspects si mélancoliques et sensibles.

An dem Gedicht hat der Verfasser seit 20 Jahren gearbeitet, grösstenheils aber im Jahr 1794, während der Schreckensepoche, und im Jahr 1795 in den Thälern des Wasgaues. In Basel wurde es vollendet. Die traurigen Gegebenheiten von 1794 habe vielen Einfluss auf das Gedicht gehabt, und an manchen Stellen herrscht eine tiefe Melancholie, und eine Empfindsamkeit, die vielleicht in den Jardins am meisten gefehlt hat. Die würzreichste Blume entspriesst über den gefährlichsten Abgründen. Hier einige Stellen zur Probe. Ich wähle aus dem 3ten Gesang die erhabene Stelle über die Epochen der Erde14 :

     Mais sans quitter vos monts et vos vallons chéris,
     Voyez d'un marbre usé le plus mince débri.
     Quel riche monument ! de quelle grande histoire
     Ses révolutions conservent la mémoire !
     Composé des débris de l'empire animé,
     Par la destruction ce marbre fut formé.
     Pour créer ces débris dont les eaux le pétrirent,
     De générations quelles foules périrent !
     Combien de temps sur lui l'océan a coulé !
     Que de temps dans leur sein les vagues l'ont roulé !
     En descendant des monts dans les profonds abimes,
     L'océan autrefois le laissa sur leur cimes.
     L'orage dans les mers de nouveau le porta,
     De nouveau sur ses bords la mer le rejetta,
     Le reprit, le rendit. Ainsi rongé par l'àge [sic],
     Il endura les vents, et les flots et l'orage.
     Enfin de ces grands monts humble contemporain,
     Ce marbre fut un roc, ce roc n'est plus qu'un grain ;
     Mais fils du temps, de l'air, de la terre et de l'onde,
     L'histoire de ce grain est l'histoire du monde15.

Vers concernés : chant 3, vers 201-220

L'extrait est quasiment identique aux vers de l'édition de 1800, puis de 1805. Les différences concernent avant tout la ponctuation et Delille a changé seulement un terme : au vers 205, la répétition du mot “débris” sera corrigée par l'usage du mot “dépôt”.

Riche en nouvelles relatives à Delille et en vers inédits, l'article de Böttiger fut largement repris\ :

  • Accès à la numérisation du texte : HathiTrust.

Auteur de la page — Franziska Blaser 2017/05/26 11:08


1 “Ueber den Abbé Delille und die Prachtausgabe seiner Georgika in Basel”, Der Neue Teutsche Merkur, Weimar und Leipzig, Juli 1797, p. 339-355.
2 Id., p. 340. – “Il court [au sujet de Delille] tant de bruits différens, que des renseignemens, recueillis de la bouche d'un homme qui, dans ces derniers tems, l'a vu presque tous le jours, et qui le connaissait d'ailleurs de longue main, ne peuvent être sans intérêt” (pour la traduction, nous suivons ici comme dans le reste de la fiche la version du Mercure français : “Sur l'abbé Delille et sur la magnifique édition des ses Géorgiques françaises qui se prépare à Bâle”, t. XXXI, n° 2, 20 vendémiaire an VI / 11 octobre 1797, p. 98-113).
3 Id., p. 349 – “Le troisième chant est d'une perfection particuliere; il est digne de la sublimité du sujet, de la grandeur de la nature.”
4 Id., p. 339. “Un libraire allemand établi à Bâle, va publier une Edition du dernier et du plus parfait de ses Poems, les Géorgiques françaises; et il s'efforce de lui donner toute la magnificence et toute la correction que mérite la beauté des vers”.
5 Id., p. 339-340. “Une édition peu chere la précédera. Elle est destinée à satisfaire l'impatience du public, sur-tout des lecteurs à qui leur fortune ne permet pas de se procurer la grande édition: elle sera envoyée gratis aux souscripteurs de celle-ci, pour leur servir comme d'avant-goût”.
6 Id., p. 342. – “Delille n'est pas seulement un poëte plein de talent, un conteur aimable en société […]; c'est aussi un excellent homme, d'une gaieté d'enfant”.
7 Id., p. 342. – Avec “la conviction intime que l'état de république de convient point à la nation française”
8 Id., p. 342-343.
9 “Er ist daher auch äusserst empfindlich darüber, wenn Bruchstücke seiner noch ungedruckten Gedichte von lauschenden Horchern wider seinen Willen aufgefangen und in Druck gegeben wurden”, Id., p. 344. – “Quand des auditeurs attentifs, ayant saisi quelques-uns de ses morceaux non imprimés, se permettent de les réciter, ou de les rendre publics, il en est affecté sérieusement”.
10 Id., p. 344. – “Il travaille toujours de mémoire, n'écrit jamais et n'oublie rien de ce qu'il a rendu digne de son goût. Ainsi, il porte tous ses ouvrages dans sa tête, même les trente mille vers de son Énéïde.”
11 Id., p. 345. – “On sait avec quelle approbation universelle ce chef-d'œuvre fut reçu des connaisseurs”.
12 Id., p. 345. – “Voltaire en parlait comme de l'entreprise la plus hardie”.
13 Id., p. 347.
14 “L'auteur travaille à cet ouvrage depuis vingt ans, mais il s'en est occupé sur-tout en 1794, pendant le tems de la terreur ; et en 1795, dans les belles vallées des Vosges : c'est à Bâle qu'il l'a terminé. Les événements désastreux de 1794 ont eu une grande influence sur le poëme\ : dans plusieurs endroits il règne une mélancolie, une sensibilité profonde, qui peut-être manque particulierement au Poeme des Jardins. Les malheurs de la France ont perfectionné son poëte: c'est sur le bord de l'abyme le plus dangereux que brillent les fleurs les plus odorantes. / Voici quelques morceaux à l'appui de ce que j'avance. Je choisis dans le troisième chant, le sublime passage sur les époques de la terre.”.
15 Id., p. 349-350.