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M., Le Premier voyage d'un Parisien

Signé d'une simple initiale, M., Le Premier voyage d'un Parisien, ou Promenades d'un écolier en vacances, à Beauvais, Dieppe, Le Havre, Rouen, en passant par Morfontaine, Ermenonville, Senlis, Chantilly, Clermont, Neufchâtel, Forges, Fécamp, Bolbec, Yvetot, Louviers, etc. (1819) est, comme l'indique la page de titre, un “ouvrage principalement destiné à la jeunesse”. Selon une pratique relativement fréquente pour ce type de textes instructifs, l'auteur est censément un père de famille, qui s'est décidé à rendre accessible à tous une création pédagogique initialement composée pour son seul fils1. Les deux personnages dialoguent au fil de l'œuvre, qui se présente comme un itinéraire, divisé en “journées”. L'adulte y distille des connaissances diverses sur les lieux évoqués, en s'appuyant au besoin sur des extraits littéraires.

Les vers de Delille sur le spectacle de la mer sont convoqués pour servir d'introduction à un chapitre portant sur le même thème, mais ils sont rapidement désignés comme un discours aux contenus limités, que l'enfant souhaite voir complété par des précisions plus scientifiques. En ce sens, le mouvement du Premier voyage tend à répliquer celui attendu des lecteurs du poème : les vers y sont à la fois une unité autonome et le point de départ potentiel d'un apprentissage, pris en charge par les notes dans L'Homme des champs, mais ici assumé par la suite du dialogue.

          VIIIe JOURNÉE.

          Jeudi, 3 septembre.

La Jetée. — Spectacle de la Mer. — Théorie du flux et du reflux. — Maison Bouzard. — Le Quai. — Le Port. — Visite du Régent. – Arrivée du Paquebot The Unity. — Courte Promenade sur Mer. — Le Faubourg Pollet. - Dunes de droite. — Parc aux huîtres. — Intérieur de la Ville. — Tour Saint-Jacques.

O mer ! terrible mer ! quel homme à ton aspect
Ne se sent pas saisi de crainte et de respect !
De quelle impression tu frappas mon enfauce !
Mais alors je ne vis que ton espace immense :
Combien l'homme et ses arts t'agrandissent encor !
Là, le génie humain prit son plus noble essor.
Tous ces nombreux vaisseaux suspendus sur ses ondes,
Sont les nœuds des états , les courriers des deux mondes.
Comme elle à son aspect vos pensers sont profonds.
Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds
Les débris disparus des nations guerrières,
Leur or, leurs bataillons, et leurs flottes entières ;
Tantôt avec Linnée2 enfoncé sous les eaux,
Vous cherchez ces forets de fucus, de roseaux ;
De la Flore des mers invisible héritage,
Qui ne viennent à nous qu'apportés par l'orage ;
Eponges, polypiers, madrépores, coraux.
Des insectes de mer miraculeux travaux.
Que de fleuves obscurs y dérobent leur source !
Que de fleuves fameux y terminent leurs courses !
Tantôt, etc.

     (DELILLE , l'Homme des Champs, Ch. 3e.)

L'Imagination, l'Homme des Champs, un La Fontaine composent notre bibliothèque de voyage. Avec quel plaisir, seuls alors au bout de la jetée y car sept heures sonnoient à peine, nous lisons et relisons, en en facilitant l'explication à notre élève, ce beau morceau du brillant et gracieux auteur de tant de descriptions élégantes et pittoresques !

La jeunesse est naturellement avantageuse ; notre écolier ne voulut-il pas prétendre que, malgré son enfance, il sauroit trouver autre chose, dans le spectacle de la mer, qu'un espace immense ?…. et en même temps il nous somma, pour qu'il fût à même de tenir parole, de lui expliquer, comme nous le lui avions promis, la théorie des marées montantes et descendantes, et pourquoi le port étoit encore, à cette heure, presque dénué d'eau , et par quel phénomène il ne s'emplissoit que peu à peu. Nous fîmes droit à sa requête à-peu-près en ces termes :

— On appelle le flux et le reflux, ainsi que nous te l'avons déjà indiqué hier, un mouvement journalier qu'on observe dans les mers vastes et profondes. L'Océan monte et descend deux fois par jour par l'effet de deux mouvemens contraires ; tous les jours ses eaux sont entraînées, pendant six heures de suite, du midi au septentrion , et elles s'élèvent tantôt plus, tantôt moins, se répandant sur les rivages : c'est ce que l'on nomme le flux3.

Vers concernés : chant 3, vers 225-245.

Delille est toutefois loin de se voir réduit à une forme de pré-texte pour la leçon. Le fait que deux des textes mentionnés comme formant le bagage des personnages soient des poèmes de sa main trouve des échos dans d'autres parties de l'œuvre. En effet, l'auteur cite encore un quatrain sur Newton tiré de L'Imagination4, mais aussi des vers des Jardins5 et des Trois Règnes de la nature6, et surtout, lors de cette dernière mention, il ajoute en note une notice biographique de deux pages sur le poète, en précisant d'emblée : “Nous n'avons encore donné aucune notice sur Delille, soit par oubli, soit plutôt parce qu'il nous sembloit que nos plus jeunes lecteurs connoissoient bien ce poète célèbre, mort il y a peu d'années7.” Or cette remarque fait système avec la la manière dont la citation de L'Homme des champs reste suspendue sur un “etc.” : l'auteur paraît tenir son public pour capable de compléter s'il le souhaite par lui-même l'extrait de Delille.

Enfin, dans les pages consacrées à Ermenonville, la description d'une des fabriques, pyramide “ruinée” dont chaque face rendait respectivement hommage aux poètes bucoliques Théocrite, Virgile, Thomson et Gessner, est l'occasion de ce souhait : “Exprimons ici le vœu que ce monument élevé à la poésie champêtre soit bientôt rétabli. Sans doute alors il présentera une cinquième face que le goût et le patriotisme consacreront au chantre harmonieux des jardins et de l'homme des champs8.

Le Premier voyage d'un Parisien n'est pas le seul texte à relater un transport du texte vers un site naturel, face auquel les vers de Delille sont récités, comme pour les confronter à leur pendant référentiel “réel”. On retrouve cette pratique, par exemple, dans les “Nachrichten über Finnland” parues en 1805.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/06/16 14:48


1 M., Le Premier voyage d'un Parisien, ou Promenades d'un écolier en vacances, à Beauvais, Dieppe, Le Havre, Rouen, en passant par Morfontaine, Ermenonville, Senlis, Chantilly, Clermont, Neufchâtel, Forges, Fécamp, Bolbec, Yvetot, Louviers, etc., Paris, Nepveu, 1819, p. i.
2 NDA : “Charles Linnæus , né en Smaland, province de Suède, en 1707 ; l'un des plus grands naturalistes du dix-huitième siècle, et celui de tous les botanistes qui a exercé sur la science l'influence la plus universelle. Un monument magnifique lui a été érigé dans le jardin de l'Université d'Upsal qu'il avoit dirigée pendant quarante ans. Mort dans cette dernière ville, le 10 janvier 1778.”, p. 146.
3 Id., p. 126-129.
4 Id., p. 34.
5 Id., p. 8 et 48.
6 Id., p. 171.
7 Id., p. 181.
8 Id., p. 24.