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L'Homme des bois

L'Homme des bois, ou l'homme des champs travesti, est une longue parodie du poème de Delille, publiée dès 1801 par un auteur non identifié, qui signe des initiales P. S. Cette réécriture « burlesque » et en octosyllabes suit pas à pas son modèle, pour en écorner jusqu’aux plus beaux morceaux.

Mais la préface montre que parodier peut constituer un hommage. L’auteur y justifie en effet sa démarche en arguant de l'immense succès de son modèle, et il attaque les critiques qui ont reproché à L’Homme des champs un manque de structure. N’est-ce pas un plan, demande-t-il, “que d’avoir pu réunir dans un cadre si étroit, tout ce que la poésie a d’enchanteur, tout ce que l’harmonie a de céleste1 ?” Le parodiste donne son propre travail comme gage de cette défense : “si jamais il fut difficile de répandre de la gaieté” sur un texte, estime-t-il, “c’est sans doute sur celui-ci, où tout est grand, sérieux et de la plus grande beauté”, et où, “pour dix vers de défectueux, et quelque uniformité dans les tableaux champêtres”, on trouve “mille choses charmantes qui rachettent ces légers défauts2”.

La réécriture se déploie sur 425 octosyllabes, contre 650 alexandrins dans l'original. Contrairement à son modèle, l'auteur ne s'astreint pas aux rimes suivies, ce qui facilite sans doute un démarquage étroit des contenus.

Allons, Muse, un peu de courage,
Suivons les ordres du destin ;
S’arrêter en si beau chemin
Ne serait ni prudent ni sage.

[5] Fixons d’un regard assuré
Le terme de notre voyage :
Ce pays est un peu sauvage,
Et plus d’un auteur égaré
Sans doute y fit plus d’un naufrage.

[10] Mais le hardi navigateur
Qui doubla le cap de Tourmente3
Ne cède pas à l’épouvante,
Lorsqu’il a franchi l’équateur.

Suivons donc ce mortel aimable,
[15] Si vertueux dans ses penchans,
Qui n’aime au monde que les champs,
Et donne tout le reste au diable.

Vous donc qui n’avez d’autre soin,
D’autres plaisirs que la campagne,
[20] Munissez-vous d’une compagne
Pour satisfaire à vos besoins :
Faites-vous quelques connaissances
Pour y doubler vos jouissances ;
L’homme seul bâille, dort, languit ;
[25] Mais à deux on se réjouit.

Alors s’il vous prend fantaisie
D’apprendre la Géologie,
Prenez votre petit Albert4,
C’est le livre dont je me sers.

[30] Allons, sortons, car il me semble
Que pour deviner ses secrets,
Nous les trouverons mieux ensemble.

Parmi le nombre de sujets
Que votre domaine rassemble,
[35] J’aime à voir ces champs raboteux,
Ces bois, ces crevasses affreuses,
Ce mont pelé, voluptueux,
Et ces empreintes désastreuses
Dont l’aspect est superbe…. affreux !

[40] Pour expliquer cette harmonie,
Besoin n’est d’un double génie ;
Ce sont des mystères profonds
Que connaissent tous les bouffons.

L’un dit que Dieu levant l’écluse
[45] Qui bridait jadis le déluge,
Laissa tant pleuvoir ici-bas,
Qu’il nous mit dans un mauvais cas.

Forcé de trouver un refuge,
L’homme pressé de toutes parts,
[50] Voyait s’élever des montagnes
Où jadis avec leurs compagnes
Venaient barbotter ses canards.

Enfin, tout mouillé par l’orage,
Il se recueille, prend courage,
[55] Et grimpe le mont Saint-Bernard.

Là son œil vit d’étranges choses,
Et d’horribles métamorphoses ;
Le grand trou de Maupertuis,
Et les tourbillons de Descarte5,
[60] Enfin il vit bien du pays
Qu’on ne trouve plus sur la carte.

C’est depuis ce temps inconnu
Qu’on trouve la terre sur l’onde,
Et que la mer enlève au monde
[65] Les deux tiers de son revenu.

Mais sans aller chercher la cause,
Bornez-vous aux effets constans ;
Laissez, laissez couler le temps,
Qu’il galoppe ou qu’il se repose,
[70] Et jouissez de vos instans.
Ah ! ah ! voici quelque merveille ;
Voyons, abordons ce vieillard,
À son récit prêtons l’oreille.

Vous voyez ces débris épars,
[75] Dit-il, et ces roches profondes ?
C’est là qu’un fleuve impétueux
Jadis a déposé ses ondes.
Mais, ô souvenir ! jour affreux !
Le fleuve filtrant goutte à goutte,
[80] Trouvant le rocher trop pesant,
Un beau jour vous brise la voûte,
Et s’élève comme un géant.
Alors, dans l’accès de sa rage,
Il emporta jusqu’au village.

[85] Je vous parle de plus d’un jour ;
Car s’étant ennuyé sans doute,
Dès long-temps il changea de route,
Et n’est pas encor de retour.

Mais dans deux cents mille une année
[90] On prétend qu’il doit revenir,
Quand il aura fait sa tournée.

Ainsi donc, pour vous en finir,
Voyons ces mouvemens du monde ;
Voyez cette terre féconde,
[95] Qui, sur les monts où l’ont jeté [sic]
Les siècles, les vents et nos rimes
Garde à la pointe des abîmes
Sa forme et sa virginité.

Ici l’ouragan indompté
[100] Vomissant les feux et la foudre,
Brise, soulève et met en poudre
Hameau, campagnes et cités ;
Si, que le fleuve épouvanté
Fuyant dans la mer Pacifique,
[105] Fut si fortement balotté,
Qu’il vint tomber dans la Baltique.

Les feux sont bien d’autres mutins ;
Ils ont leurs torrens, leurs tempêtes,
Chaque jour vous voyez des têtes
[110] En donner des signes certains.

Les âmes folles et brûlantes,
Dans leurs passions turbulentes,
Le bruit, les ravages des camps,
Sont les images des volcans.

[115] Mais bientôt la fille d’Astrée6,
Sillonnant la voûte azurée,
Descend l’olivier dans ses mains,
Et vient consoler les humains.

Alors Flore avec sa corbeille
[120] Vient planter la rose et le lis.
Douce et consolante merveille,
Je ne vois plus que des épis
Où jadis la Mort en furie
Moissonnait ces jeunes héros
[125] Que pleure encore la patrie.

Du moins, pour adoucir nos maux,
La Vertu, jadis si farouche,
Au jeune Hymen offre sa couche ;
Et de leurs feux réparateurs
[130] Sont déjà nés les nouveaux braves
Qui seront un jour leurs vengeurs,
Et l’épouvante des esclaves.

Mais, Muse, que sont devenus
Mes conseils, nos champs, nos prairies,
[135] Le charme de nos rêveries,
Et nos plaisirs trop peu connus ?

Laissons-là les camps, les batailles,
Et tous les débris des cités,
Cherchons quelques antiquités ;
[140] Ouvrons le sol jusqu’aux entrailles.

Là l’œil, avec étonnement,
Voit cet immense monument
Des arts de Rome et de la Grèce
Que peut-être un jour dans Lutèce
[145] Profanera maint ignorant.

Parmi ces marbres, ces portiques,
Et tous ces palais magnifiques,
Jadis du sage fréquentés,
Qui semblent encore habités,
[150] Voyez ces grotesques figures
Conserver encor leurs allures,
Leurs caractères et leurs penchans.

Contemplez ces tableaux touchans :
De ce fils emportant son père,
[155] Cet autre son Dieu tutélaire ;
Cet Harpagon7 qui cache encor
Ses clefs, ses coffres et son or ;
Et ce pauvre rimeur bancroche,
Qui fourre ses vers dans sa poche ;
[160] Et ce buveur qui dans sa main
Tient son dernier verre de vin.
Tous sont prêts à tomber en poudre,
Tous ont encor le mouvement,
Et je vois d’ici le moment
[165] Où les aura surpris la foudre.

Gloire à ce sublime bouffon,
Qui, dans sa retraite profonde,
De plus d’un mystère profond
A daigné faire part au monde.

[170] Il fut un mauvais voyageur ;
Mais dans son manoir solitaire,
Il eut plus d’un ambassadeur
Qui, des pôles à l’équateur,
Allait et venait pour lui plaire.
[175] Oh ! S’il eût vu ces monts fameux,
Le Cantal et le Puy-de-Dôme,
Planer sur les airs orageux !
Ces laves, ces volcans nombreux,
Si dignes de nos curieux,
[180] Et des regards d’un si grand homme,
Il nous eût dit comment la mer
Couvrit de cent couches profondes
Cet antique séjour des ondes
Que les volcans ont entrouvert.

[185] En voyant les grandes images
Qu’a fait la longue main des âges,
Il eût bien vu que le chaos,
Sans doute laissa là ses os.

Il aurait augmenté sa gloire
[190] En faisant quelque longue histoire
De ce grain de sable mouvant,
Si précieux pour un savant,
Qui balotté par nos espiègles,
A roulé dans la main des siècles,
[195] Et dans les mers a tant coulé,
Sur les monts il a tant roulé,
Qu’enfin descendu de leurs cîmes,
On le trouve encore tout moulé
Dans les plus profondes des abîmes.

[200] Enfin, humble contemporain,
Du grand-œuvre de Prométhée,
Cette merveille si vantée,
Ce grain aujourd’hui n’est qu’un grain ;
Mais fils du temps, des airs, de l’onde,
[205] Ce grain est l’histoire du monde.

Combien de sources de plaisirs
Peuvent occuper vos loisirs !
Combien de riches phénomènes
Contient la mer dans ses domaines ?

[210] Ô mer, ô mer, terrible mer !
Qui d’un souvenir trop amer,
Frappe mon âme épouvantée ;
J’ai vu tes ondes engloutir
Mon émeraude, mon saphir,
[215] Mon café, mes joujoux d’Ophir8,
Et ma perruche de Morée9.

Ici mes pensers sont profonds
Comme tous ces gouffres sans fonds.

Là disparurent ces richesses
[220] Si chères à nos élégans,
Que l’or des petites maîtresses
Dispute à tous les élémens.

Trop innocente fantaisie
Qu’un sibarite infortuné
[225] Attendait pour son déjeuné
Des bords paisibles de l’Asie.

C’est là qu’enfoncé sous les eaux
Parmi les fucus, les roseaux,
Linné butinait en silence
[230] Cette collection immense
Qu‘admire [sic] la Suède et la France.

C’est là que, trompé par mon œil,
J’ai pris le thon pour la sirène,
La baleine pour un écueil,
[235] Et l’écueil pour une baleine.

Là, j’ai vu des volcans éteints,
D’autres bouillant comme une soupe,
D’autres soutenant sur leur croupe
Des Alpes et des Apennins,
[240] Jadis à la place des nôtres,
Qui sans doute iront à leur tour
Visiter l’humide séjour,
Et puis céder leur place à d’autres.

Avant ces hardis mouvemens,
[245] Pagès10 fera bien des romans,
Et la guerre bien des ravages;
Plus d’un Rapinat déhonté11,
Plus d’un satrape insatiable,
Et plus d’un ministre vanté
[250] Auront rendu leur âme au diable ;
Plus d’un grand nom aura péri
Et plus d’un grand fleuve tari.

C’est par ces étonnans échanges
Qu’où paissaient jadis les troupeaux,
[255] Voguent aujourd’hui les vaisseaux,
Et que se formaient les coraux
Où l’on voit croître les oranges.

Mais quittons ces mouvans tableaux,
Et revenons voir nos ruisseaux ;
[260] Non pas ceux dont les rimes fades
De tant de peintres langoureux
Ont fait déserter les Naïades
Pour les rendre aussi tristes qu’eux.

Mais ceux qui, simples dans leur source,
[265] Peuvent fixer les voyageurs ;
Que bordent des tapis de fleurs,
De leur embouchure à leur source ;
Ou ceux encore plus précieux,
Et dont les vertus efficaces
[270] Rendent la paix à nos gouteux,
Ainsi que l’embonpoint aux grâces.

C’est là que viennent tous les ans
Les libertins et les gourmans
Expier par des sacrifices,
[275] Leurs jeux, leurs amours, leurs délices.

Mais laissons là ces malheureux,
Et qu’un régime diététique
Nous sauve de ces maux affreux.

Voyez ce site romantique,
[280] Où le peintre assis sur des fleurs,
Apprend le grand art des couleurs.

Le poëte mélancolique,
Le front appuyé sur la main,
Cherche une rime pindarique,
[285] Qu’il ne saisira que demain.

Le sage aime cette demeure,
Ses jours s’y passent comme une heure ;
Et vous, d’un œil observateur,
Vous y contemplez le grand œuvre
[290] Et les bienfaits du créateur.

Sur cette grande architecture,
S’empreint dieu, l‘homme et la nature,
Qui, tantôt égayant ses traits,
Et tantôt dédaignant les grâces,
[295] Du vieux chaos offre les traces,
Ou reprend ses jeunes attraits.

Sous ces vieux ossemens du monde,
S'ouvrit une plaine féconde ;
Là le printemps, là les hivers.

[300] Salut, terrible Montanvers,
Salut à vos masses énormes,
A vos prismes éblouissans,
A l’élégance de vos formes,
A vos vallons retentissans.

[305] Je vous admire, et je frissonne
De froid, de peur et de plaisir ;
Je vous consacre mon loisir
Et vous présente ma couronne.

Mais enfin, ne badinons pas ;
[310] Et n’allons pas en téméraire
Sur cette côte solitaire,
Nous mettre dans un mauvais cas ;
Il ne faudrait qu’un seul faux pas
Pour rouler au fond de l’ornière.

[315] Un grain est un petit fardeau,
Mais la chute augmente sa masse ;
En roulant, il prend, il amasse
La neige ; et sous son poids nouveau,
En bondissant de roche en roche,
[320] Emporte tout ce qu’il accroche.

Or donc, en tombant comme lui,
Avant de trouver quelqu’appui,
Nous aurions plus d’une taloche.

Ainsi suivi des médecins,
[325] Le mal, comme un autre Encelade,
Grossit, grossit, tant qu’à la fin
Il vous emporte le malade.

O France! ô jours pleins de douleurs !
Le gendre d’un banquier d’Espagne,
[330] Et six escadrons d’orateurs,
Qu’un diable d’enfer accompagne,
Renversent la sainte montagne.
Frères-amis, versez des pleurs,
Et retournez à votre bagne12.

[335] Nous, nous allons à Chantilly,
Faire encor un petit voyage ;
Nous verrons Meudon et Marly,
Saint-Cloud, Neuilly, Poissy, Passy,
Et peut-être à notre passage
[340] Ferons-nous halte à Tivoly13.

Là, sous un dôme de verdure,
Une douzaine de buveurs,
Enfans gâtés de la nature,
En couvrant leur coupe de fleurs,
[345] La font circuler à la ronde ;
Et dans ces paisibles abris,
Oublient les grandeurs du monde,
Et les sottises de Paris.

Mais en dépeçant son éclanche,
[350] L’un aperçoit de la pervenche.
De la pervenche, juste Dieu !
Venez, venez, mon cher Jussieu.
– Eh bien ! qu’est-ce ? – De la pervenche !
De la pervenche ! cher Rousseau !
[355] O bonheur ! grâce inespérée !
Ah! la pervenche est ignorée
Chez les Robert et les Méo.
Chantons Flore, chantons Cybèle,
Jamais je n’en vis de si belle.
[360] Nos discours sont de tous les temps,
Fêtons Bacchus et le printemps.

Et voilà la troupe joyeuse
Qui se disperse dans le champ,
Pour y recueillir le chiendent,
[365] Plante féconde et populeuse,
Plaçant, mariant avec art,
L’agaric et le nénuphar,
Plante terrible et salutaire,
Qu’on fuit, qu’on abhorre à Cythère ;
[370] On joint à la collection
Le silex, l’ours, le hérisson,
Le mouton, la caille et la grue,
L’amiante, le zinc, la tortue,
L’anguille et la corne d’ammon,
[375] Le rat, le singe et la laitue,
Le sel, le soufre et le héron.

Chacun au cabinet du sage
Trouvera son compartiment ;
Ils seront son amusement,
[380] Ses plaisirs, son unique ouvrage ;
Plaisir louable assurément,
Et qui ne cause aucun dommage.
A cette curiosité
Il faudrait joindre l’analyse,
[385] L’histoire, la propriété ;
Mais s’il faut que je vous le dise,
Mon vers trop court pour le sujet,
Sèche et périt sur la matière ;
Ainsi, je vais changer d’objet :
[390] Approuvez, sifflez mon projet,
Je m’en bats l’œil et la croupière14 ;
Chacun de nous fait ce qu’il peut,
Et n’est pas en verve qui veut.

J’aime l’histoire naturelle,
[395] Mais non pas l’histoire des morts ;
Et que ferais-je de ces corps
Privés de vie et de ressorts ?
Jouissance triste et cruelle,
Rare et sublime invention,
[400] Digne de Pline et de Buffon ;
Mais qui, pour un homme sensible,
A je ne sais quoi de pénible
Qui nuit à l’admiration.

Passe encor pour ce chien fidèle,
[405] J’aime à me rappeler son zèle ;
Qu’un simple et petit monument
Consacre à jamais la mémoire
De ce héros du sentiment.

Je vous fais grâce de l’histoire
[410] De ma chère et douce raton.
A l’innocence d’un mouton,
Elle unissait cette finesse,
Ce tact, cette délicatesse,
Qu’a toute chatte du bon ton,
[415] Lorsqu'elle vit chez la noblesse.

Souvent jouant l’air endormi,
Elle attendait cet ennemi,
Animal sot et téméraire,
Qui dévore indifféremment
[420] Mon Tacite et mon vieux Homère,
Et les Homère d’à-présent.

Ou s’asseyant sur mon volume,
Dérangeait par ses bonds divers,
Tantôt ma main, tantôt ma plume,
[425] Et troublait l'ordre de ces vers15.

Vers concernés : chant 3, vers 1-650

L'Homme des bois suit fidèlement l'ordre du texte de Delille, tout en le condensant. La réduction la plus importante est très localisée : elle affecte la description des collections, que l'auteur anonyme ramène à une trentaine de vers, contre plus de cent cinquante alexandrins dans l'original.

MOTIFS TRAITÉS HOMME DES CHAMPS HOMME DES BOIS
Préambule v. 1-20 v. 1-17
Promesse de jouissance (« Vous donc… ») v. 21-28 v. 18-25
Invitation à observer la nature en naturaliste v. 29-46 v. 26-43
Théorie du déluge v.47-86 v. 44-70
Mouvement des eaux v. 87-132 v. 71-114
Volcanisme et désastre d’Herculanum v. 133-174 v. 115-165
Hommage à Buffon v. 175-184 v. 166-174
L’Auvergne, les montagnes et le grain de sable v. 185-220 v. 175-205
La mer v. 221-268 v. 206-257
Ruisseaux et eaux thermales v. 279-298 v. 258-278
Panoramas “romantiques” v. 299-354 v. 279-308
Avalanches v. 355-375 v. 309-327
Déploration de la Révolution v. 376-378 v. 328-334
Courses botaniques v. 379-464 v. 335-365
Création d’une collection d’histoire naturelle v. 465-620 v. 366-393
Place de la taxidermie et hommage à Raton v. 621-650 v. 394-425

Maintien de vers repères

Comme toute parodie efficace, L'Homme des bois (HDB) suppose que son lecteur se souvienne bien de L'Homme des champs (HDC). Si l'auteur facilite ce jeu de mémoire en suivant l'ordre de l'original, il a aussi soin de mimer étroitement certains vers clés, en conservant souvent leurs rimes. On notera par exemple :

  • “Besoin n’est d’un double génie” (HDB, 41) pour “Vous n’aurez point recours à ce double génie” (HDC, 43).
  • “Ce sont des mystères profonds / Que connaissent tous les bouffons” (HDB, 42-43) pour “Pour vous développer ces mystères profonds, / Venez, le vrai génie est celui des Buffons” (HDC, 45-46).
  • “Bornez-vous aux effets constans” (HDB, 67) pour “Le sage ne voit plus que des effets constants” (HDC, 85).
  • “Là l’œil, avec étonnement, / Voit cet immense monument” (HDB, 141-142) pour “Contempleront au loin avec étonnement / Des hommes et des arts ce profond monument” (HDC, 161-162).
  • “Et dans les mers a tant coulé, / Sur les monts il a tant roulé” (HDB, 195-196) pour “Combien de temps sur lui l’océan a coulé ! / Que de temps dans leur sein les vagues l’ont roulé !” (HDC, 209-210), la répétition de “tant” remplaçant celle de “temps”.
  • Mais fils du temps, des airs, de l’onde, / Ce grain est l’histoire du monde” (HDB, 204-205) pour “Mais, fils du temps, de l’air, de la terre, et de l’onde, / L’histoire de ce grain est l’histoire du monde” (HDC, 219-220)
  • Ô mer, ô mer, terrible mer !” (HDB, 210) pour “O mer, terrible mer, quel homme à ton aspect” (HDC, 225)
  • “Ici mes pensers sont profonds / Comme tous ces gouffres sans fonds” (HDB, 217-218) pour “Comme elle à son aspect vos pensers sont profonds : / Tantôt vous demandez à ces gouffres sans fonds” (HDC, 233-234)
  • “Qu’où paissaient jadis les troupeaux, / Voguent aujourd’hui les vaisseaux” (HDB, 254-255) pour “Ainsi l’ancre s’attache où paissoient les troupeaux, / Ainsi roulent des chars où voguoient des vaisseaux” (HDC, 265-266)
  • “Voyez ce site romantique” (HDB, 279) pour “Quels sublimes aspects ! quels tableaux romantiques !” (HDC, 304)
  • “Là le printemps, là les hivers. / Salut, terrible Montanvers” (HDB, 299-300) pour “A leur pied le printemps, sur leurs fronts les hivers. / Salut, pompeux Jura, terrible Montanverts” (HDC, 341-342).
  • “De la pervenche, juste Dieu !” (HDB, 351) “La pervenche, grand Dieu ! la pervenche ! […]” (HDC, 441).
  • Chantons Flore, chantons Cybèle, / Jamais je n’en vis de si belle” (HDB, 358-359) pour “On fête, on chante Flore et l’antique Cybèle, / Éternellement jeune, éternellement belle” (HDC, 455-456).
  • “Passe encor pour ce chien fidèle, / J’aime à me rappeler son zèle” (HDB, 404-405) pour “Mais si quelque oiseau cher, un chien, ami fidèle / A distrait vos chagrins, vous a marqué son zèle” (HDC, 627).
  • Dérangeait par ses bonds divers, / Tantôt ma main, tantôt ma plume, / Et troublait l'ordre de ces vers” (HDB, 423-425) pour “Ou déranger gaîment par mille bonds divers / Et la plume et la main qui t’adressa ces vers” (HDC, 649-650).

Burlesque et héroï-comique

L'auteur croise registres et style.

D'un côté, des réalités que Delille peint comme sublimes sont traitées de manière prosaïque, selon un procédé de dégradation typique du burlesque. L'avalanche cesse d'être terrible dès lors qu'elle ne risque plus que de pousser le voyageur dans une “ornière” (HDB, 314) et de l'exposer dans sa chute à “plus d'une taloche” (323). Dieu crée le déluge en ouvrant une “écluse” (45), etc.

D'un autre côté, inversement, le locuteur de la parodie traite sur un ton élevé des accidents plats ou cocasses, ce qui relève de l'héroï-comique. Ainsi, il a “l'âme épouvantée” par un naufrage tout matériel, la perte au fonds des eaux de ses bijoux, son café, ses joujoux et sa perruche (214-216), ou encore, il s'enthousiasme pour le chiendent, qualifié de “Plante féconde et populeuse (365).

Calembour et sexualisation

Le comique est carnavalesque. Buffon devient un “bouffon” (HDB, 43 et 166) et les conseils de Delille se font grivois. Quand L'Homme des champs invite son lecteur à se former en “sage” aux sciences contemporaines, afin d’accroître par ses “connaissances” les “jouissances” que procure la contemplation de la nature (HDC, 23-24), son imitateur reprend en effet la rime en donnant aux deux derniers mots un sens équivoque (connaître une personne prenant le sens de s'unir sexuellement avec elle). Le “mortel aimable, / […] Qui n’aime au monde que les champs, / Et donne le reste au diable”\ aura soin de conserver une maîtresse :

     Munissez-vous d’une compagne
     Pour satisfaire à vos besoins :
     Faites-vous quelques connaissances
     Pour y doubler vos jouissances (HDB, 14-23).

Pseudo-savoirs

Dans la parodie, la science du poète-savant s'avoue fragile. Il puise sa géologie dans un almanach (HDB, 27-28), mêle les systèmes de Descartes et Newton (58-59) et surtout, il juge impossible de mettre réellement le savoir en vers. Réduite à l'observation, sa science s'interdit tout approfondissement :

     A cette curiosité
     Il faudrait joindre l’analyse,
     L’histoire, la propriété;
     Mais s’il faut que je vous le dise,
     Mon vers trop court pour le sujet,
     Sèche et périt sur la matière (383-388).

Exaspération de la disparate

La quête de la brièveté renforce l'artifice de nombreuses transitions et suscite des rapprochements cocasses, par lesquels l'humoriste cherche à “violer […] les lois du bon sens par des contrastes ridicules16”. C'est le cas lorsque la course botanique s'unit soudain à la constitution du cabinet d'histoire naturelle : le locuteur compose un bouquet ou un panier où entrent d'abord le “chiendent” (HDC, 364), puis “L’agaric et le nénuphar” (367) et, par une sorte d'emballement vers l'absurde,

     Le silex, l’ours, le hérisson,
     Le mouton, la caille et la grue,
     L’amiante, le zinc, la tortue,
     L’anguille et la corne d’ammon,
     Le rat, le singe et la laitue,
     Le sel, le soufre et le héron (371-376).

Autre exemple de coq-à-l'âne, la pervenche est célébrée, non pour sa beauté ou sa rareté, mais parce qu'elle ne figure pas au menu des Méots (357) – ce que l'original applique à l'humble repas des jeunes botanistes.

Portrait du poète en locuteur malhabile

Les vers 371-376 sont aussi un pastiche des listes présentes dans le texte, et ce n'est pas le seul exemple de railleries visant directement le style de Delille. Ailleurs, l'auteur lui prête des rimes fausses, comme espiègles/siècles, mots soulignés par des italiques (HDB, 193-194). Il imite en les outrant ses jeux de rejets, comme dans “En roulant, il prend, il amasse / La neige (317-318).

Il tourne par ailleurs certaines expressions ou idées en dérision, en y révélant des potentialités comiques insoupçonnées. Ainsi, Linné devient ici un homme-poisson, capable d'herboriser sous la mer :

     C’est là qu’enfoncé sous les eaux
     Parmi les fucus, les roseaux,
     Linné bâtissait en silence
     Cette collection immense […] (227-230)

Or l'original indique bien : “avec Linnée enfoncé sous les eaux, / Vous cherchez ces forêts de fucus, de roseaux” (HDC, 237-238)… Même effet, à la fin du texte, lorsque le parodiste note que le spectacle des animaux empaillés “pour un homme sensible, / A je ne sais quoi de pénible / Qui nuit à l’admiration” (HDB, 401-403), mais n'en recommande pas moins de naturaliser chien et chats.

Enfin, alors que la préface refuse d'accepter l'idée que le plan manque d'ordre, la fin du chant, telle qu'elle apparaît chez Delille (“Ou déranger gaîment […] / Et la plume et la main qui t’adressa ces vers”, HDC 649-650) devient l'aveu d'une composition dérangée et désordonnée (le chat a troublé “l'ordre de ces vers”, HDB, 425). Et ce manque de cohérence apparaît encore lorsque le poète de la parodie constate qu'il s'est égaré loin des objets annoncés :

     Mais, Muse, que sont devenus
     Mes conseils, nos champs, nos prairies,
     Le charme de nos rêveries,
     Et nos plaisirs trop peu connus ? (133-136)

Limites

Trois différences importantes éloignent toutefois l'imitation de sa source.

D'une part, le locuteur de L'Homme des bois se manifeste beaucoup plus que celui de L'Homme des champs : le pronom je apparaît 13 fois dans la parodie, contre 8 fois dans l'original.

D'autre part, la brièveté de l'octosyllabe prive le parodiste des ressources de l'allitération : l'harmonie imitative que recherche souvent Delille ne peut guère être mise en scène ici.

Enfin, l'auteur anonyme ne propose aucune note, il ne soumet donc pas l'appareil du commentaire à son ironie.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/04/02 20:08
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/18 14:59


1 L’Homme des bois, ou L’Homme des champs travesti, poëme burlesque en quatre chants, Paris, Barba, 1801, p. xxii.
2 Id., p. xxiv.
3 Actuel cap Tourmente, cap canadien situé sur le Saint-Laurent et baptisé ainsi par Champlain.
4 On appelait “petit Albert” un traité populaire, diffusé en abondance par colportage au 18e siècle : les Secrets merveilleux de la Magie naturelle et Cabalistique du Petit Albert. Ce manuel n’a rien à voir avec la géologie, mais il offrait, entre autres, des recettes pour réparer les pucelages, avoir du raisin au printemps ou connaître les peuples féeriques habitants les quatre éléments…
5 Alliance bouffonne de deux systèmes physiques incompatibles, la théorie newtonienne (défendue en France par Maupertuis) et la théorie cartésienne des tourbillons.
6 La périphrase paraît désigner Thémis, déesse de la justice et de la paix, et fille, selon certaines traditions, d’Astrée et Jupiter.
7 Personnage de L’Avare de Molière.
8 Ville ou région citée dans la Bible pour sa richesse.
9 Le Péloponnèse.
10 Il semble s’agir de François-Xavier Pagès de Vixouse (1745-1802).
11 À la veille du Consulat, le commissaire des guerres Jean-Jacques Rapinat fut violemment mis en cause pour sa gestion des impôts imposés à la République hélvétique, alors envahie par les troupes révolutionnaires. Attaqué pour sa voracité par les écrivains locaux (Philippe-Sirice Bridel lui décocha l’épigramme “Le bon Suisse qu'on assassine / Voudrait, au moins, qu'on décidât / Si Rapinat vient de rapine / Ou rapine de Rapinat”), Rapinat fut accusé en 1799 d’avoir couvert le détournement d'une partie des seize millions de livres ainsi rassemblées, dans le cadre d’une campagne contre son beau-frère Jean François Reubell, figure clé du Directoire, que ce scandale força à la retraite.
12 Nouvelle allusion politique. Là où Delille dénonce la Terreur, le parodiste fait mine de déplorer sa fin. Le 9 thermidor, Tallien, gendre du fondateur de la banque d'Espagne François Cabarrus, fut l'un des artisans de la chute de Robespierre et ainsi, de la défaite de la Montagne, ou aile gauche de la Convention. Malgré le concours qu'ils avaient apporté à ce dénouement, les montagnards Collot d'Herbois et Billaud-Varenne furent en effet déportés à Cayenne en 1794, d'où la mention de “frères-amis […] au bagne”.
13 Parc parisien, chanté par Delille dans Les Jardins.
14 Le derrière.
15 Id., p. 59-82 (nous intégrons les errata indiqués dans le volume original).
16 Id., p. xxv.