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Aubert Aubert Du Petit-Thouars, Histoire d'un morceau de bois

Raconter le cycle de vie de petits objets fut l'un des grands ressorts de la vulgarisation scientifique en prose, après le milieu du 19e siècle. L'Histoire chimique d'une chandelle de Faraday (pub. angl. 1861) et l'Histoire d'une bouche de pain de Jean Macé (1861), entre autres, suivent ce modèle. Or le botaniste Du Petit-Thouars, qui expérimente la formule dès 1815 dans son Histoire d'un morceau de bois, y désigne explicitement Delille comme l'un de ses inspirateurs.

Lorsqu'il expose son projet de retracer l'histoire d'un être inanimé, Du Petit-Touars cite l'exemple de plusieurs poètes. Il évoque La Fontaine, dont une des fables brosse le parcours qui mène d'un “bloc” de pierre à une statue, puis Horace, auteur d'un poème où le bois d'une sculpture raconte son propre façonnage, depuis la sélection du “tronc” de figuier dont il est tiré. Mais le botaniste remarque alors que l'histoire d'une pierre ou d'un bloc de bois commence bien avant que l'homme ne les emploie dans ses différentes œuvres, et qu'elle engage une tout autre durée. Aussi convoque-t-il le passage de L'Homme des champs où Delille invite à voir dans un grain de sable toute “l'histoire du monde”, premier emprunt bientôt suivi de la reprise d'un long extrait des Trois Règnes de la nature, publié par Delille en 1808.

      Mais ce Bloc et ce Tronc [la pierre et le bois employés pour créer une statue] existoient avant ce moment où ils ont commandé l'attention : l'un étoit dans une carrière ; c'est par de grands efforts qu'il a été détaché de la masse générale, ou banc, dont il faisoit partie. La vie de plusieurs hommes a été usée, pour ainsi dire , pour l'en détacher : une autre a servi à le déposer dans l'atelier du Sculpteur, et tous sont morts inconnus.
     Cependant, quelles méditations ne pouvoit pas faire naître cette masse de pierres ! Depuis quel temps étoit-elle déposée ? Qu'est-ce qui avoit déterminé sa formation ?
     La réponse aux questions qu'elle pouvoit exciter suffisoit pour établir une Géologie complète ; mais il est un grand nombre de chefs-d'œuvre de l'antiquité , dont nous ne connoissons plus les carrières qui en ont fourni la matière première.
     Au surplus, il n'est pas une parcelle du Règne minéral qui ne puisse donner lieu à des réflexions semblables. Le moindre grain de sable suffit pour exciter les méditations du Philosophe.

          L'histoire de ce Grain est l'histoire du monde,

a dit M. Delille, l'heureux successeur des deux Poètes que nous avons cités, ayant, comme eux, le talent de faire naître les réflexions les plus profondes , des sujets qui paroissent les plus frivoles.
Quant au Figuier d'Horace, il avoit sûrement végété dans les environs. Depuis longues années il enrichissoit son propriétaire de ses fruits : ce n'est qu'à regret que celui-ci l'a vu succomber au ravage du temps, et vraisemblablement plusieurs Générations s'étoient succédées depuis qu'il avoit été planté.
     [Or l'examen de ces plantes plus jeunes permet d'observer différents stades de croissance, et dès lors, de reconstituer avec véracité le cycle complet de l'arbre. Le naturaliste peut donc procéder comme “l'historien le plus grave”, qui appelle lui aussi “souvent son imagination à son secours, pour présenter ce qui est vraisemblable, à la place du vrai qu'il ne peut connoître”].
     C'est donc par un pareil moyen qu'on pourra faire l'Histoire d'un Arbre. C'est ainsi que le Poète fécond que nous venons de citer, se représente la Bûche qui va se consumer dans son foyer.

     Et toi, charme divin de l'esprit et du cœur,
     Imagination ! de tes douces chimères
     Fais passer devant moi les figures légères.
     A tes songes brillans que j'aime à me livrer !
     Dans ce brasier ardent qui va le dévorer,
     Par toi ce chêne en feu nourrit ma rêverie ;
     Quelles mains l'ont planté ? Quel sol fut sa patrie ?
     Sur les monts escarpés bravoit-il l'aquilon ?
     Bordoit-il le ruisseau? Parait-il le vallon ?
     Peut-être il embellit la colline que j'aime !
     Peut-être sous son ombre ai-je rêvé moi-même ?
     Tout-à-coup je l'anime ; à son front verdoyant
     Je rends , de ses rameaux, le panache ondoyant,
     Ses guirlandes de fleurs, ses touffes de feuillage,
     Et les tendres secrets que voila son ombrage.

                    DELILLE , les Trois Règnes, ch. L

     Un Morceau de Pierre ou de Bois peut donc exciter la curiosité par le moyen de l'Art ; la Science peut aussi lui donner une sorte d'illustration, qui le rendra digne d'occuper une place dans l'Histoire 1.

Non seulement la rêverie sur le grain de sable apparaît ainsi comme une caution pour l'entreprise de Du Petit-Touars, mais le botaniste, réunissant deux passages tirés de deux œuvres distinctes de Delille, incite à les traiter comme deux variantes d'un même thème : le retour par l'esprit à la longue trajectoire suivie par des objets “du dernier peu”, pour citer une formule de Ponge.

Enfin, ces pages sont l'occasion d'un éloge appuyé, puisque Delille s'y voit égalé à deux poètes de référence.


Vers concerné : chant 3, vers 220.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/02/08 01:30


1 Aubert Aubert Du Petit-Thouars, Histoire d'un morceau de bois, précédée d'un essai sur la sève considérée comme résultat de la végétation, Paris, l'auteur, 1815, p. 122-124