Vidal, "Examen impartial de L'Homme des champs…"
Présentation de l'œuvre
L'“Examen impartial de L'Homme des champs ou les Géorgiques françaises de Jacques Delille, & des principales critiques qui en ont été faites” paraît en deux livraisons, en avril et mai 1801, dans l'Esprit des journaux français et étrangers. Ce compte rendu, signé par P. Vidal, est un article original, bien que le périodique bruxellois qui l'accueille soit spécialisé dans la compilation des textes de presse. Il y tranche en outre par sa longueur, puisqu'il se déploie sur près de soixante-dix pages1. C'est que Vidal ne se contente pas d'émettre un avis sur le poème de Delille ; il entend proposer une synthèse d'envergure sur le texte et sa réception.
Une position surplombante
Vidal motive ce choix en expliquant dès sa première phrase que l'œuvre a connu un retentissement tel que tous ses lecteurs en auront déjà pris connaissance, sinon directement, du moins par la presse, via des critiques aux compétences incertaines. Il revendique pour sa part une sorte de droit d'inventaire élitiste, appliqué aux comptes rendus du meilleur niveau :
Il est peu de personnes en France qui n'aient lu les Géorgiques françaises, ou qui n'aient voulu en avoir quelque idée par les journaux. La plupart de ceux-ci ont fait, chacun à leur manière, l'analyse d'un ouvrage qui ne peut pas être analysé par tout le monde : car, dit fort bien Delille, “ce genre de composition, qui demande des auteurs de grand talent, veut aussi des lecteurs au goût exquis2 […].” Mais comme tous les journalistes ne sont pas des Horace […], on devait s'attendre à des jugements sur les Géorgiques françaises qui ne seraient pas tout à fait les oracles du bon goût. Les uns croyant que louer n'est pas du bel esprit, ont descendu dans les plus petites minuties pour trouver quelque chose à critiquer dans ce poème, tandis que d'autres l'ont exalté au-dessus de tous els ouvrages de ce genre. Nous ne parlerons donc point de la foule des journaux. mais parmi ceux qui défendent avec dignité l'honneur des letters françaises, le Mercure de France, la Décade philosophique & le Moniteur universel ont donné des extraits de cet ouvrage de manière très-différente & plus ou moins judicieuse. j'ai donc adopté ou réfuté leurs observations, suivant qu'elles m'ont paru justes ou injustes3.
Autre effort de distinction, Vidal annonce que son plan lui sera “entièrement propre”, aussi organise son article en “questions” qui, selon lui, “peuvent, en général, s'adapter à l'examen de toute espèce de poëme4”. Ce sont ces questions, qu'il numérote, qui structurent la suite du texte.
Toutefois, cette singularité est très relative, car Vidal suit à peu près le plan adopté plus tôt par David, dans son long compte rendu du Moniteur, qu'il connaissait, puisqu'il y renvoie. Ses considérations générales liminaires cèdent le pas à un examen du poème structuré par chants, puis à des remarques sur le style.
Première question : objet et titre
Dans un premier temps, Vidal demande : “Quel est l'objet de ce poëme ? – Le titre & l'exposition l'annoncent-ils suffisamment5 ?”. Il prend donc à bras le corps un des reproches les plus fréquemment adressés à Delille, l'idée d'un titre inadéquat.
Vidal commence par montrer que l'œuvre, même si elle fait ponctuellement mine de s'en défendre, est bien didactique, et qu'elle entend donner de “véritables préceptes” pour “faire aimer tout ce qui est relatif à la campagne”. Mais il admet “avec le Mercure” que l'exposition ne donne pas une idée assez claire du contenu des quatre chants qui ont chacun “son objet particulier6”. Et il adopte les réserves formulées contre le titre, mal adapté. Puisque, “par l'Homme des champs, on a toujours entendu le simple habitant des campagnes; & par les Géorgiques, le travail de la terre”, et puisqu'ici “le poëte ne s'adresse qu'au riche propriétaire, […] assez puissant & assez éclairé pou faire usage de ses leçons”, Delille force le sens de ces mots, en procédant à un “néologisme” mal venu7.
Deuxième question : le plan et son "anatomie"
Vidal, suivant ici nombre de ses prédécesseurs, déplore des “défectuosités du côté de l'ordre et du plan8”. Pour que le lecteur puisse en juger, il entreprend de faire “l'anatomie de [chaque] chant par le moyen de l'analyse, & en rapprochant chacune de ses parties dépouillée du charme de la verification”, afin de mieux montrer “combien peu l'auteur s'y est asservi à un plan régulier9”. Toutefois, ses remarques sont loin de se limiter à des traits d'organisation. On a affaire à un parcours linéaire, mêlant les vers, leurs commentaires par d'autres critiques et le jugement personnel de Vidal.
Pour simplifier la lecture, nous distinguerons les remarques sur els chants 1, 2 et 4, avant de revenir au traitement du chant 3.
Les autres chants
Dans sa revue du chant 1, Vidal s'agace de voir Delille revenir ici et là à sa propre activité, pour “se montrer la plume à la main10 ; il signale des transitions forcées et il regrette que certains morceaux, comme la chasse au cerf, s'apparentent à de longs hors-d'œuvre. Mais il concède alors : “je serais bien caché que l'auteur en retranchât un seul vers11” et il note que certaines brusques oppositions déplorées par la critique lui ont paru apporter plutôt “un contraste fort heureux, & très-propre à répandre de la variété12”.
Le chant 2, sur l'agriculture, lui semble “le seul auquel le titre de Géorgique puisse en quelque sorte convenir”. Il est également clairement didactique et autrement mieux lié que le premier : “Quant à l'enchaînement de ses parties, il a infiniment plus d'ordre que [le précédent], ce qui fait croire que l'auteur l'a composé sans interruption ; avantage que l'autre n'a pas eu apparemment13”. Vidal qualifie sa “brillante exposition” de “sublime” et reproche à la Décade d'en avoir fait “une critique politique”, puisqu'il tient pour sa part que\ : “Lorsqu'on lit un orme, il faut en examiner le mérite littéraire sans y mêler des opinions politiques14.” Le reste du chant est commenté avec éloge, et fait notable, Vidal défend l'épisode final contre les condamnations de nombreux critiques, notamment le Moniteur, dont il juge les observations ici “spécieuses15”. Sans être enthousiaste, Vidal juge que l'épisode n'est pas en soi disproportionné, pour lui les “îles flottantes” font bien partie des “phénomènes [de l']agriculture merveilleuse” que Delille a choisi de chanter, et loin de regretter que Delille n'ai pas mis en scène des divinités nordiques, comme Ossian, plutôt qu'un personnel antique, il regrette que le poète ne soit pas passé de ces personnages surnaturels, dont la convocation n'était pas exigée, selon lui, par le caractère “naturel” de l'événement peint16.
En abordant le chant 3, Vidal balaye l'argument selon lequel ces vers auraient mieux été à leur place dans un poème sur l'histoire naturelle, et il ajoute au contraire qu'à ses yeux, un lien particulier l'unit à la section précédente : “ce chant & celui qui précède sont plus particulièrement liés entre eux, & dépendent plus l'un de l'autre que du premier & du quatrième17”.
Enfin, le chant 4 fait l'objet d'une discussion liée à un débat déjà lancé :
Les uns soutiennent qu'il ne tient pas au sujet du poëme, & qu'il n'y a rien de commun entre un homme des champs & un homme qu'on instruit à faire des vers sur la campagne.
D'autres pensent, au contraire, que l'objet du poète étant d'apprendre à l'homme d'un esprit cultivé à jouir de tout ce qui est relatif aux champs, c'est ajouter beauconp à ses jouissances, que de lui apprendre aussi à chanter la nature en vers dignes d'elle.
D'autres enfin ont assimilé ce chant au quatrième des Géorgiques latines. Si Virgile a pu consacrer aux soins qu'on doit aux abeilles, le dernier chant d'un poëme sur l'agriculture, pourquoi, disent-ils, Delille ne pourroit-il pas consacrer le dernier chant d'un poème sur les jouissances de la campagne, à l'art de les chanter18 ?
Le chant 3
La discussion des détails du chant 3 est relativement longue. Nous en reproduisons la quasi intégralité, en procédant à des coupes pour indiquer les vers cités. Comme le montrent nos sous-titres, le propos se concentre tantôt sur le contenu des vers, tantôt sur les commentaires qu'ils ont déjà suscités.
- Jugement sur l'ouverture
On n'accusera jamais de stérilité un génie aussi fécond que celui de Delille. Mais ce chant n'est-il pas lié au sujet du poëme par le même moyen que le précédent ? Dans le début de l'un, je lis :
Heureux qui, dans le sein de ses dieux domestiques,
Se dérobe au fracas des tempêtes publiques,
Et dans un doux abri trompant tous les regards,
Cultive ses jardins, les vertus & les arts 19 !
Et dans celui de l'autre :
Que j'aime le mortel, noble dans ses penchans,
Qui cultive à la fois son esprit & ses champs !
Lui seul jouit de tout.
Il me semble que Delille auroit pu éviter cette redite20.
Vers concernés : chant 3, vers 1-3
- L'exposé du “système” de Buffon
Le début de ce chant n'est pas aussi majestueux que celui du second, mais il n'est pas sans mérite. Le poëte y invite l'homme des champs à l'étude la nature.
Dans ces aspects divers, que de variétés !
Les beautés & les horreurs de la nature ont des causes & des effets qu'on n'expliquera point par le systême des deux génies,
Dont l'un veut le désordre & l'autre l'harmonie.
Pour vous développer ces mystères profonds,
Venez, le vrai génie est celui des Buffons.
Débrouillement du cahos & formation des montagnes suivant le systême de Buffon.
Autrefois , disent-ils (les Buffons), un terrible déluge,
Laissant l'onde sans frein & l'homme sans réfuge,
Répandit, confondit en une vaste mer
Et les eaux de la terre & les torrens de l'air.
……
“C'est une exposition éloquente, dit la Décade, mais une simple exposition de systême. On l'écoute, on n'observe pas soi-même, on n'a rien à voir, on n'est pas sur les lieux.”
Je pense aussi que si l'auteur nous eût montré ce qu'il ne fait que nous expliquer, cela eût été bien plus animé, & par conséquent bien plus poétique. Expliquer un systême appartient à un traité en prose, au lieu que peindre les objets à nos yeux, est du ressort de la poésie. Or, puisqu'un poème didactique ne diffère d'un traité en prose que par la forme, j'aime bien qu'on observe cette forme21.
Vers concernés : chant 3, vers 29 et 44-50.
- Les catastrophes
“Tout à coup (poursuit la Décade) la scène change ; on est sur les lieux mêmes, théâtres des grands bouleversemens qui tantôt ont produit des montagnes, & tantôt les ont fait disparoître.”
Mais j'apperçois d'ici les débris d'un village , &c.
……
“Ce sont des réservoirs qui ont filtré à travers les rochers, & dont les eaux amassées au sein des montagnes qui se sont êcroulées sur elles, ont entraîné les bois, les rocs, les hameaux & les cités. On en voit encore les débris, & l'hermite du lieu raconte aux voyageurs cette aventure.
“Nous voilà, comme on voit, loin de la simple exposition d'un systême.”
L'auteur a senti la nécessité de revenir à la forme poétique, il auroit mieux fait de ne pas l'abandonner.
Après avoir décrit avec le plus grand succès22 les anciennes catastrophes du globe, gravées sur sa surface & dans ses entrailles, il imite de la manière la plus originale ce beau mouvement, par lequel Virgile rentre si bien dans son sujet, à la fin du premier chant de ses Géorgiques :
Scilicet & tempus veniet, cùm finibus illis
Agricola, incurvo terram molitur aratro,
Exesa inveniet scabrâ rubigine pila :
Aut gravibus rastris galeas pulsabit inanes,
Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.
Rapprochons l'imitation que Delille a faite :
Un jour, peut être, un jour les peuples de ces lieux
Que l'horrible volcan inonda de ses feux,
Heurtant avec le soc des restes de murailles,
Découvriront ce gouffre, &, creusant ses entrailles,
Contempleront au loin, avec étonnement,
Des hommes & des arts ce profond monument, &c.
23……
Vers concernés : chant 3, vers 87 et 157-162.
- Évocation de Buffon et des reliefs
Ce morceau est suivi d'une tirade sur Buffon, qui n'est point, à beaucoup près, ce qu'elle devoit être. Voici ce qu'en dit le Mercure :
“L'auteur a reproduit dans ce troisième chant les idées de Buffon sur la formation des montagnes & sur le déplacement successifs [sic] des mers ; il ne devait donc pas en parler comme d'un observateur inexact, puisqu'il adopte son systême. Après avoir dit qu'il
Eleva sept fanaux sur l'océan des âges,
en faisant allusion aux sept époques de la nature, il ajoute à l'instant :
Des bosquets de Montbard Buffon jugeait le monde24.
C'est une légère inadvertance.”
Tout le monde s'accorde sur cette remarque ; elle est incontestable.
Apostrophe faite par l'auteur à sa patrie, la Limagne. C'est là surtout, dit-il, que Buffon eût admiré les sublimes horreurs de la nature.
Comparaison de l'histoire du monde avec l'histoire d'un marbre qui, rongé par l'âge, est devenu un grain25.
Vers concernés : chant 3, vers 176, 180 et 215.
- Refus du persiflage
Vidal poursuit en abordant les vers sur les eaux, mais son propos s'ancre alors moins aux vers qu'à la critique qu'en a donnée Ginguené dans la Décade, pour reprocher à ce dernier un ton railleur, que Vidal juge inacceptable face à une figure telle que Delille.
Magnifique description de la mer.
Peindrai-je ces vieux caps, &c……
“Eh ! non (dit la Décade), il ne s'agit pas de vous, peintre, mais des tableaux que vous peignez. Vous m'ôtez mon illusion, vous m'avertissez mal à propos que vous êtes là derrière la toile.”
Cette observation est un peu sévère ; mais je n'aime pas le ton de mauvaise humeur avec lequel elle semble être exprimée. L'auteur de cette critique auroit-il donc eu l'intention de satyriser un poëte aussi estimable que Delille ?
Après les mers on aimera à voir les fleuves, les ruisseaux,
Non point ceux qu'ont chantés tous ces rimeurs si fades, De qui les vers usés ont vieilli leurs Nayades,….
“A quoi bon (dit le même journal), & à qui s'adressent ces vers satyriques ? Il s'agit de voir des ruisseaux dans la nature, & non dans des vers fades ou non. Des rimeurs fades ont pu chanter des ruisseaux à effets nobles & grands, & les chanter mal. Trouvez-vous mauvais qu'ils aient mis des Nayades dans leurs vers ? vous en avez mis aussi dans les vôtres.
Et Pomone & Palès & Flore & les Dryades, Doivent leurs doux trésors à l'urne des Nayades.
Quoi qu'il en soit, ce trait rompt tout à coup la marche de votre phrase poétique.”
Il est vrai que ces vers satyriques ne font pas un bon effet au milieu de ces descriptions sublimes. Mais je le répète, je ne conçois pas comment le rédacteur de cet extrait a pu oublier plusieurs fois dans ses observations, les égards que doivent naturellement tous les hommes de lettres au traducteur des Géorgiques de Virgile, à l'auteur des Jardins, & de l'Homme
des Champs.
Dirai-je ces ruisseaux, &c ……
Eh non ! encore une fois (poursuit le même journal), ne dites pas, peignez les objets, faites qu'on croie les voir, &c.”
Même observation que plus haut26.
Vers concernés : chant 3, vers 257, 271-272 et 279.
- Droit au badin
Vidal rejette une nouvelle fois les positions de Ginguené, quand il aborde les vers sur les stations thermales.
La Décade trouve mauvais que le poëte, en parlant de l'usage souvent abusif qu'on fait des eaux minérales, ait baisse son ton jusqu'à celui de la gaîté, & nous ait montré
Des vieillards éclopés, un jeune essaim de fous.
Si l'on critique ce passage, il faut condamner aussi l'art des contrastes, l'art de varier ses couleurs, & de délasser, par un tableau riant, l'imagination trop long-temps occupée par des peintures terribles.
Je ne sais plus alors ce que deviendra le précepte de Boileau,
Voulez-vous du public mériter les amours ?
Sans cesse, en écrivant, variez vos discours ;
Un style trop égal et toujours uniforme,
En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent nous psalmodier.
BOILEAU27.
Vers concernés : chant 3, vers 286.
- Querelles chronologiques
Le poëte remonte à la source de ces ruisseaux, & gravit les montagnes. Deseription des montagnes.
La Décade appelle cette description une redite. Je ne me souviens pas pourtant que l'auteur nous ait déjà décrit les montagnes. Il nous a parlé de leur formation suivant le systême de Buffon ; & il vrai qu'il eût mieux fait de les décrire alors. Je dirai donc que ce morceau, sans être une redite, n'est pas à sa place naturelle.
Salut ! pompeux Jura, terrible Montanverts !
L'observation que le même journal fait sur ce vers, me paroît plus juste. L'auteur a dit plus haut :
Reprenons notre course autour de vos domaines
“Et peu après il apostrophe le Jura, puis tout à coup le Montanverts, l'un des glaciers de la Suisse. On ne sait plus ou [sic] l'on est. «
Il me semble à la vérité qu'il est bien difficile de faire autant de chemin en si peu de temps. Au surplus, s'il y a là une faute d'inadvertance, elle ne provient que du mot Salut ! qui ne s'emploie que pour apostropher un objet présent.
Description des avalanches, dans laquelle j'admire un superbe exemple de gradation, qui est terminée par ces vers :
Ainsi, quand des excès, suivis d'excès nouveaux,
D'un état par degrés ont préparé les maux,
De malheur en malheur sa chute se consomme ;
Tyr n'est plus, Thèbes meurt, & les yeux cherchent Rome !
O France, ô ma patrie ! ô séjour de douleurs !
Mes yeux à ces pensers se sont mouillés de pleurs.
Delille nous avertit que ces vers ont été composés en 1793, ce qui nous fait croire qu'il ne pense plus de même aujourd'hui.” Mais en 1793 (dit la Décade) , la France ne ressembloit point encore à Tyr ni à Thèbes après leur destruction.” Je répondrai à cela que dans ces temps de crimes, dont le souvenir nous glace encore d'horreur, l'état de la France pouvoit bien arracher des larmes à tous ses vrais amis, & que néanmoins, lorsque Delille a pleuré fur le sort qui menaçoit sa patrie, il n'a pas dit qu'elle ressembloit à Tyr ni à Thèbes après leur destruction. Je demanderai seulement à l'auteur, si le temps que ces vers nous rappellent, s'accorde avec l'époque de la composition de cette apostrophe déjà citée :
Vous donc qui prétendiez, profanant ma retraite, &c…
afin qu'il y ait une espèce d'unité de temps ; dans un poëme qui doit passer à la postérité, & qui, par conséquent, ne sauroit être trop clair28.
Vers concernés : chant 3, vers 300, 342 et 373-378.
A ce stade, Vidal cite la proposition de remaniement du plan faite par Ginguené à propos de toute cette première partie du chant, et il l'approuve, tout en concédant : “on me répondra fort bien que Delille n'a pas besoin de guide dans le vaste champ de la poésie, dont il a encore reculé les limites29”.
- Botanique et cabinet
Vidal entreprend ensuite de résumer les pages finales du chant 3 :
Du spectacle effrayant, mais sublime, des torrens, des rochers & des avalanches, le poète conduit les regards de son sage sur les plus rians aspects. Il descend avec lui dans les vallons, au bord des clairs ruisseaux, lui montre de frais paysages, des vergers & des fleurs, & l'invite à l'étude de la botanique par les raisons les plus éloquentes :
Le même Dieu créa la mousse & l'univers.
Promenade d'une troupe de botanistes, leur repas champêtre, leurs discours.
Le poëte passe ensuite à l'étude du règne animal. Enfin il invite l'homme des champs à se former un cabinet d'histoire naturelle qui rassemble sous ses yeux les trois règnes de la nature. Mais, dit-il,
Contentez-vous d'abord d'étaler les objets
Dont le ciel a pour vous peuplé votre domaine.
Enumération de plusieurs espèces de minéraux, de végétaux, d'animaux & d'insectes30.
Vers concernés : chant 3, vers 398 et 490-491.
C'est alors seulement que Vidal signale : “On a fait sur ces morceaux inimitables des critiques de toutes les sortes31”, et il cite notamment le Mercure, où Fontane avait jugé peu attirante une “galerie de squelette”, pour lui répondre :
Cette critique tombe plutôt sur le sujet de ce chant que sur le morceau dont il est question. Si l'on admet l'étude de l'histoire naturelle dans un poème sur les champs, je crois que l'observateur dont nous parle Delille, peut bien rassembler dans son cabinet une foule d'oiseaux morts, pour étudier leurs différentes espèces & admirer la variété de leur plumage, sans que cela nuise au plaisir que doit lui procurer le chant mélodieux de ceux qui voltigent autour de lui. Je crois même qu'il seroit bien difficile à celui qui veut acquérir des connoissances en histoire naturelle, de distinguer à la volée les diverses espèces d'oiseaux & d'insectes. Si cela étoit, la science de Buffon seroit bien bornée, & l'on ne devroit pas espérer qu'elle fît beaucoup de progrès32.
- Raton
Enfin, le poète nous invite à conserver au milieu de cette galerie d'animaux, un oiseau ou un chien que nous avons aimé. C'est ce qui lui donne occasion de nous dire la simple apothéose qu'il y eût fait [sic] de sa chère Raton33.
Ce petit épisode est écrit en vers charmans : mais il n'est pas à l'abri d'une juste cenfure. En effet, “dit le Moniteur, devoit-il terminer un chant dont le sujet est si magnifique, & ne conviendroit-il pas mieux dans une épître badine qu'à la fin d'un riche tableau des révolutions du globe & des trois règnes de la nature ?” J'aime beaucoup les contrastes, mais est modus in rebus. Oh ! que j'aimerois bien mieux que cet épisode fût remplacé par l'hymne sublime que l'auteur adresse à la nature dans son dernier chant !
Nature ! ô séduisante & sublime déesse !
Que tes traits sont divers ! Tu fais naître dans moi,
Ou les plus doux transports, ou le plus saint effroi34.
- Synthèse
Vidal conclut ce long parcours par un résumé des principaux défauts de plan qu'il a pensé relever au fil de son examen. Dans ce cadre, il note que “l'objet du troisième chant est beaucoup plus lié à l'objet du second qu'à celui du premier ou du quatrième ; que la première partie de ce chant n'a point l'ordre qu'on y auroit désiré, & que l'épisode de Raton n'est point digne des tableaux majestueux dont il est précédé35”.
Troisième question : l'exécution
Dans cette section, publiée en mai 1801, Vidal commence par discuter les “vices de détails” et “négligences de style”, tout en précisant que “les beautés de ce genre sont trop nombreuses pour pouvoir les citer toutes36” et qu'on ne doit pas lire un grand poète une grammaire à la main… Cette distinction le conduit à procéder en deux temps.
Les faiblesses
Ici, le critique ne suit plus l'ordre du texte, mais tend à grouper les vers par catégorie de défauts. Nous ne citons que les exemples tirés du chant\ 3.
- Syllepses
Vidal, déplorant de trouver “des mots employés en même temps au moral et au physique”, cite le tour :
Comme elle (la mer) à son aspect vos pensers sont profonds37.
Vers concerné : chant 3, vers 233.
- Préciosité
Si la tirade sur Buffon n'étoit pas entièrement vicieuse, par l'inadvertance que l'auteur y a commise, je pourrois y reprendre ce vers ,qui me semble du style précieux.
Par des ambassadeurs courtisa la nature,
Mais tout ce morceau sera sans doute refondu38.
Vers concernés : chant 3, vers 184.
- Plagiats ?
La Décade prétend [que] Delille a pris un vers à Lebrun. Quand on se rencontre avec l'idée d'un grand poète, dit-elle, il ne saut pas répéter ce qu'il a dit, mais tâcher de s'exprimer autrement & aussi bien. Je crois cependant que Lebrun donneroit bien volontiers son vers pour celui de Delille, quoiqu'on veuille que ce soit le même.
Delille a dit de Buffon qu'il
Eleva sept fanaux sur l'océan des âges,
Et Lebrun, qu'il
“A posé septs flambeaux sur la route du temps.”
Or, je demande dans lequel de ces deux vers on trouve l'image la plus grande, & l'expression la plus élégante39.
Vers concerné : chant 3, vers 176.
- Vers “durs” ou “désagréables”
Vidal critique le vers “L’emporta dans les champs, et de sa cime nue”, mais loue ceux où élu dureté même fait un effet imitatif admirable“, comme “Bondit de roc en roc, roule de cime en cime40”.
Vers concernés : chant 3, vers 111 et 367.
- Vers “brisés”
Vidal critique un tour comme
La pervenche, grand Dieu, la pervenche ! Soudain
Il la couve des yeux.
où il voit un exemple de vers “brisés par la seule nécessité de remplir la mesure du vers & de faire la rime41”.
Vers concernés : chant 3, vers 441-442.
- Parallélismes
Vidal juge monotone une réplétion comme :
Que de fleuves obscurs y dérobent leur source !
Que de fleuves fameux y terminent leur course !
Mais peut-on en dire autant de ceux-ci, que la Décade a critiqués si injustement ?
Combien de temps sur lui l'Océan a coulé !
Que de temps dans leur sein les vagues l'ont roulé !
…
L'orage dans les mers de nouveau le porta ;
De nouveau sur ses bords, la mer le rejeta42.
Vers concernés : chant 3, vers 209-210, 213-214 et 243-244.
Les réussites
Revenant à l'idée que les beautés abondent dans l'œuvre, Vidal termine par un inventaire extrêmement élogieux. Il cite de longs extraits, en insistant à chaque fois sur leur maestria, et dans ce cadre, il réserve une place de choix au chant 3.
Le critique est loin d'être le seul à distinguer certains de ces passages, mais il motive ses choix par des commentaires souvent personnels.
- Pompéi et Herculanum
Le troisième chant est sans contredit celui où brille le plus grand nombre de beautés neuves & de difficultés heureusement vaincues ; car aucun poëte avant lui n'avoit traité en vers l'histoire naturelle.
La superbe peinture des ravages des volcans amène ce morceau, dans lequel l'auteur a imité si ingénieusement Virgile :
Dans ce désastre affreux, quels fleuves ont tari !
Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri !
Les vieux âges l'ont su, l'âge présent l'ignore ;
Mais de ce grand fléau la terreur dure encore.
Un jour, peut-être, un jour les peuples de ces lieux
Que l'horrible volcan inonda de ses feux,
Heurtant avec le soc des restes de murailles,
Découvriront ce gouffre, &, creusant ses entrailles.
Contempleront au loin, avec étonnement,
Des hommes & des arts ce profond monument ;
Cet aspect si nouveau des demeures antiques ;
Ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques ;
Ces gymnases, du sage autrefois fréquentés,
D'hommes qui semblent vivre encore tout habités :
Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
Tous gardant l'attitude où les surprit la foudre ;
L'un enlevant son fils,l'autre emportant son or
Cet autre ses écrits, son plus riche trésor ;
Celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ;
L'autre, non moins pieux, s'estchargé de son père ;
L'autre, paré de fleurs & la coupe à la main,
A vu sa dernière heure & son dernier festin.
Les trois exclamations qui commencent ce morceau produisent dans l'ame l'émotion la plus vive, & la préparent aux impressions les plus terribles. Mais rien n'est plus frappant que cette image :
Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
Tous gardant l'attitude où les surprit la foudre.
Tout ce morceau se prolonge de phrase en phrase, semblable à un homme qui parcourt lentement les souterrains d'Herculanum, & dont les regards étonnés s'arrêtent avec consternation sur tous les monumens qui l'environnent43.
Vers concernés : chant 3, vers 153-174.
- Deux “gradations” opposées
Maintenant je vais rapprocher deux des plus beaux exemples de gradation que nous ayons dans la poésie française. Tous deux sont dans un sens opposé, & tous deux nous offrent les plus sublimes leçons de philosophie.
Dans le premier nous voyons un rocher que le temps, a réduit à un grain de sable ; & dans le second, c'est un grain de neige qu'un oiseau détache du haut des monts, & qui roulant sur d'énormes amas de cette matière, accroît sa masse de moment en moment, & dont la chute est cause des plus grands désastres.
Voici le premier :
Mais sans quitter vos monts et vos vallons chéris,
Voyez d'un marbre usé le plus mince débris :
Quel riche monument ! De quelle grande histoire
Ses révolutions conservent la mémoire !
Composé des dépôts de l'empire animé,
Par la destruction ce marbre fut formé.
Pour créer les débris dont les eaux le pétrirent,
De générations quelles soules périrent !
Combien de temps sur lui l'Océan a coulé !
Que de temps dans leur sein les vagues l'ont roulé !
En descendant des monts dans ses profonds abymes,
L'Océan autrefois le laissa sur leurs cimes ;
L'orage dans les mers de nouveau le porta ;
De nouveau sur ses bords la mer le rejeta,
Le reprit, le rendit : ainsi, rongé par l'âge,
Il endura les vents et les flots et l'orage.
Enfin, de ces grands monts humble contemporain,
Ce marbre fut un roc, ce roc n'est plus qu'un grain ;
Mais, fils du temps, de l'air, de la terre et de l'onde,
L'histoire de ce grain est l'histoire du monde.
Comme le balottement de ce marbre est supérieurement imité par le balottement de ces vers :
L'orage dans les mers de nouveau le porta ;
De nouveau sur ses bords la mer le rejeta,
Le reprit, le rendit … !
Celui-ci surtout est vraiment du sublime d'images :
Ce marbre fut un roc, ce roc n'est plus qu'un grain.
Mais voyons l'autre morceau.
Souvent un grand effet naît d'une foible cause.
Souvent sur ces hauteurs l'oiseau qui se repose,
Détache un grain de neige. A ce léger fardeau,
Des grains dont il s'accroît se joint le poids nouveau ;
La neige autour de lui rapidement s'amasse ;
De moment en moment il augmente sa masse :
L'air en tremble, et soudain, s'écroulant à la fois,
Des hivers entassés l'épouvantable poids
Bondit de roc en roc, roule de cime en cime,
Et de sa chute immense ébranle au loin l'abyme.
Les hameaux sont détruits, et les bois emportés ;
On cherche en vain la place où surent les cités,
Et sous le vent lointain de ces Alpes qui tombent,
Avant d'être frappés, les voyageurs succombent.
Ainsi, quand des excès, suivis d'excès nouveaux,
D'un état par degrés ont préparé les maux,
De malheur en malheur sa chute se consomme ;
Tyr n'est plus,Thèbes meurt, et les yeux cherchent Rome !
En vain je cherche dans l'antiquité des morceaux de ce genre plus beaux que ces deux derniers. Vous, qui faites de Delille comme de Boileau, un versificateur, un imitateur excellent, mais qui lui resfusez l'imagination d'un poëte, lisez ces vers & répondez. L'admiration dont je suis pénétré me laisse à peine la faculté d'en analyser les beautés innombrables. Et d'ailleurs, ai-je besoin de faire remarquer des beautés aussi frappantes ? Dirai-je comme cette peinture des avalanches est admirablement préparée & terminée par deux principes de la plus sublime philosophie ? Ferai-je observer l'harmonie mâle & imitative de ces vers, & la marche d'abord rapide & ensuite pesante de cette phrase qui nous offre la plus belle gradation que l'on puisse citer ? Non sans doute, je n'entrerai point dans ces détails superflus. De semblables beautés sont senties par tout le monde, & ce seroit même affoiblir l'enthousiasme qu'elles inspirent, que de vouloir les expliquer44.
Vers concernés : chant 3, vers 201-220 et 359-376.
- Métamorphoser le regard sur l'insecte
Mais si le génie de Delille s'est élevé dans des routes inconnues, & a ouvert une nouvelle carrière au sublime, il a eu peut-être autant de mérite de nous avoir peint avec noblesse des objets que la poésie avoit dédaignés jusqu'alors. Avec quelle élégance il décrit une foule d'insectes ! Le Moniteur a prétendu que c'étoit une nomenclature, ce qui signifie une liste de noms. Mais il est facile de voir si dans cette charmante galerie d'insectes, on trouve leurs noms ou des images qui les représentent.
Ceux qui d'un fil doré composent leur tombeau,
Ceux dont l'amour dans l'ombre allume le flambeau ;
L'insecte dont un an borne la destinée ;
Celui qui naît, jouit et meurt dans la journée,
Et dont la vie au moins n'a pas d'instans perdus.
Vous tous, dans l'univers en foule répandus,
Dont les races sans fin, sans fin se renouvellent,
Insectes, paroissez, vos cartons vous appellent !
Venez avec l'éclat de vos riches habits,
Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis,
Et ces fourreaux brillans, et ces étuis fidèles,
Dont l'écaille défend la gaze de vos ailes.
……
Que j'observe de près ces clairons, ces tambours,
Signal de vos fureurs, signal de vos amours,
Qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire,
Et sonnoient le danger, la charge et la victoire ;
Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux,
Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
Chefs-d'œuvres d'une main en merveilles féconde,
Dont un seul prouve un Dieu, dont un seul vaut un monde.
Combien cette dernière pensée devient sublime, après une description d'insectes presqu'imperceptibles ! Combien c'est nous intéresser à des êtres qui, aux yeux du vulgaire, paroissent si chétifs & si vils ! Combien c'est agrandir les plus petits objets qui existent dans la nature ! Je ne résiste point au plaisir de rappeler ici ce beau vers que j'ai déjà cité :
Un même Dieu créa la mousse et l'univers.
C'est ainsi qu'un grand poète répand dans ses écrits les plus belles leçons de morale & de philosophie. C'est ainsi que le père de la poésie nous présente souvent, dans son Odyssée, cette vérité touchante que Deltlle a exprimée dans ce vers :
Partout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits !
Enfin il n'est presque pas un vers dans tout ce morceau sur les insectes, qui ne soit un modèle d'élégance & de précision, & qui n'offre l'image la plus brillante & la plus poétique45.
Vers concernés : chant 3, vers 41, 398, 549-560 et 569-576.
Quatrième question : effet de l'ouvrage
Dans une ultime section, à valeur de bilan, Vidal se penche sur ”l'effet que produit cet ouvrage [et sur] les corrections qu'on a proposées à l'auteur46“. Le critique insiste alors simultanément sur la profonde beauté du texte et son désordre, pour offrir une image tentant de conjuguer ces deux jugements en tension.
Je pourrois résoudre la première de ces questions [celle sur l'effet] par un seul mot, l'admiration. Cependant on me permettra d'avancer ici quelques considérations qui naissent de l'ensemble de mon examen.
Le poëme de l'Homme des champs inspire sans doute de l'admiration au lecteur qui est assez éclairé pour en sentir tout le mérite. Mais ce sentiment est-il l'unique effet que doive produire un ouvrage ? Et un auteur ne doit-il pas offrir à notre ame quelque chose qui l'attache & qui l'intéresse davantage ? Un peintre peul facilement promener notre admiration sur une riche collection de diffèrent tableaux. Mais quelle impression nous en reste-t-il lorsque nous sommes sortis de son cabinet ? Nous nous disons que ce qu'il nous a montré est magnifique, &p eu après, le souvenir même s'en efface. Un poëme, dont toutes les parties sont achevées en elles- mêmes, pourroit donc produire de l'admiration, sans avoir le mérite d'un bel ensemble. Il y aucoît sans doute du rigorisme à vouloir faire une entière application de cet exemple aux Géorgiques françaises : cependant ce ne seroit pas tout à fait sans fondement. On me répondra, & avec raison, que Delille ne se borne pas à nous faire admirer l'art de chacun de ses tableaux, & que son objet principal est de nous enseigner à jouir de tout ce qui est relatif à la campagne. Or, ajoutera-t-on, que l'on mette ce poëme dans les mains d'un homme doué d'une grande fortune & d'un esprit cultivé, & il est certain qu'il en sera son livre favori. Je n'en doute point, mais dans cet examen il s'agit plus de la forme que du sujet de cet ouvrage. I1 suffira donc, pour répondre à la question que je me suis proposée, de combiner les observations que nous venons de faire, & on conviendra que ce poëme nous inspire une admiration qui est quelquefois mêlée d'étonnement. Il est semblable à un édifice dont la construction est fort irrégulière, mais qui, dans l'intérieur, offre des salons somptueux & richement décorés. On admire chacune de ses parties séparément, mais on s'étonne que d'un vestibule resserré, difficile, & qui semble conduire à une chambre rustique, on entre dans des appartemens magnifiques, & mal disposés entr'eux. On peut donc conclure que si Delille établissoit de l'ordre dans son poëme l'étonnement que nous éprouvons en le parcourant s'évanouiroit, & que notre admiration, toujours soutenue, se porteroit autant sur la perfection du plan que sur celle des détails.
Cette remarque est la plus importante qu'on puisse faire sur cet ouvrage, & j'ai cru pouvoir y revenir plusieurs fois, parce qu'elle n'est pas conforme à l'opinion de tout le monde. Ainsi je fais, à l'égard d'une opinion qui me semble erronée, ce que Condillac faisoit à l'égard des préjugés. Quand on combat un préjugé, disoit- il, il faut l'attaquer à plusieurs reprises47.
Mais Vidal se refuse à esquisser l'ordre qu'il appelle de ses vœux ou à convier Delille à adopter le plan proposé par la Décade. Il s'en explique ainsi :
Ce plan [alternatif] est fort simple à la vérité, & c'est pour cela qu'il est bon. Mais le génie ne peut-il pas inventer quelque chose de fort bon, qui pourtant s'élève au-dessus du simple ? Lorsque Thomas a composé son éloge de Marc-Aurèle, un plan simple auroit-il valu la marche neuve & dramatique qu'il a donnée à son discours ? Je ne le croirai jamais. Or, Delille peut prendre un essor semblable, & arriver à son but par des routes qu'il se sera frayées lui-même. Telle est ma conclusion48.
Un appel final
Comme nombre de ses pairs, Vidal clôt son texte en conviant Delille à enfin rentrer en France :
Enfin je ne dirai plus qu'un mot ; il est l'expression de mes vœux & dé ceux de tous les amis de la littérature en France. Delille est encore éloigné de son pays natal, & cet éloignement est peut-être, comme on l'a souvent bien observé, la cause des défauts de ses Géorgiques. Il est donc important qu'il y rentre, avant même de retoucher son poëme. Ah ! puisse-t-il enfin céder à une invitation si souvent réitérée, & qui intéresse autant sa propre gloire que celle de sa patrie49.
Liens externes
- Accès à la numérisation du texte de la 1ère livraison : Google Books
- Accès à la numérisation du texte de la 2e livraison : Google Books
Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/05/21 21:18