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Martha, "La poésie rustique en France au XVIIIe siècle" (Revue européenne)

L'article de Constant Martha sur “La poésie rustique en France au XVIIIe siècle”, publié en 1861 par la Revue européenne, s'inscrit dans un mouvement d'intégration de l'héritage des Lumières à l'histoire littéraire. Martha y accorde une place importante à Delille, en raison du thème choisi pour cette longue étude1. Mais il reconduit un certain nombre d'énoncés critiques déployés par le romantisme.

Delille est traité comme un représentant typique d'une “école descriptive” dont les auteurs restèrent étrangers à la véritable poésie, faute d'éprouver eux-mêmes les sentiments qu'ils professaient.

A ces beaux esprits de l'école descriptive, hommes d'un vrai talent quelquefois, il manquait trois choses également nécessaires : l'amour sincère de la campagne, qui aurait pu leur servir d'inspiration, la connaissance de la nature et une langue pour la célébrer. Bien qu'ils répètent sans cesse qu'un homme éclairé et sensible se plaît dans les champs, ils n'étaient que des hommes de salon qui, par imitation littéraire et de parti pris, s'évertuaient à faire aimer aux autres ce qu'ils n'aimaient pas eux-mêmes ; on le voit bien à la composition de leurs poëmes froidement méthodiques. Rien de plus simple, de plus monotone, de plus élémentaire que l'invention de ces ouvrages où tout est rectiligne, et dont l'économie sage et prévue n'est jamais ni traversée ni dérangée par un mouvement poétique. On procède, comme dans un traité, par 1°, 2°, 3°, 4°. Quelques-uns de ces poëmes suivent tout uniment l'almanach. Dans les Saisons de Saint-Lambert, vous passez du printemps à l'été, de l'automne à l'hiver ; dans le poëme des Mois de Roucher, vous avez à parcourir douze chapitres, de janvier à décembre ; dans les Jardins, dans l'Homme des champs, dans les Trois règnes de Delille, ce sont des descriptions détachées, reliées par une transition tout artificielle, des peintures d'animaux, de plantes, d'occupations et de plaisirs. Dans l'ensemble comme dans les détails, il n'y a qu'un procédé, l'énumération et l'inventaire. Un homme d'esprit et du goût le plus délicat, Joubert, disait : “ce Delille a l'air de tenir boutique de poésie : voulez-vous un cheval ? un coq ? une autruche ? un colibri ?” Dans cette poésie si bien alignée, les morceaux se succèdent comme les plates-bandes d'un potager ou les cages d'une ménagerie. Il n'y a pas de raison de commencer la description ; il n'y en a pas de la finir. Tout est juxtaposé, rien ne se tient ; les choses ne sont pas unies entre elles par une idée dominante ou par un sentiment. Chaque description peut être agréable, mais elle ne doit rien ni à celle qui précède ni à celle qui suit. Si les grâces ne sont pas absentes de ces poëmes, on peut dire du moins qu'elles ne se tiennent pas par la main. Cette méthode (car c'est une méthode) qui n'est ni poétique, ni même logique, prouve, en général, la parfaite indifférence du poëte pour son sujet. C'est un amas de matériaux proprement rangés, polis à loisir, bien façonnés, où l'on peut admirer parfois l'industrie de l'ouvrier, mais non pas le beau dessin d'un architecte.

Et comment ces poëtes n'auraient-ils pas laissé voir leur indifférence et leur désintéressement dans la description des choses naturelles ou rustiques, quand ils les connaissaient si peu ? La plupart n'avaient interrogé la nature que dans les livres et en courant, persuadés, sans doute, que, dans les vers, on n'exige pas de science positive, et que des renseignements superficiels suffiraient à la broderie poétique. On peut leur appliquer avec justesse ce que Delille disait un peu trop malicieusement de Buffon :

Des bosquets de Montbard Buffon jugeait le monde ;
A des yeux étrangers se confiant en vain,
Il vit peu par lui-même et, tel qu'un souverain,
De loin et sur la foi d'une vaine peinture,
Par des ambassadeurs courtisa la nature2.

Vers concernés : chant 3, vers 180-184.

Martha procède donc ici à une rétorsion : il retourne contre Delille ses propres vers sur Buffon.

Néanmoins, l'historien, qui s'appuie sur une lecture serrée des textes3, propose ailleurs des avis plus nuancés. Ainsi, après avoir abordé la question des périphrases, Martha remarque :

On a beaucoup ri de ces périphrases ; on n'a pas vu que si elles sont souvent plaisantes, elles n'ont pas été inutiles. Elles ont permis d'aborder une foule de sujets autrefois interdits ; elles ont familiarisé le goût public avec des choses qui paraissaient trop viles et qui ne laissaient pas d'être poétiques. Avant de les nommer on les désigna de loin, pour ainsi dire, on s'accoutuma à les voir en vers, à s'y intéresser, et bientôt il ne fut plus nécessaire de prendre de ces précautions dont la timidité nous semble aujourd'hui excessive. De détours en détours, la langue, jusque-là si facile à effaroucher, se rapprocha des objets, et peu à peu ne les craignit plus. Les poëtes français ont dompté la langue poétique comme on dresse une monture trop susceptible et trop timide. Ils lui ont fait voir de loin d'abord la chose qui causait son effroi, ils s'en sont approchés en resserrant de plus en plus le cercle des circonlocutions, et à force d'art et de patience ils ont fini par faire une douce violence aux instincts ombrageux de notre poésie4.

Quant au mot propre : “Les poëmes du courageux novateur sont de véritables jardins d'acclimatation poétique où il a tenté bien des essais qui n'ont pas été malheureux ; il aurait mérité une médaille d'honneur pour sa persévérance utile5.” Avis que reprendra dix-sept ans plus tard Gustave Merlet.

  • Accès à la numérisation du texte : Gallica.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/06/15 16:43


1 Constant Martha, “La poésie rustique en France au XVIIIe siècle”, Revue européenne, t. XV, 1861, p. 661-689.
2 Id., p. 675-676.
3 Il cite encore à plusieurs reprises d'autres chants de L'Homme des champs et de multiples vers de Delille et ses contemporains.
4 Id., p. 686.
5 Id., p. 685.