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Gallet, Première promenade d'un solitaire provincial

La Première promenade d'un solitaire provincial, depuis le faubourg Saint-Honoré jusqu'au palais du Tribunat (1801) exploite le topos de la critique des mœurs accessible au regard non prévenu de l'étranger, tout en renvoyant aux Provinciales de Pascal. Un locuteur fort acerbe, derrière lequel se cache Pierre Gallet, déambule dans Paris pour en critiquer les dernières créations architecturales ou les modes, avant que son entrée dans une librairie n'infléchisse son propos vers l'exposé des faiblesses de la littérature contemporaine.

Dans cette section, le solitaire attaque d'abord deux tragédies, Agamemnon de Lemercier (1796) et Étéocle de Legouvé (1799), en relevant une suite de vers ou tours qu'il juge vicieux.

Puis l'irascible observateur aborde L'Homme des champs, en répétant le procédé. Il commence à reprocher au texte de Delille son manque de plan, et aux journalistes, leur complaisance :

Laissons le théâtre : voici des ouvrages écrits dans d'autres genres. — Les Géorgiques…… Que dis-je ? géorgiques ! ce mot suppose des préceptes agricoles ; l'ouvrage parait en dicter, et n'en contient point. Attachez-vous un moment sur ce livre que fixe aujourd'hui l'attention de l'Europe littéraire. — Delille ! je le connais : n'a t-il pas traduit Virgile ? — C'est lui-même ; et il devait s'en tenir là ; il ne parait bon qu'à être traducteur.
Observez qu'après plusieurs années de travail, il présente un ouvrage sans plan, rempli d'idées fausses sur tous les systèmes, sans but, sans moralité, et l'on ne le proclame pas moins le meilleur de nos poëtes… Mais pourquoi s'en étonner ? on ne sait pas aujourd'hui ce qui constitue le talent de l'écrivain. On ne s'arrête point sur la grandeur d'un sujet, sur celle des caractères et sur la régularité d'un plan ; on ne juge un ouvrage que d'après les détails : c'est comme si on jugeait un temple d'après les petits ornemens des corniches, et qu'on négligeât la forme et la grandeur de l'architecture. Encore si ces détails étaient toujours beaux, ils pourraient en quelque sorte justifier le goût bisare du public : mais les trois quarts des vers du nouvel ouvrage sont mauvais : oui, mauvais. Un vers n'est pas bon, lorsqu'il heurte l'harmonie ou la langue ; lorsque les pensées sont fausses enflées ou mal placées : l'on pourrait démontrer jusqu'à l'évidence ce que je dis. Ceux-mêmes qui ont été les plus vantés sont mauvais. Parcourez-en quelques-uns avec moi, et vous en aurez la certitude…… J'apperçois un examen critique de cet ouvrage. Voyons ce qu'on en dit ; vous pourrez juger par vous-même, d'après les citations…… l'Auteur ne s'y attache qu'aux plus faibles parties pour la critique , mais il s'étend sur l'éloge. Arrêtons nous sur les passages de l'éloge ; vous allez voir le poëte dans son beau1.

Le solitaire examine alors un premier passage, l'ouverture du chant II, pour en dénoncer ce qu'il présente comme des maladresses, en se concentrant sur les formulations. Puis, faisant mine de continuer à suivre les indications d'un journaliste quant aux meilleurs pages, il se tourne vers le chant 3 :

[…] suivons l'examinateur. Il vante la coupe de divers morceaux : mais qu'est la coupe d'un objet si elle ne contribue pas à la perfection du tout, et dérange l'ensemble de l'édifice ? Admirerait-on la coupe d'un escalier s'il ne conduisait qu'à une terrasse, ou dans un angle du bâtiment, et non dans les appartemens ; et s'il fallait, pour y atteindre, franchir l'espace par des sauts ?…
Voici d'autres vers que l'apologiste trouve sublimes. Il parle des insectes.

Dont un seul prouve un dieu , dont un seul vaut un monde.

Qu'est-ce qu'un monde ? n'est-il pas composé lui-même, ou censé composé de milliards d'êtres, chacun plus gros qu'un insecte, et un insecte peut-il alors entrer en comparaison avec cette quantité ? Cette idée est à la fois fausse et puérile.

Le même dieu créa la mousse et l'univers.

L'univers n'embrasse-t-il pas tout ? et par conséquent la mousse ; pourquoi donc l'opposer à univers ? ce vers a le défaut du précédent. — L'examinateur dit qu'il contient une grande leçon de morale : mais tous les hommes savent que dieu créa l'univers. Cette vérité se trouve par-tout plus exactement décrite.

Par-tout des biens, des maux, des fléaux, des bienfaits.

Autre vérité connue de tout le monde ! pourquoi citer ce vers, que l'énumération ne rend ni sublime ni harmonieux2 ?

Le solitaire refuse ensuite de saluer les efforts d' “harmonie imitative” de Delille, arguant qu'il s'agit là d'un ornement très secondaire, en poésie, par rapport aux images et au rythme3. Il raille le manque de modestie dont Delille fait preuve, selon lui, dans le chant IV, en se posant en maître pour les autres poètes, et il dirige ses foudres… sur Atala de Chateaubriand, avant de quitter la librairie, et avec elle, la littérature, pour porter sur d'autres objets le même regard constamment dépréciateur.

Vers concernés : chant 3, vers 41, 398 et 576.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2018/08/19 20:06


1 [Pierre Gallet], Première promenade d'un solitaire provincial, depuis le faubourg Saint-Honoré jusqu'au palais du Tribunat, Paris, J. J. Fuchs, 1801, p. 71-73.
2 Id., p. 79-80.
3 Id., p. 81.