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Candeille, Souvenirs de Brighton, de Londres et de Paris, et quelques fragmens de littérature légère

Dans ce recueil hétéroclite, la comédienne et salonnière Julie Candeille évoque notamment trois “séances” musicales et littéraires, organisées en Angleterre. Une note liminaire en présente ainsi le déroulement : “Un morceau de piano, avec ou sans accompagnement, ouvrait ces séances ; l'auteur ensuite y développait un petit système d'histoire universelle d'après Bossuet, Anquetil et Frederick Strass ; un second morceau de musique séparait la partie historique de la partie littéraire ; un troisième morceau terminait l'entretien1.”

Les textes dévolus à chaque “entretien” se présentent ainsi comme la transposition d'un discours tenu oralement et s'ils ont un intérêt pour comprendre la réception de Delille, c'est que, dans une certaine mesure, Candeille y répond à la préface de L'Homme des champs. Dans cette préface, Delille se plaint du goût excessif des Français pour le théâtre et le roman, et défend la légitimité d'une poésie descriptive certes moins riche en sentiments, mais capable de séduction. Pour sa part, Candeille concède volontiers que Delille a laissé un matériau bien adapté à la récitation, et elle fait appel à ses propres souvenirs pour vanter l'impact des lectures publiques du poète. Néanmoins elle entend démontrer que le genre choisi par Delille reste inférieur aux poèmes proprement théâtraux.

Delille est évoqué une première fois dans la seconde séance, qui porte sur “La lecture et la déclamation” : Candeille y loue la beauté et la fidélité du “superbe épisode2” que le poète a consacré, dans L'Imagination, à l'errance du peintre Hubert Robert dans les catacombes de Rome ; puis elle reproduit ce passage, tel qu'il fut récité.

Mais c'est surtout dans le troisième et dernier entretien, intitulé “Delille et Molière”, que Delille est évoqué. Candeille débute cette séance par une comparaison entre le théâtre et la lecture publique, qui lui donne l'occasion de souligner les capacités de déclamation hors norme de l'écrivain :

     Tout l'éclat du plus beau succès de lecture ne doit point éblouir ceux qui, dans ce genre, réunissent le plus de suffrages. M. Delille à qui nous devons la meilleure part de l'effet produit dans notre deuxième séance, M. Delille lui-même était, comme presque tous les grands poètes, un lecteur admirable et d'autant plus étonnant qu'il lisait toujours de mémoire. Nous l'avons vu, nous l'avons entendu vers la fin de sa carrière ; laid de visage, petit, mal fait, avec une voix cassée, et déjà presque aveugle, il excitait encore telles émotions dont nos premiers acteurs eussent été jaloux…. Mais quelle différence (M. Delille en faisait aussi l'observation) de lire, ou de déclamer, assis, appuyé commodément sur une table et devant une société particulière, presque toujours disposée à l'indulgence, ou d'avoir à lutter à-la-fois contre la turbulence d'un public nombreux ; contre les difficultés du maintien, du costume, de la marche théâtrale, et contre celles du naturel, qui souvent s'oppose directement au caractère du personnage que l'acteur représente ! Que de travail, seulement pour monter l'organe au diapason d'une grande salle ! Quelle profondeur et quelle souplesse d'intelligence pour se pénétrer de tant de rôles divers ! et que de graces dans la personne pour les rendre avec dignité ! Nous pouvons lire autant et si bien qu'il nous plaira ; les plus vives sensations produites par la lecture s'évanouissent devant les moindres scènes des Lekain et des Dumenil, des Garrick et des Siddons.
     Mais quand un lecteur est en même temps auteur, et auteur des plus beaux ouvrages de son siècle, alors on peut et l'on doit l'écouter avec attention et respect : M. Delille était dans ce cas3.

Candeille enchaîne aussitôt sur une brève présentation des difficultés associées à la poésie descriptive, et son discours glose alors étroitement les positions de Delille lui-même :

     Jamais la nature n'accorda plus d'esprit et de talens au poète destiné à chanter ses merveilles, et jamais une âme plus noble et une sensibilité plus réelle ne marquèrent d'une empreinte plus durable les acquisitions de l'esprit et les productions du talent : cependant, avec tant de moyens réunis, avec tant de pages immortelles méditées sur tous les objets imaginables, M. Delille n'a pu tirer de sa plume si féconde que des poèmes dénués d'action ; œuvres brillantes mais incomplètes que l'admiration la plus respectueuse ne peut s'empécher de comparera ces comédies sans intrigue, connues dans le répertoire ancien sous le nom de pièces à tiroir 4.
     Une instruction sans bornes, une pureté parfaite, une intarissable variété rachètent dans ce grand versificateur la sécheresse de conception qui a privé la France d'un poëme. Que l'on ouvre au hasard ses magnifiques digressions sur l'homme des champs, sur la pitié, sur l'imagination, etc., etc., et l'on rencontre à chaque ligne des modèles de goût pour tous les amateurs, et des leçons désespérantes pour tous ceux qui s'essaient dans ce genre descriptif illustré par Virgile, par Thomson et par M. Delille, mais que tous les écrivains n'ont pas, comme eux, la force d'illustrer.
     M. Delille sentait si bien le défaut de ce genre, qu'il ne cesse de le combattre par les épisodes, les souvenirs, toutes les ressources de sentiment qui peuvent rompre la monotonie d'une description continuelle. Il conseille aux jeunes poètes de chercher leur talent plutôt dans l'âme que dans l'esprit, et, pour mieux les persuader, il unit l'exemple au précepte5.

À ce stade, l'oratrice renvoie à L'Homme des champs, et procède au montage de trois extraits pour illustrer son propos. Elle cite d'abord un passage du chant 4, où Delille invite les poètes à imiter la variété du monde :

     Tel, dans l'Homme des champs, après avoir dit que, pour bien peindre, il ne faut peindre que ce que l'on aime ; après avoir démontré que, jusque dans ses horreurs, la nature intéresse, il s'écrie

     “Nature ô séduisante et sublime déesse
     “Que tes traits sont divins6 ! […]”

Puis Candeille indique, citant cette fois le chant 3 :

     Avant de s'élever à ce degré sublime de pensées et d'expression, M. Delille, parcourant avec la même force, avec la même élégance, mille objets intermédiaires, s'arrête quelques instans à la simple description des bains de santé, tels que Spa, Barèges, Bath, Brighton, et autres lieux semblables.

     “Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines,
     “Qui de nos corps souffrans adoucissent les peines ?
     “Là, de votre canton doux et tristes tableaux,
     “La joie et la douleur, les plaisirs et les maux,
     “Vous font chaque printemps leur visite annuelle.
     “Là, mêlant leur gaité, leur plainte mutuelle,
     “Viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous
     “Des vieillards éclopés, un jeune essaim de foux.
     “Dans le même salon là viennent se confondre
     “La belle vaporeuse et le triste hypocondre.
     “Lise y vient de son teint rafraîchir les couleurs
     “Le guerrier de sa plaie adoucir les douleurs;
     “Le gourmand de sa table expier les délices.
     “Au dieu de la santé tous font leurs sacrifices;
     “Tous, lassant de leurs maux valets, amis, voisins.
     “Veulent être guéris, mais surtout être plaints.
     “Le matin voit errer l'essaim mélancolique
     “Le soir, le jeu, le bal, les festins, la musique,
     “Mêlant à mille maux mille plaisirs divers,
     “On croit voir l'Élysée au milieu des enfers7.”

Vers concernés : chant 3, vers 279-298.

Pour montrer comment les “souvenirs” personnels sont exploités dans le texte pour introduire des sentiments, l'oratrice ajoute : “Mais bientôt, le poète descriptif, sentant l'insuffisance de toutes les ressources de son art, cherche à émouvoir ses lecteurs par des moyens plus infaillibles8”, et elle cite à nouveau un fragment du chant 4, dans lequel le locuteur évoque son enfance en Auvergne.

À l'issue de ce parcours, Molière est toutefois convoqué, en guise de conclusion, pour réaffirmer l'infériorité du poème descriptif sur le théâtre. Si Delille vise la variété et parvient à toucher, sa poésie ne ne peut le faire avec la condensation des meilleures comédies de Molière :

     Aussi sensible et plus ardent que M. Delille ; philosophe non moins profond, observateur encore plus utile puisque l'étude des mœurs fut celle de toute sa vie, et poète encore plus étonnant pour son siècle que M. Delille n'a pu l'être pour le sien, Molière lecteur, acteur, et surtout auteur incomparable, Molière chemine vers la postérité avec un fardeau qui, pour doubler de prix n'aurait qu'à diminuer c'est-à-dire qu'en élaguant de sa collection un Georges Dandin, une Comtesse d'Escarbagnas, un Pourceaugnac, et autres chiffons de comique populaire que ce grand homme ne prenait la peine d'assortir que pour attirer la foule à ses bonnes comédies, il marche appuyé sur une douzaine de chefs-d'œuvre, dont la conception vigoureuse, la versification animée et piquante, seront les éternels modèles de tous les ouvrages dramatiques, de quelque genre qu'on les conçoive […].
     Pour vous présenter le contraste de trois oppositions frappantes, nous avons du feuilleter trente à quarante pages d'un beau poëme descriptif…. Ouvrons Molière, ouvrons le Misanthrope. Dès le premier acte, dès la deuxième scène, si spirituelle et si gaie, nous trouverons trois personnages dont les caractères se heurtent à chaque repartie, et font jaillir de chaque vers un trait comique ou une leçon de goût9.

Candeille juge l'affirmation assez péremptoire pour ne pas avoir à être soutenue par une citation, et l'entretien se clôt sur une brève note relative à la réception anglaise de Molière.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2018/12/27 12:08


1 Julie Candeille, Souvenirs de Brighton, de Londres et de Paris, et quelques fragmens de littérature légère, Paris, Delaunay, 1818, p. 97.
2 Id., p. 121.
3 Id., p. 128-129.
4 NDA : “Ésope à la cour, le Mercure galant, etc.”
5 Id., p. 129-130.
6 Id., p. 130-131.
7 Id., p. 131-132.
8 Id., p. 132.
9 Id., p. 133-134.