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Viera y Clavijo (trad.), El Hombre en los campos

L'homme de lettres et savant José de Viera y Clavijo (1731-1813) a traduit en espagnol deux œuvres de Delille, Les Jardins et, en 1802, L'Homme des champs, sans que ces textes ne circulent de son vivant autrement que sous forme manuscrite. Ils n'ont donc eu aucun impact public, mais cette situation n'est pas exceptionnelle : l'époque correspond, outre Pyrénées, à un moment de sévère censure des productions étrangères.

Cette traduction de L'Homme des champs ayant fait en 2011 l'objet d'une édition intitulée El Hombre en los campos o Las Geórgicas de Jacob Delille, nous citons le texte d'après cet ouvrage1.

La première partie du titre retenu par les éditeurs modernes signifie littéralement “l'homme aux champs”, mais l'érudit des Canaries a également utilisé le titre alternatif d'El Amador de los campos (“l'amateur des campagnes”), qui apparaît à plusieurs reprises dans les listes qu'il dresse de ses travaux ou dans les différentes versions manuscrites de l'œuvre disponibles2.

La préface d'origine est éliminée et les notes sont fortement condensées, tandis que certains des passages en vers sont ôtés.

Viera y Clavijo débute par un avertissement de sa plume qui donne de précieuses informations sur ses motivations et son approche de ce travail de traduction.

Il indique avoir commencé sa transposition de L'Homme des champs dès 1801, dans la lignée de celle qu'il fait déjà menée des Jardins et de celle, alors en cours, de la traduction française, par Delille, des Géorgiques de Virgile, qui restait sur sa table de travail. Il met aussi en avant le fait d'avoir rencontré Delille à Paris avant la Révolution. Parmi les traducteurs étrangers de l'œuvre, Viera y Clavijo est le seul à faire explicitement mention d'un tel contact.

Cuando tuve el singular gusto de pasar por la vista, un año después de impreso en Strasbourgo, este Poema del Hombre en los campos o Geórgicas de Jacob Delille, se halló mi ánimo como sin arbitrio para resistir a la placentera tentación de emprender su traducción en verso castellano. Los motivos que me invitaban a ella eran poderosos. Yo había traducido, en 1790, el otro bello Poema suyo de Los Jardines; había conocido, doce años antes en París, al célebre autor, y allí empecé también a traducir sus famosas Geórgicas francesas de Virgilio, bien que distraído en este trabajo, lo que adelanté fue muy poco3.

Puis Viera y Clavijo met en avant les émotions que lui a procurées la lecture du poème :

Yo me sentía agitado de las emociones que excitaban naturalmente en mi corazón, unos frescos y deliciosos cuadros de la Naturaleza, cuyas multiplicadas escenas siempre han sido para mi estudio, tan interesantes como atractivas4.

De fait, la lecture du poème coïncide avec une période durant laquelle l'érudit travaille à un inventaire d'histoire naturelle, portant sur les trois règnes aux Canaries, et à un moment où il se trouve dans une situation analogue à celle que met en scène le poète, puisqu'il choisit d'emporter le texte de Delille à la campagne, où il doit séjourner dans la propriété d'un ami. Dernier motif, présent chez nombres d'autres traducteurs, la transposition des vers de Delille doit être un nouveau service rendu à la langue et à la littérature nationales, “un nuevo servicio al idioma patrio y a su literatura5”. Pour se faire, il s'est autorisé quelques libertés face à l'original :

[…] emprendí la presente traducción, apropiándome, en cierto modo, la obra original, para usar de ella con aquella juiciosa libertad que es indispensable, si se quiere que una poesía francesa salga en español más fluida, más concisa y, en algunas cosas, más perfecta, lo que nace de la distinta clase de versificación y del carácter de su sintaxis6.

Puis le traducteur expose le plan du poème, non sans avoir salué l'intérêt du “doux et brillant” (suave y brillante ) usage que Delille fait des richesses de la nature, dont la fécondité réjouit la solitude vertueuse (que recrea la soledad virtuosa) et divertit la vieillesse après l'âge des illusions (divierte la vejez desengañada), et la capacité de l'auteur à les présenter sous des couleurs gracieuses et dans des combinaisons heureuses (con colores graciosos y felices combinaciones), pour créer autant de peintures riantes (pinturas risueñas7). Le chant\ 3 est résumé en une phrase, avec un hypallage :

El tercer Canto está consagrado al observador naturalista, el cual llena de interés sus mismos paseos y sus viajes, de rarezas su habitación; de ocupación sus ocios y se forma un gabinete selecto de Historia Natural8.

Enfin le traducteur motive certaines de ses omissions. D'une part, certains éléments trop personnels ou touchant trop à la France (“algunos puntos que le eran demasiado personales, o relativos a juegos, individuos y acontecimientos políticos de su país”) ne lui ont pas paru susceptibles d'intéresser ses propres lecteurs. D'autre part, il a choisi de réduire les notes, y trouvant une sorte de luxe et une surabondance de détails (“cierto lujo y superabundancia de especies”) qui heurtaient son propre amour de la sobriété (“mi amor a la sobriedad9”).

Comme pour les autres traductions, nous reproduisons seulement les vers sur l'histoire du grain de sable (chant 3, vers 201-220).

Toma de mármol un pequeño trozo:
¡Ah qué medalla! ¡Qué inscripción tan rica
De mil revoluciones memorables!
Es una piedra, sí; mas se deriva
De seres animados, pues su mole
Se compone de conchas ya destruidas.
Mas, ¿qué generaciones no pasaron,
Antes que se amasasen sus reliquias?
Bajo del agua cuantas, cuantas veces
Con su inquietud el mar las rodaría,
Las echaría sobre cerros altos,
El huracán al mar las volvería,
Y en dares y tomares padeciendo
Vientos, olas, tormentas y porfías,
Llegaron a ser rocas en un monte,
Y estas rocas de mármol corroídas,
Han soltado este trozo, hijo del tiempo,
Que la historia del Mundo lleva escrita10.

On le voit, la transposition comporte autant de vers que l'original. Le traducteur conserve les marques d'intonation, substituant simplement aux dernières exclamatives une interrogative. En revanche, il ne restitue pas la musicalité du vers, puisqu'il réduit les listes et élimine les principales figures à l'origine des homophonies (anaphores, répétitions ou parallélismes de construction), sauf dans le tour “Bajo del agua cuantas, cuantas veces”.

Le fond du texte, c'es-à-dire le sublime lié à la longue durée, est fidèlement conservé (monument trouve un équivalent en medalla ; histoire apparaît bien à la fin du mouvement avec son équivalent historia ; le concept crucial chez Buffon de revoluciones est soigneusement repris, et le traducteur perçoit parfaitement, dans l'avant dernier vers, l'importance du concept de temps, quand il réduit la liste d'origine à “hijo del tiempo”). Néanmoins Viera y Clavijo introduit une métaphore scripturale filée, étrangère à l'original, même si Delille l'emploie ailleurs en parlant du relief comme d'“annales”. Ici, la première occurrence du mot “histoire” est glosée par inscripción, terme trouvant un écho dans le dernier vers, où l'histoire du monde est “écrite” (escrita) dans le grain.

Comme l'annonçait l'avertissement, cet appareil est drastiquement réduit. Viera y Clavijo ne propose que 21 notes de fin, pour l'ensemble des quatre chants. Mais quinze d'entre elles concernent le chant\ 3 ((notes\ VI à XX). Même s'il les condense (en les résumant ou en les fusionnant, par exemple quand il s'agit d'identifier les insectes cités), ces annexes scientifiques apparaissent donc comme les moins dispensables. C'est ainsi que la note sur le grain de sable, par exemple, est conservée.

Le texte étant resté manuscrit, il n'a pas eu d'échos dans la presse.

  • Accès à l'édition moderne : lien.

Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/06/25 10:09
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/07 10:59


1 José de Viera y Clavijo, El Hombre en los campos o Las Geórgicas de Jacob Delille, Manuel de Pas Sánchez et Carlota Alfonso Da Costa (éd.), Santa Cruz de Tenerife, Ediciones Idea, 2011. L'intégralité de l'ouvrage est accessible en ligne : lien.
2 Voir Victoria Galván González, “La poesía traducida de Viera y Clavijo”, Dicenda. Cuadernos de Filología Hispánica, 2002, vol. 20, p. 74 ; article accessible en ligne : lien. Voir également dans le catalogue BICA. Red de Bibliotecas de Canarias (lien) les notices des manuscrits : Viera y Clavijo, El Amador de los Campos ó las Georgicas Francesas (s. d.) et Los meses. El amador de los campos o Las Georgícas de Jacob de Lille. Los Ayres fixos. La boda de las plantas (1816).
3 “Quand j'ai eu le plaisir singulier de jeter les yeux, un an après l'impression de Strasbourg, sur ce poème de L'homme des champs ou Géorgiques de Jacques Delille, mon âme a été comme irrésistiblement poussée à céder à la plaisante tentation d'entreprendre sa traduction espagnole en vers. De puissants motifs m'y invitaient. J'avais traduit, en 1790, son autre beau poème des Jardins ; j'avais, douze ans plus tôt, fait la connaissance à Paris de l'auteur renommé, et j'avais commencé aussi à traduire ses célèbres géorgiques françaises de Virgile, même si, distrait de ce travail, ne le l'avais guère avancé.” Viera y Clavijo, “Advertencia del traductor”, El Hombre en los campos o Las Geórgicas de Jacob Delille, p. 17.
4 “Je me sentais agité par les émotions qu'excitaient naturellement dans mon cœur des peintures fraîches et délicieuses de la Nature, dont les multiples scènes, aussi intéressantes qu'attirantes, avaient toujours fait l'objet de mon étude”, id., p. 17-18.
5 Id., p. 18.
6 “[…] j'ai entrepris la présente traduction en m'appropriant, d'une certaine manière, l'œuvre originale, pour l'utiliser avec cette liberté judicieuse qui est indispensable, si l'on veut qu'une poésie française ressorte en espagnol avec plus de fluidité, plus de concision et, en certains points, plus de perfection, ce qui vient des différences qui existent entre les formes de versification et le caractère de la syntaxe”, ibid.
7 Id., p. 19.
8 “Le troisième chant est consacré à l'observateur naturaliste, qui remplit d'intérêt ses promenades et ses voyages, de raretés sa maison, d'occupations son oisiveté, et se forme un cabinet choisi d'histoire naturelle”, ibid.
9 id., p. 20.
10 Id., p. 81-82.