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Rozan, "L'orage" (Journal des demoiselles)

Dans cet article de 1877 portant sur une question de météorologie et destiné aux lectrices du Journal des demoiselles, le mathématicien et philologue Charles Rozan a soin de prétendre ne donner aucune leçon scientifique, une dénégation typique de la vulgarisation, qu'accompagne un autre trait non moins courant dans ce type d'exercice : Rozan prétend n'aborder le sujet qu'à la demande d'une jeune interlocutrice. Il débute en effet en affirmant :

Soyez sans inquiétude, mes chères demoiselles, ceci n'est point de la science ; je n'ai nullement envie de vous faire un cours sur l'électricité. C'est une simple réponse à une question que m'a value, dans les premiers jours du printemps, un coup de tonnerre aussi formidable qu'inattendu. Je compte au nombre de mes amies une dame qui n'a jamais pu vaincre la frayeur que l'orage lui inspire. […] Or, la fille de cette dame, aussi vaillante que sa mère est peureuse, était en train de m'écrire quand un coup de tonnerre fit pousser à sa chère maman le plus aigu des cris. L'orage avec ses manifestations subites vint tout naturellement alors prendre place dans la lettre, et l'on me demanda des explications. Je promis de répondre par la voie de notre journal, autant pour faire voir de près à mon amie l'objet de son effroi que pour avoir l'occasion de causer quelques instants avec mes jeunes lectrices, d'un événement qui semble promettre d'être fréquent cette année1.

Une fois ces éléments posés, le locuteur peut délivrer… une leçon de science, qui aborde succinctement les causes de l'orage, la nature de la foudre et du tonnerre, et enfin les différentes formes susceptibles d'être prises par la tempête.

Rozan inclut trois citations en vers, dont la première est tirée de L'Homme des champs, au moment où il s'apprête à terminer son article, alors qu'il ébauche une taxinomie des tempêtes. Ce type d'ouverture finale vers la littérature et l'esthétique est encore un trait fréquent dans le discours de vulgarisation, où les allusions poétiques sont majoritairement utilisées en introduction ou en conclusion. Mais ici, l'irruption des vers marque aussi le moment où Rozan, d'abord célèbre en tant que spécialiste de l'étymologie, revient à sa discipline, pour déplacer la leçon vers l'histoire du lexique.

     L'orage s'appelle ouragan lorsqu'il devient violent, furieux, terrible, disons sauvage, puisque son nom est caraïbe : huracan 2.

     Tantôt de l'ouragan c'est le cours furieux ;
     Terrible, il prend son vol, et, dans des flots de poudre,
     Part, conduisant la nuit, la tempête et la foudre ;
     Balaie en se jouant et forêt et cité,
     Refoule dans son lit le fleuve épouvanté ;
     Jusqu'au sommet des monts lance la mer profonde,
     Et tourmente, en courant, les airs, la terre et l'onde.
     De là sous d'autres champs ces champs ensevelis,
     Ces monts changeant de place et ces fleuves de lits;
     Et la terre sans fruits, sans fleurs et sans verdure,
     Pleure, en habits de deuil, sa riante parure.
                    Delille.

     Quant à la tempête, elle est faite de souffle plus encore que de foudre, et se passe sur la mer, là où nul obstacle ne s'oppose à la fureur des vents. Le mot tempête, formé de tempus, temps, a d'abord signifié moment du jour, état atmosphérique en général, et puis, spécialement, mauvais temps.
     Le cyclone (cercle) est une tempête tournante, qui balaie la terre et la mer, en tournant sur elle-même, et qui est due, selon toute probabilité, à la rencontre de deux courants d'air circulant en sens inverse. Le tourbillon a le même caractère, mais il n'est qu'un effet accidentel dans l'orage ; la trombe enfin (de l'italien trumba, trompette) est une colonne d'air conique, qui tourne sur elle-même avec une grande vitesse, et produit, en se déplaçant, les plus grands ravages ; elle a l'électricité pour cause et pour force motrice.
     Je ne voudrais pas pouvoir dire

     J'ai vu les vents, grondant sur ces moissons superbes,
     Déraciner les blés, se disputer les gerbes,
     Et roulant leurs débris dans de noirs tourbillons,
     Enlever, disperser les trésors des sillons3.

     Je ne crois pas non plus que

     Le plus doux des mortels aime à voir du rivage
     Ceux qui, près de mourir, luttent contre l'orage4.

     Car ce doit être un triste et navrant tableau que celui-là. Mais je serais heureux d'assister au spectacle merveilleux et terrible d'un de ces orages qui soulèvent les flots et brisent les rochers. Rien au monde ne doit donner une idée plus grande, plus imposante de la nature, rien ne doit exciter à un même degré l'épouvante et l'admiration5.

Vers concernés : chant 3, vers 122-132.

Accès à la numérisation du texte : HathiTrust.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/11/19 20:58


1 Ch[arles] Rozan, “L'Orage”, Journal des demoiselles, 45e année, n° viii, juillet 1877, p. 197.
2 Ici, une note donne en exemple un terrible coupe de vent survenu à Rouen.
3 Extrait de la traduction des Géorgiques de Virgile par Delille (chant I).
4 Extrait de l'Épître sur l'homme, à Mr. le chevalier de Ramsay de Louis Racine. Comme ce dernier le précise, ces deux vers glosent un des passages les plus célèbres du De natura rerum de Lucrèce.
5 Id., p. 200.