Raymond, Lettre à M. de Chateaubriand, sur deux chapitres du Génie du Christianisme
Présentation de l'œuvre
Dans son Génie du christianisme (1802), Chateaubriand attaque les sciences, qu'il accuse, dans une formule célèbre, de “désenchanter le monde”, pour conduire à l'impiété et au crime. En 1806, la Lettre à M. de Chateaubriand, sur deux chapitres du Génie du Christianisme, s'élève contre cette thèse.
L'auteur de l'ouvrage, anonyme, a été identifié comme Georges-Marie Raymond, homme de sciences et de lettres, fervent catholique1.
Citation
Le texte, qui s'adresse directement à Chateaubriand, l'invite à lire la description du cabinet d'histoire naturelle qui occupe, dans L'Homme des champs, le dernier tiers du chant 3. Raymond voit en effet dans ces vers de Delille un puissant démenti aux thèses de Chateaubriand.
Il est triste que vous n'ayez vu que des cimetières dans les cabinets des naturalistes ; voici néanmoins une assez belle description
de ces cimetières :
« . . . . . . Pour vous donner un intérêt nouveau,
» De ces vastes objets rassemblez le tableau.
» Que d'un lieu préparé l'étroite enceinte assemble
» Les trois règnes rivaux, étonnés d'être ensemble;
» Que chacun ait ici ses tiroirs, ses cartons ;
» Que divisés par classe et rangés par cantons,
» Ils offrent de plaisirs une source féconde,
» L'extrait de la Nature et l'abrégé du Monde.
» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Entre les minéraux présentez à nos yeux,
» Les terres et les sels, le soufre et le bitume ;
» La pyrite cachant le feu qui la consume ;
» Les métaux colorés et les brillans cristaux,
» Nobles fils du rocher, aussi purs que ses eaux ;
» L'argile à qui le feu donna l'éclat du verre,
» Et les bois que les eaux ont transformés en pierre,
» Soit qu'un limon durci les recouvre au dehors,
» Soit que le suc pierreux ait pénétré leur corps :
» Enfin tous ces objets, combinaisons fécondes
» De la flamme, de l'air, de la terre et des ondes.
» D'un œil plus curieux et plus avide encor
» Du règne végétal je cherche le trésor.
» Là sont en cent tableaux avec art mariées
» Du varec, fils des mers, les teintes variées ;
» Le lichen parasite aux chênes attaché ;
» Le puissant agaric, qui du sang épanché
» Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidelle
» Du caillou pétillant recueille l'étincelle ;
» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Et ces rameaux vivans, ces plantes populeuses,
» De deux règnes rivaux races miraculeuses.
» Dans le monde vivant quelle variété !
» Le contraste surtout en fera la beauté ;
» Un même lieu voit l'aigle et la mouche légère ;
» Les oiseaux du climat, la caille passagère ;
» L'ours à la masse informe et le léger chevreuil ;
» Et la lente tortue et le vif écureuil ;
» L'animal recouvert de son épaisse croûte ;
» Celui dont la coquille est arrondie en voûte ;
» L'écaille du serpent et celle du poisson etc.
» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Là je place le ver, la nymphe, la chenille,
» Son fils, beau parvenu, honteux de sa famille,
» L'insecte de tous rangs et de toutes couleurs,
» L'habitant de la fange et les hôtes des fleurs ;
» Vous tous dans l'univers en foules répandus,
» Dont les races sans fin sans fin se renouvellent,
» Insectes paraissez, vos cartons vous appellent ;
(Suit une description magnifique des diverses espèces d'insectes2).
» Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux,
» Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
» Chefs-d'œuvre d'une main en merveilles féconde,
» Dont un seul prouve un Dieu, dont un seul vaut un monde.
» Tel est le triple empire à vos ordres soumis ;
» De nouveaux citoyens sans cesse y sont admis.
» Cette ardeur d'acquérir que chaque jour augmente,
» Vous embellira tout ; une pierre, une plante,
» Un insecte qui vole, une fleur qui sourit,
» Tout vous plaît, tout vous charme, et déjà votre esprit
» Voit le rang, le gradin, la tablette fidelle,
» Tout prêts à recevoir leur richesse nouvelle.
» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Là les yeux sont charmés, la pensée est active ;
» L'imagination n'y reste point oisive ;
» Et quand par les frimats vous êtes retenus,
» Elle part, elle vole aux lieux, aux champs connus ;
» Elle revoit les bois, le coteau, la prairie
» Où s'offrant tout-à-coup à votre rêverie,
» Une fleur, un arbuste, un caillou précieux
» Vint suspendre vos pas et vint frapper vos yeux.
» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Cependant arrangez ces trésors avec goût ;
» Que dans tous vos cartons un ordre heureux réside ;
» Qu'à vos compartimens avec grâce préside
» La propreté, l'aimable et simple propreté
» Qui donne un air d'éclat même à la pauvreté.
» Surtout des animaux consultez l'habitude :
» Conservez à chacun son air, son attitude,
» Son maintien, son regard. Que l'oiseau semble encor,
» Perché sur son rameau, méditer son essor.
» Avec son air fripon montrez-nous la belette,
» A la mine alongée, à la taille fluette ;
» Et sournois dans son air, rusé dans son regard,
» Qu'un projet d'embuscade occupe le renard.
» Que la nature enfin soit partout embellie,
» Et même après la mort y ressemble à la vie3. »
Vous êtes trop sensible aux beaux vers, Monsieur, pour n'être pas réconcilié par eux avec des tombeaux qui ont pu inspirer cette aimable poésie.
[Note de bas de page]
C'est avec regret que nous avons supprimé d'autres détails , aussi beaux sans doute que ceux que nous avons cités, mais il était nécessaire de resserrer le tableau dans un espace proportionné à notre objet. Voici cette description des insectes, dont nous ne pouvons nous déterminer à priver le lecteur, qui, impatient de la relire, nous en eût demandé compte à juste titre.
« Insectes, paraissez, vos cartons vous appellent ;
» Venez avec l'éclat de vos riches habits,
» Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis ;
» Et ces fourreaux brillans et ces étuis fidelles
» Dont l'écaille défend la glace de vos ailes ;
» Ces prismes, ces miroirs savamment travaillés ;
» Ces yeux qu'avec tant d'art la nature a taillés,
» Les uns semés sur vous en brillans microscopes,
» D'autres se déployant en longs télescopes.
» Montrez-moi ces fuseaux, ces tarières, ces dards,
» Armes de vos combats, instrumens de vos arts ;
» Et les filets prudens de ces longues antennes
» Qui sondent devant vous les routes incertaines ;
» Que j'observe de près ces clairons, ces tambours,
» Signal de vos fureurs, signal de vos amours,
» Qui guidaient vos héros dans les champs de la gloire,
» Et sonnaient le danger, la charge et la victoire4. »
Raymond traite Chateaubriand comme s'il n'avait jamais ouvert Delille. Quand il s'adresse à ses propres lecteurs, il ne semble en revanche pas douter que tous aient déjà rencontré et goûté la description des insectes, puisqu'au début de sa note, il les juge “impatient[s] de la relire”.
À l'intérieur des vers cités, les italiques signalent, selon un procédé courant à l'époque, les segments que Raymond est prêt à juger plus faibles (il souligne notamment la répétition de l'adjectif fidèle à la rime).
Vers concernés : chant 3, vers 481-488, 494-512, 515-525, 539-542, 554-584, 587-594 et 606-620.
Liens externes
- Accès à la numérisation du texte : InternetArchive.
- Lien vers l'article d'A. Monglond : JStors
Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/02/08 20:58