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Prat, Études littéraires : époque révolutionnaire

Comme la plupart des historiens de la littérature actifs après 1850, Prat adopte la position très critique envers Delille et son école véhiculée par les auteurs romantiques. Il s'inscrit d'emblée et sans ambages dans la lignée de Patin, auteur d'une étude générale sur la poésie didactique1 dans laquelle, comme chez Sainte-Beuve, le genre était jugé périmé depuis la fin de l'Antiquité. Mais s'il estime dès lors que Delille doit être abordé comme un simple versificateur, Prat lui reconnaît encore une maîtrise hors norme dans ce domaine.

[Après le succès de sa traduction des Géorgiques de Virgile, Delille] donna le poëme des Jardins, premier anneau d'une longue chaîne de productions analogues. Ici nous reconnaîtrons avec M. Patin qu'il y a deux époques dans la poésie didactique : l'une où elle est vraiment l'institutrice des hommes, l'autre où elle n'enseigne rien, où elle ne veut rien enseigner à personne, où ses leçons, toutes factices, sont un prétexte aux jeux de l'imagination, à l'application de l'art des vers. C'est aux poëtes de cette dernière école que s'applique ce mot si fin de Plutarque, que leur muse, toute prosaïque, n'a de la poésie que le mètre, sorte de char emprunté qui lui sauve la disgrâce d'aller à pied. Vous le voyez, nous ne surfaisons rien. Nous irons même jusqu'à dire que la poésie didactique ainsi comprise rappelle les poëmes alexandrins et ceux d'Ausone sur la chasse, sur la pêche, sur l'astronomie, qu'ils apparaissent ordinairement comme la dernière ressource d'une littérature en détresse. Mais, le fond abandonné, il reste la forme, qui est bien quelque chose dans l'art, et la forme est digne d'admiration chez Delille, qui dans tous ses poëmes s'est montré riche d'esprit, d'agrément, d'élégance, ingénieux, délicat, pur de goût et de style, profondément initié aux secrets de notre versification, et maître de toutes les ressources de la langue poétique2.

Les pages que Prat consacre à L'Homme des champs ont l'intérêt de souligner que le texte restait profondément célèbre à l'époque de son ouvrage :

Le poëme intitulé l'Homme des champs a pour sujet les plaisirs qu'on peut trouver à la campagne, quand on y jouit d'une certaine aisance. Ce n'est nullement un code de l'agriculture comme les Géorgiques, c'est un tableau des ressources que l'on rencontre aux champs pour employer agréablement les journées. Chacun de vous connaît déjà sans doute pour l'avoir lu, peut-être pour l'avoir appris par cœur, [le] morceau sur les quatre saisons de l'année, [celui] sur les soirées d'hiver, où se trouve la description des divers jeux, celle du souper et de nombre d'autres objets secondaires, enfin une chasse au cerf qui a toujours passé pour un des meilleurs passages des œuvres descriptives de Delille. Toutes ces merveilles sont accumulées dans le premier chant3.

Prat poursuit ainsi sa présentation des chants :

Au second, le poëte célèbre les miracles de la greffe, l'art avec lequel nous pouvons multiplier nos jouissances en acclimatant chez nous des plantes étrangères, l'art plus utile encore d'utiliser les eaux qui se perdent, ce qui devient un prétexte assez peu agricole pour chanter Riquet et le canal du Midi. Au troisième chant viennent les études que peut faire l'homme bien élevé qui a préféré le séjour de la campagne à celui des villes ; les révolutions du globe, les terrains, les formations, les gisements de minéraux, les éruptions volcaniques, les plantes, les insectes, les mœurs des animaux domestiques ou fauves, l'histoire naturelle enfin, depuis la théorie de la terre jusqu'à l'entomologie, voilà le vaste champ parcouru par notre auteur dans une des divisions de son poëme. Il ne pouvait dire tout cela sans songer quelque peu à Buffon, qui avait marqué la nature entière de l'empreinte de son talent, et qui en avait fait en quelque sorte son domaine propre. Quelques vers contiennent un hommage respectueux et une juste critique pour ce grand maître dans l'art d'écrire. On les a moins cités que d'autres, et nous vous les lirons :

Gloire, honneur à Buffon, qui, pour guider nos sages,
Éleva ses fanaux sur l'Océan des âges,
Et, noble historien de l'antique univers,
Nous peignit à grands traits ses changements divers ;
Mais il quitta trop peu sa retraite profonde\ ;
Des bosquets de Montbard Buffon jugeait le monde ;
A des yeux étrangers se confiant en vain,
Il vit peu par lui-même, et, tel qu'un souverain,
De loin et sur la loi d'une vaine peinture,
Par ses ambassadeurs courtisa la nature.

Dans la dernière des quatre divisions du poëme, Delille établit qu'il faut aimer et connaître la vraie nature pour bien en parler en vers4 […].

Vers concernés : chant 3, vers 175-184.

Seul cet extrait sur Buffon est donné, car Prat aborde ensuite La Pitié.

Accès à la numérisation du texte : HathiTrust.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/05/30 15:55


1 Voir Henri Patin, “La poésie didactique à ses différens âges”, Revue des deux mondes, 1848, vol. 21.
2 Henri Prat, Études littéraires : époque révolutionnaire, Paris, C. Borrani, 1868, p. 197.
3 Id., p. 201-202.
4 Id., p. 202-203.