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L'Hermite du Marais, ou le rentier observateur

L'Hermite du Marais (1819) se range, comme L'Hermite en Suisse, parmi les nombreuses imitations d'un ouvrage à succès d'Étienne de Jouy, L'Hermite de la Chaussée d'Antin, ou observations sur les mœurs et les usages français au commencement du XIXe siècle (1812-1814). Publié anonymement, ce livre a été attribué à Lebel ou à Jean Edme Paccard.

Dans ce texte publié six ans après la mort de Delille, l'évocation du Collège de France offre l'occasion de revenir sur l'œuvre du poète qui y professa le latin. L'ermite montre qu'il a lu ses textes de près, puisqu'il évoque notamment le passage de L'Homme des champs consacré à la pervenche\ ; mais peu de vers sont cités\ : c'est le bilan général d'une carrière qui est proposé ici, mêlant louanges, railleries et remarques beaucoup plus critiques. Delille y apparaît comme un lecteur hors pair de ses propres textes et un locuteur particulièrement sensible, mais aussi comme un écrivain content de rimer la prose des autres et bien inférieur à Racine ou Voltaire. Fait notable toutefois, l'ermite imagine que ses réserves heurteront de nombreux delilliens “enthousiastes”, signe que le poète est encore loin d'apparaître, à cette date, comme un auteur mineur et désuet.

Je reviens au collége [sic] de France.
Delille y avait son logement\ ; il y recevait ses disciples, ses enthousiastes, il y faisait ses lectures, ou plutôt il y déclamait ses vers. Mais peut-être le mot déclamer sera-t-il pris ici en mauvaise part, car Delille était un beau diseur. Les plus grands comédiens n'en approchaient pas\ ; c'était une onction, une douceur, une harmonie\ ; enfin, messieurs et dames s'y confondaient, s'y pâmaient. Venaient les descriptions si bien décrites, les tableaux si bien nuancés, si bien rendus, les sentences sur lesquelles le poëte appuyait à la Voltaire, très-beau diseur aussi, comme chacun sait. Mais ce qui surtout émouvait, touchait, arrachait des larmes, c'était la sensibilité du poète, sensibilité que le moindre émistiche [sic] excitait, mettait en train\ ; la corde de la lyre était toujours mouillée, témoins ses vers.

Ô toi, douce pitié , sers mon tendre délire,
Viens mouiller de tes pleurs les cordes de ma lyre1.

Ce qui, pour le dire en passant, devait un peu atténuer la force vibrante desdites cordes.
Vous en voulez bien à Delille, me dira-t-on, ou plutôt vous le traitez bien à la légère\ ! Il se peut, je l'ai lu pourtant, et je déclare que jeune, il m'a causé de très-vives émotions. Ses Géorgiques et ses Jardins trouveront toujours en moi un sincère admirateur. L'Homme des Champs où se rencontrent Rousseau et sa pervenche, me plaît aussi beaucoup\ ; l'Imagination, le plus beau fleuron de la couronne de Delille, et celui de ses ouvrages où l'on trouve le plus de vers à retenir, sera encore relu par moi, et au moins deux fois chaque année\ ; mais je repousserai les Trois Règnes qui n'offrent que des morceaux de prose et cousus et rimés\ ; j'écarterai également la traduction de l'Enéide, également celle de l'ennuyeux poème dans lequel l'épisode le plus gracieux se trouve perdu au milieu des extravagances les plus folles et les plus rebutantes2. En vérité, il fallait être bien tourmenté du démon de l'anglomanie , pour avoir la patience de faire parler en vers français les Astaroth, les Belzébut, et autres héros du divin poème du divin Milton. Hommes vraiment hommes, c'est à vous que je m'adresse. Dites-moi, si après avoir lu les beaux poèmes de Rodogune, et des Horaces3, de Britannicus, et de Phèdre4, de Mérope et de la Henriade5, il est possible de se plaire à la lecture du Paradis Perdu, même traduit par Delille, c'est-à-dire embelli autant que possible.
J'ajoute , pour dernier correctif, que Delille était né poète, qu'il avait l'âme très-élevée, qu'il possédait le goût du beau, et aussi une sorte de tact qui ne cessa point de le servir dans le choix qu'il fit, pour les versifier, des plus beaux passages des ouvrages de nos grands prosateurs, qu'il a mis à contribution avec un bonheur égal, peut-être, à celui qui a mérité à Boileau le titre de législateur du Parnasse français.
Après cela, messieurs les enthousiastes, si vous n'êtes pas satisfaits, si votre indignation vous agite par trop, soulagez-vous, confondez-moi, terrassez-moi\ ; mais sachez qu'entendu par vous sur l'arène, vous m'entendrez encore vous dire, qu'il est permis de ne pas tout admirer dans Delille , et de lui préférer quelquefois la prose des Fénélon , des Pascal, des Buffon , des Jean-Jacques, des Bernardin de Saint-Pierre, qu'il a très-bien, mais très-inutilement versifiée6.

Vers concernés : chant 3, vers 439-444.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/11/11 20:09


1 Ces vers se trouvent au début de La Pitié.
2 Il s'agit, comme le montre la suite, de la traduction du Paradis perdu.
3 Rodogune et Horace sont deux tragédies de Corneille.
4 Pièces de Jean Racine
5 Tragédie et poème épique de Voltaire
6 L'Hermite du Marais, ou le rentier observateur, Paris, Laurens, t.\ II, 1819, p.\ 147-151.