Hayet, Le Citadin ou l'homme des villes
Présentation de l'œuvre
Comme La Gastronomie de Berchoux, Le Citadin, ou l'Homme de la ville, poème semi-sérieux en 4 chants (1839) constitue une continuation humoristique du texte de Delille. Alors que ce dernier entendait convaincre son lecteur urbain de passer plus de temps à la campagne, l'auteur “ni pastoral, ni romantique1” du Citadin, Théophile Hayet, vante le charme des grandes villes – s'engageant ainsi dans une polémique badine dont la date tardive mérite d'être notée.
Pour contester les leçons de L'Homme des champs, le locuteur souligne notamment que, si les apprentis naturalistes mis en scène par Delille dans son chant 3 peuvent être tentés par les promenades botaniques et la constitution d'une collection personnelle, c'est à Paris, et non aux champs, qu'ils trouveront les centres du savoir et les plus riches fonds.
Un hommage ambigu à Delille
Hayet renvoie explicitement à L'Homme des champs dès son “Avertissement”, qui fait de ce titre un repoussoir et un modèle :
La civilisation et la ville ont été de tout temps l'objet des attaques de nombre d'écrivains, à la tête desquels, pour ne parler que des modernes, on doit placer, avec justice, pour le talent , J.-J. Rousseau, Delille, et M. de Chateaubriand. Contrairement à l'exemple de ces grands maîtres, j'ai essayé de célébrer la ville. Je ne sais si elle m'en saura beaucoup de gré, tant je suis loin d'avoir surmonté comme je l'aurais voulu les difficultés de mon sujet ; mais cette faible ébauche pourra faire naître à un peintre plus habile l'idée d'entreprendre la même tâche ; et c'est ainsi, peut-être, qu'on pourra voir, quelque jour, l'Homme de la Ville se placer avec moins de désavantage auprès de l'Homme des Champs 2.
L'ouverture du premier chant du Citadin accorde à Delille une voix persuasive et concède que L'Homme des champs put stimuler le goût de la campagne. Mais Hayet souligne malicieusement que le texte fut d'abord composé pour plaire à un public urbain, et surtout, il juge le propos passé de mode : non seulement trop de poètes l'ont imité depuis 1800, mais les lecteurs qui ont suivi les conseils de Delille ont eu le temps de découvrir combien il avait embelli ses tableaux…
Ils ne sont plus ces temps où, pour charmer la ville,
D'une plume à la fois élégante et facile,
Delille, décrivant de touchantes beautés,
Nous eût fait pour les champs déserter les cités,
Si, dans le choix des lieux où le bonheur réside,
L'homme prenait toujours un poète pour guide,
Et si ce pur amour des hameaux, des forêts,
Ne perdait de sa force à les voir d'un peu près.
En vain plus d'un disciple, à l'exemple du maître ,
Voulut aussi chanter sur le mode champêtre :
Le public, fatigué, resta sourd aux essais
Des froids imitateurs du Virgile français3.
Écho à l'avertissement, Hayet étend ensuite sa raillerie à Chateaubriand, qui voulut convaincre ses lecteurs de ne “vivre autrement qu'un Scythe, un Iroquois4”, puis à Rousseau, source première, selon le locuteur, de ce désir régressif, et enfin à leurs émules romantiques.
Delille est encore nommé lorsque Hayet reprend l'un des principaux reproches essuyé par L'Homme des champs à sa parution : les charmes vantés par son prédécesseur sont réservés à un public fortuné. Ceux qui, moins riches, ne peuvent être propriétaires, encore moins acquérir deux résidences ou un riche domaine rural, feront donc bien de s'établir en ville – c'est-à-dire à Paris :
Mais combien comptons-nous de ces mortels heureux
Qui puissent librement, en tout temps, en tous lieux,
Se livrer aux plaisirs si bien peints par Delille ?
En est-il un sur cent ? en est-il un sur mille ?
Pour moi, que le destin dispense de payer
L'honneur d'être compris dans le rôle foncier5 ;
Qui, sauf conversion, ne possède pour vivre
Que quelques mille françs, inscrits sur le grand-livre6,
Je ne puis, et ma bourse en dira la raison,
Changer de résidence en changeant de saison.
Pour toujours, c'est l'arrêt, la plainte est inutile,
Il me faut habiter la campagne ou la ville :
La campagne offre bien mille attraits à mes yeux ;
Mais, puisqu'il faut choisir, la ville me plaît mieux7.
Ultime pique directe, Hayet note que lorsque Delille range parmi les plaisirs ruraux les jeux de société ou le théâtre de salon, il peint en réalité des pratiques venues de la ville, et il en fait l'aveu du fait que son campagnard, tout riche qu'il soit, se languit vite dans ses domaines – ce qui constitue une réécriture polémique du contenu des deux premiers chants de L'Homme des champs :
La mère du plaisir c'est la variété.
Aussi Mondor8 aux champs, d'une riante vue,
Quand il a reconnu les attraits, l'étendue,
Admiré de ses fleurs la fraîcheur et l'effet,
Loué ses espaliers, visité son bosquet,
Qu'il a de son jardin parcouru chaque allée,
Et vu le villageois danser sous la feuillée ;
Subissant du Destin l'inexorable loi,
Se surprend-il bâillant : il sait bientôt pourquoi.
Pour repousser l'ennui de son champêtre asyle,
Il mande à son secours les plaisirs de la ville.
Delille, dans ses vers, les a trop bien décrits,
Pour oser après lui les peindre en mes écrits9.
La culture des sciences
Le statut que les Géorgiques françaises accorde aux sciences est abordé, non dans le troisième chant de L'Homme des villes, mais dans ses deuxième et quatrième sections.
Dès l'ouverture du chant 2, le locuteur se distingue de ceux qui, “émule[s] aventureux des Humboldt, des Saussure”, rêvent de gravir “le Mont-Blanc ou le Chimboraço10”, en bravant mille dangers. À quoi bon quitter Paris, capitale de l'histoire naturelle, puisque ses parcs de plaisir permettent à ses habitants de rejoindre ou quitter à loisir pelouses et bosquets et que le Jardin des plantes, peint dans les vers suivants, rassemble toutes les trouvailles des explorateurs ?
J'aime à voir ce jardin, curieux assemblage
Des nombreuses moissons du savant qui voyage,
S'étendre, et s'enrichir de nouveaux agréments.
La Charité11 sourit à ses accroissements ;
Ses produits vont sans cesse, aux deux bouts de la France,
Du règne végétal propager la science ;
L'élève d'Hippocrate y féconde, à loisir,
D'être utile aux humains le louable désir ;
Et, cherchant de son art la route la plus sûre,
Y vient dans ses secrets surprendre la nature,
O vous qui, sur les pas de l'Annibal français12,
Avez rendu le Nil témoin de vos succès,
Que d'objets en ces lieux s'offrent à notre vue,
Dont la possession à votre bras est due !
Que d'herbes, que de fleurs, d'arbustes différents,
De vos exploits guerriers sont autant de garants !
Telle plante à Paris rend une cure aisée,
Qui fut de votre sang en Egypte arrosée,
Et telle autre à la mort arrache un malheureux,
Qui vous vit succomber sous un coup glorieux !
Ainsi le Citadin peut, au sein de la ville ,
Joindre dans ses plaisirs l'agréable à l'utile,
Et devoir aux objets de ses distractions
Plus d'un sujet fertile en méditations,
D'imposants souvenirs, de nobles rêveries13.
Dans le quatrième et dernier chant du Citadin, le locuteur rejette la critique que Rousseau, “philosophe chagrin14”, a produite de la civilisation. Il refuse de voir dans le développement des savoirs un obstacle au bonheur et défend une théorie du progrès. Si un jour l'homme atteint la pleine vertu,
[…] ceux qui la verront la devront à la ville.
Là, pour le bien de tous, naît l'émulation
Qui seule peut conduire à la perfection ;
Là des siècles passés la longue expérience
Se garde, et vient sans cesse en aide à la science. […]
Si l'homme doit aux arts plus d'un exemple utile,
Et si, même en plaisirs, la science est fertile,
Le séjour des cités doit, en formant son coeur,
Le rendre plus heureux, puisqu'il le rend meilleur15.
Certes, Hayet persiste ici à moquer le lien que Delille établit entre campagne et histoire naturelle. Mais il partage l'idée que le développement des sciences peut participer au bonheur de l'individu et de la collectivité, et, contrairement à d'autres critiques de L'Homme des champs, il n'oppose pas cette matière à l'idée de poésie.
Lien externe
- Accès à la numérisation du texte : Gallica.
Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/04/21 17:22
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/17 22:46