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Fontanes, « L'Homme des Champs... » (Mercure de France)

En 1800, le Mercure de France passe aux mains de Fontanes et de plusieurs de ses collaborateurs comme l'écrivain Esménard ou l'abbé Bourlet de Vauxcelles. C'est Fontanes qui se charge de rédiger, dans le numéro du 3 septembre 1800, le compte rendu de L'Homme des champs, tout récemment publié. S'il fait aux Géorgiques françaises de multiples critiques (plan défectueux, réminiscences trop nombreuses, erreurs de versification), les beautés de l'ouvrage sont trop nombreuses pour ne pas enlever son admiration globale. Le succès de L'Homme des champs tient selon lui beaucoup aux circonstances dans lesquelles il paraît. Fontanes fait du poème de Delille une œuvre qui cherche à consoler les âmes meurtries par la révolution, ce dont les sciences exactes sont incapables :

      Ces Géorgiques françaises, si longtemps attendues, ont un succès que justifie le grand talent du poète, et qu'ont aidé les circonstances. Les esprits fatigués des tempêtes politiques, ont besoin de se reposer dans les jouissances paisibles des arts. Le souvenir des guerres civiles et des proscriptions prêtait encore plus de charme à la voix d'Horace et de Virgile. Ne court-on pas entendre une musique douce et touchante, lorsque l'âme a souffert et veut se consoler. Et ne sait-on pas que selon un grand homme, la poésie est la musique des grandes âmes1? Ainsi donc, que ce succès ne surprenne plus ceux qui

      des xx redoublés admirant la puissance,

      ont cru que Varignon2 fut seul utile en France3

À la fin de l'article, Fontanes disculpe Delille des vices de son poème les attribuant à sa pénible situation d'exilé. Il exhorte alors le poète à rentrer en France :


      Toutes ces critiques ne peuvent nuire aux beautés réelles de l'ouvrage. Ces beautés appartiennent au grand talent de l'auteur : les défauts sont dus peut-être à son éloignement de sa patrie et de ses amis. Le poète doit s'attacher fortement à la terre natale et à la langue maternelle, s'il veut que son goût ne s'altère pas. Il est doublement exilé dans une contrée étrangère, car il peut perdre sa renommée ainsi que son bonheur; il est mal apprécié chez un peuple qui n'est pas le sien, et ses compatriotes seuls peuvent le mettre à la place qu'il a méritée. Puisse donc le chantre des Géorgiques revenir bientôt au milieu de nous, pour sa propre gloire et pour celle de la France4.

Fontanes commence son parcours du troisième chant en le mettant au-dessus des deux premiers :


      Au reste, ce deuxième chant ne renferme pas des morceaux moins brillants que le premier ; mais les beautés me paraissent plus nombreuses dans le troisième5.

Les beautés du texte de Delille sont telles que Fontanes revient parfois sur les critiques ou les réserves qu'il a pu émettre en s'inclinant devant le talent poétique de l'auteur. Fontanes est ainsi conduit à relativiser le premier reproche des critiques à l'égard de L'homme des champs (l'absence d'un plan satisfaisant) en soutenant qu'on est d'abord poète par la richesse des images et l'harmonie, qualités qui abondent dans le nouveau poème de Delille :


      Ces réflexions m'entraînent trop loin. A Dieu ne plaise que je veuille les appliquer à l'un des plus beaux talents dont s'honore ce siècle ! On ne répondrait par un grand nombre de morceaux charmants, que je sais par cœur, et qui m'ont convaincu d'avance.

      D'ailleurs, quel est le devoir du poète? C'est de faire de beaux vers; et quel poète s'en acquitte mieux que l'auteur des Jardins et de L'Homme des champs? À quelque page qu'on ouvre ce dernier poëme, l'imagination est éblouie par la richesse des images, et l'oreille est enchantée des effets de l'harmonie6.

Ces propos valent également pour le troisième chant. Les beautés du chant 3 rachètent son manque de cohérence avec le sujet général du poème :


      Le poète forme pour la maison des champs un cabinet d'histoire naturelle, et dépouille les vallons, les côteaux, les bois d'alentour de tout ce qu'ils peuvent offrir de rare en pierres, en cristallisations, en végétaux, etc… Quelques-uns de ces objets seraient peut-être mieux placés dans un poème sur l'histoire naturelle, que dans un poème sur le paysage, mais les vers sont en général si beaux, qu'ils doivent être accueillis avec transport, à quelque place qu'on les trouve7.

L'un des morceaux que Fontanes apprécie le plus est la course de botanique, dont il estime que le caractère paisible s'accorde parfaitement avec le thème du poème :

      Et de plus, on sent que la botanique et d'autres études aussi douces, s'accordent avec la paix des hameaux et l'innocence des occupations pastorales. Aussi les courses de botanique me paraissent un des morceaux les plus aimables du poème.


     Et voulez-vous encore embellir le voyage ?
     Qu’une troupe d’amis avec vous le partage :
     La peine est plus légère et le plaisir plus doux.
     Le jour vient, et la troupe arrive au rendez-vous.
     Ce ne sont point ici de ces guerres barbares,
     Où les accens du cor et le bruit des fanfares
     Épouvantent de loin les hôtes des forêts.
     Paissez, jeunes chevreuils, sous vos ombrages frais ;
     Oiseaux, ne craignez rien : ces chasses innocentes
     Ont pour objet les fleurs, les arbres et les plantes ;
     Et des prés et des bois, et des champs et des monts
     Le porte-feuille avide attend déjà les dons.
     On part : l’air du matin, la fraîcheur de l’aurore
     Appellent à l’envi les disciples de Flore.
     Jussieu marche à leur tête ; il parcourt avec eux
     Du règne végétal les nourrissons nombreux.
     Pour tenter son savoir quelquefois leur malice
     De plusieurs végétaux compose un tout factice.
     Le sage l’aperçoit, sourit avec bonté,
     Et rend à chaque plant son débris emprunté.
     Chacun dans sa recherche à l’envi se signale ;
     Etamine, pistil, et corolle et pétale,
     On interroge tout. Parmi ces végétaux
     Les uns vous sont connus, d’autres vous sont nouveaux
     Vous voyez les premiers avec reconnoissance,
     Vous voyez les seconds des yeux de l’espérance ;
     …………………………………………
     Mais le besoin commande : un champêtre repas,
     Pour ranimer leur force, a suspendu leurs pas ;
     C’est au bord des ruisseaux, des sources, des cascades.
     Bacchus se rafraîchit dans les eaux des Nayades.
     Des arbres pour lambris, pour tableaux l’horison,
     Les oiseaux pour concert, pour table le gazon !
     Le laitage, les œufs, l’abricot, la cerise,
     Et la fraise des bois, que leurs mains ont conquise,
     Voilà leurs simples mets ; grâce à leurs doux travaux
     Leur appétit insulte à tout l’art des méots.
     On fête, on chante Flore et l’antique Cybèle,
     Eternellement jeune, éternellement belle.
     Leurs discours ne sont pas tous ces riens si vantés,
     Par la mode introduits, par la mode emportés ;
     Mais la grandeur d’un dieu, mais sa bonté féconde,
     La nature immortelle et les secrets du monde.
     La troupe enfin se lève ; on vole de nouveau
     Des bois à la prairie, et des champs au coteau ;
     Et le soir dans l’herbier, dont les feuilles sont prêtes,
     Chacun vient en triomphe apporter ses conquêtes8.

Vers concernés : chant 3, vers 407-432, 445-464

Fontanes goûte également les passages dans lesquels Delille peint des phénomènes naturels plus violents. Il loue tout particulièrement l'imitation d'un passage des Géorgiques de Virgile :


      Des peintures plus fortes exercent avec non moins de succès le talent de l'auteur. Il décrit les anciennes catastrophes du globe (1)9, gravées sur sa surface et dans ses entrailles. Il a su imiter de la manière la plus originale ce beau mouvement par lequel Virgile rentre si bien dans son sujet, à la fin du premier chant de ses Géorgiques, et montre le laboureur heurtant avec le soc les ossements des vieux guerriers morts dans les plaines de Philippe et de Pharsale.


     Dans ce désastre affreux quels fleuves ont tari !
     Quels sommets ont croulé, quels peuples ont péri !
     Les vieux âges l’ont su, l’âge présent l’ignore ;
     Mais de ce grand fléau la terreur dure encore.
     Un jour, peut-être, un jour, les peuples de ces lieux
     Que l’horrible volcan inonda de ses feux,
     Heurtant avec le soc des restes de murailles,
     Découvriront ce gouffre, et, creusant ses entrailles,
     Contempleront au loin avec étonnement
     Des hommes et des arts ce profond monument ;
     Cet aspect si nouveau des demeures antiques ;
     Ces cirques, ces palais, ces temples, ces portiques ;
     Ces gymnases du sage autrefois fréquentés,
     D’hommes qui semblent vivre encor tout habités :
     Simulacres légers, prêts à tomber en poudre,
     Tous gardant l’attitude où les surprit la foudre ;
     L’un enlevant son fils, l’autre emportant son or,
     Cet autre ses écrits, son plus riche trésor ;
     Celui-ci dans ses mains tient son dieu tutélaire ;
     L’autre, non moins pieux, s’est chargé de son père ;
     L’autre, paré de fleurs et la coupe à la main,
     A vu sa dernière heure et son dernier festin10.

Vers concernés : chant 3, vers 149-174

Fontanes, comme nombre de ses contemporains, admire la faculté de Delille de mettre en vers des thèmes qui étaient jusqu'alors réservés au domaine de la prose. En combinant élégance et précision, Delille fait progresser la poésie française, multipliant ses conquêtes. C'est le passage sur les insectes à placer dans le cabinet d'histoire naturelle qui illustre le mieux cette esthétique de la difficulté vaincue :


      Il est des passages où le poète semble avoir appelé autour de lui toutes les difficultés pour les vaincre avec plus de gloire. Telle est cette énumération de tous les insectes rassemblés par ordre dans le cabinet d'histoire naturelle :


     Vous-mêmes dans ces lieux vous serez appelés,
     Vous le dernier degré de cette grande échelle,
     Vous, insectes sans nombre, ou volans ou sans aile,
     Qui rampez dans les champs, sucez les arbrisseaux,
     Tourbillonnez dans l’air, ou jouez sur les eaux.
          Là je place le ver, la nymphe, la chenille ;
     Son fils, beau parvenu, honteux de sa famille ;
     L’insecte de tout rang et de toutes couleurs,
     L’habitant de la fange, et les hôtes des fleurs ;
     Et ceux qui, se creusant un plus secret asile,
     Des tumeurs d’une feuille ont fait leur domicile ;
     Le ver rongeur des fruits, et le ver assassin,
     En rubans animés vivant dans notre sein.
     J’y veux voir de nos murs la tapissière agile,
     La mouche qui bâtit, et la mouche qui file ;
     Ceux qui d’un fil doré composent leur tombeau,
     Ceux dont l’amour dans l’ombre allume le flambeau ;
     L’insecte dont un an borne la destinée ;
     Celui qui naît, jouit et meurt dans la journée,
     Et dont la vie au moins n’a pas d’instans perdus.
     Vous tous, dans l’univers en foule répandus,
     Dont les races sans fin, sans fin se renouvellent,
     Insectes, paroissez, vos cartons vous appellent.
     Venez avec l’éclat de vos riches habits,
     Vos aigrettes, vos fleurs, vos perles, vos rubis,
     Et ces fourreaux brillans, et ces étuis fidèles,
     Dont l’écaille défend la gaze de vos ailes ;
     Ces prismes, ces miroirs, savamment travaillés ;
     Ces yeux qu’avec tant d’art la nature a taillés,
     Les uns semés sur vous en brillans microscopes,
     D’autres se déployant en de longs télescopes.
     Montrez-moi ces fuseaux, ces tarrières, ces dards,
     Armes de vos combats, instrumens de vos arts,
     Et les filets prudens de ces longues antennes,
     Qui sondent devant vous les routes incertaines.
     Que j’observe de près ces clairons, ces tambours,
     Signal de vos fureurs, signal de vos amours,
     Qui guidoient vos héros dans les champs de la gloire,
     Et sonnaient le danger, la charge et la victoire ;
     Enfin tous ces ressorts, organes merveilleux,
     Qui confondent des arts le savoir orgueilleux,
     Chefs-d’œuvres d’une main en merveilles féconde,
     Dont un seul prouve un dieu, dont un seul vaut un monde.

Il n'est presque pas un seul de ces vers qui n'offre un modèle d'élégance et de précision dans le genre technique, et qui ne soit une conquête pour la versification Française. Celui qui termine le morceau est sublime11.

Vers concernés : chant 3, vers 534-576

Dans une note, Fontanes juge que Delille aurait dû se garder de critiquer Buffon. Il en fait son guide,


il ne devait donc pas en parler comme d'un observateur inexact, puisqu'il adopte son systême. Après avoir dit qu'il

Eleva sept fanaux sur l'océan des âges,

en faisant allusion aux sept époques de la nature, il ajoute à l'instant :

Des bosquets de Montbard Buffon jugeait le monde;
A des yeux étrangers se confiant en vain,
Il vit peu par lui-même, et, tel qu'un souverain,
De loin et sur la foi d'une vaine peinture,
Par ses ambassadeurs courtisa la nature.

C'est une légère inadvertance12.

Vers concernés : chant 3, vers 176 et 180-184

Fontanes conclut son appréciation du troisième chant par une critique thématique. Il n'approuve pas l'invitation du poète à empailler les animaux, la contemplation de la nature vivante étant préférable à celle de la nature morte :


     L'auteur continue, et veut ajouter à ce catalogue d'insectes, tous les oiseaux et les quadrupèdes indigènes empaillés et injectés à la manière de Ruysch. J'admire toujours la même exécution dans le style, mais je ne sens pas quelle espèce de plaisir éprouverait l'homme des champs au milieu de cette galerie de squelette, quand il peut voir tous les oiseaux du ciel errer autour de son toît de chaume, en répétant leur chanson du soir et du matin, quand il entend sous son colombier roucouler le pigeon domestique, et quand le cerf, le daim, et le chevreuil errent dans la forêt voisine. Ces tristes résultats de la nature morte, sont utiles dans le laboratoire des savants; mais peuvent-ils embellir et peupler le séjour d'un mortel sensible qui vit au milieu des champs, et qu'environnent de toutes parts les spectacles de la vie et de la fécondité13.

Vers concernés : chant 3, vers 606-620


Auteur de la page — Nicolas Leblanc 2017/05/01 13:15


1 Fontanes paraphrase ici l'article “Poètes” du Dictionnaire philosophique de Voltaire, dans lequel on pouvait lire : “La poésie est la musique de l'âme, et surtout des âmes grandes et sensibles” (Voltaire, Oeuvres, Paris, Armand Aubrée, 1829, p. 466).
2 Pierre Varignon est un père jésuite et mathématicien français (1654-1722).
3 Louis de Fontanes, “L'homme des champs…”, Mercure de France, Paris, 16 fructidor an VIII (3 septembre 1800), p. 411. Fontanes cite ici deux vers de l'Épître sur l'encouragement des arts de Voltaire dans lequel celui-ci se moque notamment de l'algébriste à l'esprit fermé aux autres disciplines.
4 Id., p. 434-35.
5 Id., p. 425.
6 Id., p. 419.
7 Id., p. 425-26.
8 Id, p. 426-27.
9 ici Fontanes insère une note dans laquelle il reproche à Delille d'avoir mis en vers les théories de Buffon alors qu'il en parle comme un observateur inexact.
10 Id., p. 427-29.
11 Id., p. 429-30.
12 Id., p. 428.
13 Id., p. 430-31.