Dussault, "Des Géorgiques françaises" (Journal des débats)
Présentation du texte
En 1800, le Journal des débats, proche du pouvoir en raison de sa vocation à publier les lois, appuya la campagne d'annonces des éditeurs de L'Homme des champs en publiant divers extraits dans les semaines précédant la sortie de l'ouvrage. Il lui consacra un compte rendu dès le 26 août, mais ce texte est fort succinct.
Anonyme, c'est Dussault qu'est due cette recension1, comme l'indiquera plus tard sa reprise dans les volumes qui réunissent les contributions de ce dernier au Journal des débats2.
Le critique, qui ne cite aucun vers, se montre relativement réservé, sans doute par prudence politique. Entreprise malaisée, Dussaut tente en effet de faire du poème un signe de la vitalité de la culture française issue de la Révolution, un enjeu clé pour le pouvoir ; mais il peut difficilement ignorer que Delille, qui a choisi l'exil et peint, notamment dans le chant 3, une France ruinée par cette même Révolution, n'est en rien un partisan du Consulat. En d'autres termes, Dussault se condamne à combiner des éloges et des critiques de nature à minorer la portée de la posture du poète.
Un avis mitigé
La parution est d'emblée traitée comme un événement, Delille comptant parmi les gloires contemporaines des lettres françaises. Mais pour ce faire, Dussault doit s'appliquer à gommer les signes de friction, au prix de contorsions manifestes. Alors que, depuis plus de quatre ans, le poète se tient obstinément loin de l'Institut, qui a pris la succession de l'ancienne Académie française et qui compte dans ses rangs Bonaparte, le critique fait de cette société un “asile” qui viendrait seulement de s'ouvrir au poète. Et si Delille chante des plaisirs liés à l'Ancien Régime, c'est, pour Dussault, qu'il veut avant tout manifester que la nouvelle situation politique permet enfin de rêver à une paix retrouvée :
Les productions dont le Parnasse français s'enrichit tous les jours, semblent prouver que la révolution n'a pas été très-funeste à la littérature : […] les Géorgiques françaises attendues depuis si long-temps, répandent un nouvel éclat sur l'époque actuelle, et la muse féconde de M. Delille nous promet encore une traduction de l'Enéide et un poëme sur l'Imagination. […]
Le traducteur des Géorgiques de Virgile, le chantre des Jardins reparoît sur la scène littéraire, qui retentit encore de ses anciens succès ; à peine la trompette guerrière a cessé d'appeler les peuples aux combats, qu'il vient nous faire entendre les doux sons de la flûte champêtre ; à ses accens une impression de calme et de bonheur se fait partout sentir : il semble que les goûts les plus innocens vont remplacer les passions turbulentes qui nous ont agités ; il appartient à la poésie de nous ramener à nos vrais penchans ; et déjà tout nous y rappelle ; tout annonce la gloire prochaine des lettres : une société savante, décorée d'un nom célèbre, environnée de grands souvenirs, et composée des illustres débris de l'académie française, lui présente un nouvel asile ; les temps actuels sont dignes du premier de nos poetes vivans ; ses Géorgiques trouveront des lecteurs et des admirateurs, comme ses autres ouvrages en trouvèrent autrefois3 […].
Dussault, au risque de contredire son tableau initial d'une culture littéraire dynamique, distingue ensuite plus nettement Delille : il est désormais impossible de contester au poète son excellence. Mais cette suprématie tient d'abord à la médiocrité de ses concurrents potentiels :
Nul écrivain ne fut plus critiqué que M. Delille : son immortelle traduction fit naître des volumes d'observations, dans un temps où on lisoit, avec presque autant d'avidité les critiques, que les ouvrages même. Que n'a point souffert le poème des Jardins à sa naissance? Combien sa destinée fut orageuse ! Cette charmante production ne triompha qu'avec peine des plus injustes dégoûts ; on étoit presque généralement convenu de reprocher à l'auteur de la sécheresse, de la monotonie, le défaut de plan et de sensibilité. Nous n'avons plus le droit d'être si difficiles, surtout envers un écrivain de ce talent et de cette réputation : la multitude effroyable de mauvais vers et de mauvais ouvrages en tout genre qu'on a voulu nous faire admirer depuis dix ans, ne nous permet pas d'être plus sensibles aux imperfections qu'aux beautés du nouveau poème de M. Delille ; les pygmées, dont on a voulu faire des géans, font paroître cet écrivain plus grand encore\ ; en le comparant à cette foule de mirmidons littéraires qui assiégent toutes les avenues du Parnasse, comment songer à ce qui lui manque ? comment épier les défauts d'une lyre si savante, quand notre oreille est tous les jours blessée par des fredons durs et barbares4 ?.
Loin d'appliquer ses propres conseils, Dussault exprime toutefois son désappointement : par-delà les réussites locales le poème déçoit à cause de son manque de plan, de la place quasi nulle laissée à la fiction et d'une versification parfois fautive.
On diroit que l'auteur, uniquement occupé des précieux détails de sa versification brillante, enivré de sa propre harmonie, croit pouvoir suppléer, par des vers bien faits et par des descriptions richement travaillées, au mérite d'un plan bien conçu, à la variété, à toutes les ressources inventées pour charmer l'ennui du genre didactique. Les divisions générales des Géorgiques françaises n'ont pas entre elles tout le rapport et toutes les liaisons qu'on pourroit désirer. Les transitions entre les morceaux particuliers sont roides et sèches ; on conçoit à peine comment un auteur qui manie si habilement sa langue, qui est si fécond en tournures heureuses et faciles, dont les vers coulent avec tant d'aisance et de noblesse, tarit tout à coup, et s'arrête quand il faut passer d'une idée à une autre ; on n'est pas moins surpris qu'un écrivain qui montre dans les formes de son style tant de flexibilité, de richesse et d'invention, ne crée presque jamais de ces fictions intéressantes qui détournent un moment le lecteur du but principal, pour l'y ramener avec un nouveau plaisir : on ne rencontre dans tout le poëme qu'un seul épisode qui, même, n'est pas d'une invention très-heureuse […] ; presque aucune trace de cette imagination qui ne se borne point à peindre par l'harmonie ou l'expression des vers, mais qui rassemble de grands traits pour en former de grands tableaux, Oserai-je dire que ce nouveau poëme n'offre pas même autant de beautés de détails que le poëme des Jardins ? La diction ne m'en paroît pas, à beaucoup près, aussi correcte : elle est toujours vive, spirituelle et brillante ; mais cet éclat ne peut dérober à des yeux attentifs un grand nombre de taches ; […] par exemple, l'enjambement, qui a toujours été un des caractères principaux de la versification de l'auteur, me semble souvent employé mal à propos dans les Géorgiques françaises, et l'on sait que cette licence comme toutes les autres, devient un grand défaut quand elle cesse d'être une grâce. On trouve cependant dans cet ouvrage des morceaux d'un goût exquis, d'une mélodie délicieuse, également agréables , et par le fond des idées, et par le fini du style ; ces morceaux doivent, autant que la réputation de l'auteur, assurer le succès du poëme5.
Dussault ne s'attarde pas sur le contenu des chants, sinon pour juger que le quatrième a tout d'un discours rapporté. Il englobe le chant 2 (sur l'agriculture moderne) et le chant 3 dans une même pique. Les savants habitants de la campagne rêvés par Delille lui paraissent aussi peu susceptibles d'exister que les pâtres idéalisés des anciennes pastorales : “ses cultivateurs savans, délicats, raisonneurs, physiciens et même métaphysiciens, ressemblent beaucoup aux bergers de Fontenelle6”.
Liens externes
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Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/03/09 18:10