doeringlandmanntrad

Döring (trad.), Der Landmann, oder die Französischen Georgiken

Comme les Pays-Bas et la Pologne, l'Allemagne a produit deux traductions de L'Homme des champs, mais la seconde, par Georg Döring, paraît en 1822, soit vingt-et-un ans après celle de Müller. Cette nouvelle traduction, en deux volumes1, suit donc la version de 1805 du poème. Or elle est accueillie dans une collection au titre significatif, la “Taschenbibliothek der ausländischen Klassiker in neuen Verdeutschungen” (Bibliothèque de poche des classiques étrangers nouvellement traduits2).

Döring semble promettre dès la page de titre une plus grande fidélité que son prédécesseur. Il restitue l'alternative “französischen Georgiken” et parle d'une œuvre “de” Delille (“von”) et non – comme Müller – “d'après” lui (“nach”). Il annonce aussi composer “in Versmaasse des Originals”, c'est-à-dire dans le respect du mètre utilisé dans le texte original.

Döring traduit en outre la préface, les arguments ajoutés en 1805 et les notes, placées à la fin des deux volumes. En revanche, il ajoute au début de l'ouvrage un bref poème de sa plume et une biographie de Delille. Celle-ci reprend un modèle français3 mais elle est terminée par des remarques propres à Döring.

Döring ouvre son volume par une dédicace à Sturm, professeur de l'université de Bonn, puis il insère un bref poème de son cru, qui combine éloge de Delille et aspiration à traduire efficacement ce poète-traducteur.

Was Du im Ernst der Lehre weis' entfaltet,
Was Du in's Leben schöpferisch gestellt,
Das hat zum leichten Liede sich gestaltet,
Das führt der Dichter ein in seine Welt,
Und, wie er's kühn dem Fremden nachgesungen
So sey's dem Freund in Herz und Geist gedrungen4.

À la fin de la section biographique qui suit, Döring propose encore quelques commentaires sur l'œuvre originale et sur sa propre approche. Il motive notamment son recours à l'alexandrin.

[…] über Delille's Dichtungen überhaupt, lässt sich wohl ohne Gunst und ohne Hass folgendes Urtheil fällen. Lebendigkeit der Gefühle, Mannichfaltigkeit in der Anschauung treffender Bilder, die höchste Eleganz des Ausdrucks, harmonischer Wohl laut und Fluss der Verse sind ihre ausgezeichnetsten Schönheiten. Aus diesem Grunde wurde er von seinem Landsmann, Laharpe, und später von einigen deutschen Kunstrichtern vor zugsweise mit dem Namen des eleganten Verskünstlers belegt und deshalb sagt auch Bouterweck nicht mit Unrecht: “ein didactisches Werk, wie der höchst elegante Landmann des Abbé Delille, kann sehr viele Reize des Ausdrucks und der Diction haben, ohne darum ein Gedicht zu seyn.” Trotz dem aber kann diesem Werke nicht abgesprochen werden, dass es sehr viele aus einem wahrhaft poetischen Gemüthe entspringende Schönheiten besitze, die vielleicht Delille bey den begränzten Ansichten seiner Nation über Poesie, selbst nicht geahnt hat.

Ausserdem haben Französische Kritiker ihm noch den Vorwurf gemacht, dass dieses Werk dem Titel des Landmanns nicht entspreche, sondern dass es vielmehr nur die Herren und Damen, welche das Land besuchen, ihre Ergötzlichkeiten und wissenschaftliche Bestrebungen schildere. Dieser Tadel dürfte nicht ungegründet seyn und der Uebersetzer hätte deshalb lieber seiner Arbeit den umfassendern Titel: des Freunds vom Landleben, beylegen mögen. Das Alexandrinische Versmaas wurde nicht allein um der grössern Treue willen beybehalten, sondern auch deshalb, weil es sich, wie der berühmte Sprachvirtuos Grotefend ganz richtig bemerkt, wegen des bestimmten Einschnitt's in der Mitte vorzüglich zu den Gegensätzen des Lehrgedichts eignet und durch sein Einförmiges das Gehör in immer gleicher Fassung und das Gemüth in ruhiger Lage erhält, wodurch die hellern Empfindungen und Gedanken desto freyern und ungehinderten Eingang gewinnen. Das Eintönige der Alexandriner hat der Uebersetzer durch eine mannichfache Stellung der Reime zu vermeiden gesucht5.

Döring rend ainsi le passage sur le grain de sable (chant 3, vers 201-220) :

Doch ohne eure Flur, die euch so lieb, zu lassen,
Schaut nur den kleinen Korn zerstörten Marmors an:
Welch reiches Monument! Auf der Geschichte Bahn
Lässt seine Wandlung er von euerm Sinn erfassen!
Vom Grund belebter Welt hat er das Seyn erworben,
Und der Zerstörung Wuth gab ihm die Urgestalt;
Wie viel Geschlechter sind, dass ihm der Fluth Gewalt
In seinem Stoff erschafft, durch sie dahin gestorben!
Wie lange Jahre hat das Meer ihn überschwommen!
Wie lange Zeit der Drang der Wellen ihn bewegt!
Als sich das Meer vom Berg auf Thalesgrund gelegt,
Liess es den schweren Stein dem Gipfel unbenommen;
Doch treibt ihn Sturm auf's Neu' zu Wogen, die sich thürmen,
Auf's Neu' wird er vom Meer zum Ufer aufgejagt,
Es nimmt ihn, wirft ihn aus: so durch die Zeit zernagt,
Trotzt er der Wellen Kraft, den Wettern und den Stürmen;
Dann endlich wurd' aus ihm, der Berge Zeitgenossen,
Ein Fels, doch dieser Fels ist jetzt ein Körnlein nur;
Allein ein Sohn der Zeit, der wirkenden Natur,
Hat dieses Kornes Seyn die Weltgeschicht' erschlossen6.

Döring emploie vingt vers, comme Delille. Tout en étant extrêmement fidèle au texte source, il restitue la plupart de ses procédés de répétition et conserve tous les mouvements exclamatifs. S'il opère des simplifications, elles sont toujours motivées. Ainsi, au premier vers, “eure Flur” signifie “votre campagne”, et non “vos monts et vos vallons”, mais la substitution permet de remplacer l'homophonie en [vo] et [on] de l'original par une allitération en [l] (Flur, lieb, lassen). Dans l'avant-dernier vers, “fils du temps, de l’air, de la terre, et de l’onde” devient “Sohn der Zeit, der wirkenden Natur” (littéralement, “fils du temps, de la nature agissante”), mais Döring comprend parfaitement l'importance du concept de temps et substitue “Natur” aux seuls éléments. Il s'agit donc d'un véritable tour de force, d'autant que Döring s'astreint à reproduire l'allure du vers français, tant par l'emploi de rimes suivies que par son choix de l'alexandrin allemand7, de nombreux vers reproduisant de surcroît le rythme exact de l'alexandrin français césuré (par exemple dans “Schaut nur den kleinen Korn / zerstörten Marmors an”, “Wie lange Zeit der Drang / der Wellen ihn bewegt!” ou “Allein ein Sohn der Zeit, / der wirkenden Natur”).

Chaque volume, dans l'édition numérisée suivie8 s'accompagne d'un frontispice, à la parenté difficilement attribuable. Le premier est un portrait de Delille, qui fait écho à la biographie placée au début de l'ouvrage. Il semble signé “Rossmäsler”, nom de trois dessinateurs et graveurs actifs vers cette période :

Le second frontispice représente un pêcheur. Il paraît signé “Rinsch”, figure non identifiée. Le format de la planche n'étant pas adapté à celui de la collection, comme le montre la coupe subie par le texte en bas de page, il s'agit probablement d'un réemploi :

La traduction de Döring fait partie des premiers ouvrages publiés dans une collection qui range Delille parmi les classiques proposés au public allemand, aux côtés d'auteurs comme Alfieri, Byron, Molière, Shakespeare, Walter Scott, Le Tasse, Tompson, Virgile ou Voltaire9.

En raison de son caractère tardif, l'ouvrage semble avoir suscité peu d'échos en tant que tel. Dans la presse allemande, nous n'en avons trouvé qu'une recension, élogieuse, parue dans le Wegweiser im Gebiete der Künste und Wissenschaften en 1823. La même année, le livre a toutefois fait l'objet dans la Revue encyclopédique d'un autre compte rendu positif, qui reprend partiellement les remarques placées par Döring à la fin de sa biographie du poète. Le choix des éditeurs allemands conduit en outre l'auteur de cet article à se demander si L'Homme des champs ne devrait pas être tenu pour “le chef-d'œuvre” de Delille :

Si l'on s'occupe beaucoup, en France, depuis plusieurs années, des littératures étrangères, et si les traductions des chefs-d'œuvre de ces littératures se multiplient tous les jours, notre littérature obtient dans les autres pays les mêmes succès et les mêmes hommages, et nous avons souvent l'occasion d'annoncer les essais des poètes allemands, surtout pour transmettre dans leur langue les meilleurs ouvrages de nos grands poètes. Nous avons aujourd'hui sous les yeux un essai de ce genre. Les chefs-d'œuvre de notre célèbre Delille étaient déjà connus des Allemands, par les rapports de plusieurs critiques célèbres qui s'étaient accordés à en louer la poésie brillante et l'élégante versification, tout en leur refusant le titre de poèmes que ces seules qualités ne leur semblaient pas justifier. Un écrivain, quoique partageant en partie cette opinion, a cru trouver dans l'Homme des champs, peut-être le chef-d'œuvre de son auteur, des beautés vraiment poétiques, dont il a cru pouvoir enrichir la littérature allemande. Il a cru, par divers motifs, devoir adopter pour sa traduction les vers alexandrins : d'abord, parce que ce rhythme est celui de l'original10 ; ensuite, parce qu'il lui semble plus convenable au genre didactique. Sous ce rapport, il partage l'opinion d'un célèbre écrivain allemand, Grotefeud [sic], et prétend avec lui, “que la coupure régulière du vers alexandrin en deux parties convient aux antithèses fréquentes dans un poème didactique, et que son harmonie uniforme laisse l'oreille et l'esprit dans une disposition toujours semblable et tranquille, et par conséquent plus convenable à recevoir les leçons et les impressions du poète.” Quoi qu'il en soit, ce choix a dû offrir au traducteur de grands avantages, en lui permettant de se rapprocher de plus près de l'original. En effet, en comparant plusieurs passages de l'original avec la traduction, nous avons trouvé, dans les vers allemands, sinon une imitation servile, du moins la couleur du poème français. M. Doering rend souvent avec un rare bonheur ces détails communs, auxquels la versification de Delille a su prêter tant d'élégance11.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/06/09 19:02
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/06 18:22


1 Georg Döring (trad.), Der Landmann, oder die Französischen Georgiken, Zwickau, Schumann, 1822, 2 vol.
2 Les frères Schumann avaient par ailleurs annoncé dès octobre 1818 dans l'Allgemeine Literatur-Zeitung (lien) que l'œuvre de Delille, dans la version originale, formerait le premier volume d'une autre collection de poche, la “Taschenausgabe der franz. Klassiker”.
3 Son contenu est proche de textes équivalents présents au début des œuvres complètes éditées par Michaud au début des années 1820.
4 “Développer ce que t'a appris le sérieux des études, faire sa création de ce que t'a appris la vie, le présenter dans des vers légers, l'introduire dans son univers, voilà ce que le poète a fait, et ainsi qu'il l'a chanté en imitant hardiment l'étranger, que [tout] cela pénètre, mon ami, ton cœur et ton esprit” (nous traduisons). Id. vol. I, n. p. “L'ami” peut être lu comme un terme générique, ou comme une manière de désigner Sturm, déjà appelé Freund dans la dédicace.
5 “On peut porter sur les poèmes de Delille en général ce jugement sans parti-pris en sa faveur ni haine. La vivacité des sentiments, la diversité des tableaux, l'extrême élégance de son expression, l'harmonie et la fluidité de ses vers sont ses beautés les plus remarquables. C'est pourquoi son compatriote Laharpe et, plus tard, certains esthètes allemands, l'ont même parfois qualifié de versificateur élégant, et c'est aussi pour cela que Bouterweck dit lui aussi, non sans raison : “Une œuvre didactique, comme le très élégant Homme des champs de l'abbé Delille, peut avoir de multiples charmes d'expression et de diction sans être pour autant un poème”. Toutefois, on ne peut nier que cette œuvre possède des beautés nombreuses qui proviennent d'un esprit vraiment poétique, ce que Delille lui-même n'a peut-être pas soupçonné en raison des vues limitées de sa nation sur la poésie. Par ailleurs, la critique française a reproché à cette œuvre de ne pas correspondre au titre d'Homme des champs, mais de traiter plutôt de la visite que des hommes et des femmes de condition rendent à la campagne, de leurs plaisirs et de leurs aspirations scientifiques. Ce reproche ne saurait être infondé et le traducteur aurait de ce fait préféré donner à son œuvre le titre plus vague d'ami de la vie rurale. Le vers alexandrin a été conservé non seulement pour une plus grande fidélité, mais aussi parce que, comme le célèbre virtuose de la langue Grotefend le note à juste titre, il convient parfaitement aux contrastes du poème didactique en raison de la césure fixe au milieu, et parce que son uniformité maintient l'oreille dans une position toujours identique et l'esprit dans une disposition calme, ce qui donne plus de liberté et un cours moins contraint aux sentiments et pensées les plus brillants. Le traducteur a essayé de compenser la monotonie des alexandrins par une disposition variée des rimes.” Id., p. xxvi-xxviii.
6 Id., vol. II, p. 22-24.
7 Dans la versification allemande, l'alexandrin admet une 7e syllabe, non tonique, dans le second hémistiche (il se découpe donc en 6/6 ou 6/7). Or Döring semble n'adopter cette solution que dans le cas des syllabes finales en -en, mimant ainsi le traitement du e final atone en français, une hypothèse que confirme l'alternance entre ces rimes en -en et les autres terminaisons.
8 La seconde gravure est absente dans d'autres exemplaires.
9 Annonce parue dans l'Allgemeiner Anzeiger der Deutschen, n° 344, 18 décembre 1822, col. 3755-3756, disponible sur Googlebooks.
10 On a vu que Döring emploie malgré tout la définition allemande de l'alexandrin.
11 A.J., “Der Landmann…”, Revue encyclopédique, vol. 19, 1823, p. 653-654.