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Lefevre, “Sur L'Homme des champs…” (La Clef du cabinet des souverains)

La Clef du cabinet des souverains publie dès le 17 septembre 1800 un compte rendu1 de L'Homme des champs signé par Lefevre. Relativement courte, cette recension mêle critiques et éloges. Comme d'autres journalistes, l'auteur juge que Delille ne traite pas véritablement de la vie rurale et n'offre pas un texte unifié ; mais il souligne des beautés, en particulier dans le chant 3.

Lefevre commence par avouer ne pouvoir jeter sur la nature le même regard heureux que Delille. Il se livre à une confidence personnelle pour expliquer cette incapacité \ :

Vous me demandez si j'ai lu les nouvelles Géorgiques, et ce que j’en pense. Oui : j’ai fait cette lecture, et je ne suis guères en état de vous en rendre compte. L'auteur a vu la nature avec des yeux enchantés, moi je la vois couverte de deuil. Les fleurs, les ruisseaux, les ombrages dont il décrit les charmes avec un amour qui donne lieu à des redites, ne font pas sur mes sens la meme impression que sur les siens. Il faut, pour bien juger un ouvrage, avoir avec l'auteur une certaine conformité de disposition qui n'existe pas entre Delille et moi. Pour le lire sans distraction, il aurait fallu que je pusse comprimer la douleur qui m’obsède, mais au milieu des plus beaux ou des plus aimables tableaux qu’il dessine, ma triste imagination plaçait toujours le tombeau du fils que j’ai perdu, et ce tombeau détournait mon attention de l’œuvre du peintre2.

Motif moins personnel de réticence, Lefevre regrette que Delille chante des joies inaccessibles à la plupart des hommes et échoue à intéresser nos émotions, faute de proposer une figure quelconque à laquelle s'identifier :

[Il déclare chanter les plaisirs et les bonheurs champêtres.] Mais ces plaisirs et ces biens sont faits pour la médiocrité, pour la pauvreté même comme pour l’opulence ; et on pourrait reprocher à l'auteur de ne s'adresser presque toujours qu'à celle-ci. N'est-ce donc qu’aux riches qu’il faut prêcher l’amour de la campagne ? Les soins champêtres ne pourraient-ils être offerts comme des moyens de consolation à un homme dont la fortune aurait éprouvé des malheurs ? N’y aurait-il pas eu quelque chose de touchant et de philosophique à présenter un grand déchu, un riche dépouillé oublier dans la culture d’un verger ou d’un jardin modeste les revers qui ont changé leur destinée ? Et si on avait opposé à ce tableau celui d’un parvenu qui, sous les lambris d’un palais, regretterait le chaume de la cabane natale, n’aurait-on pas donné de la puissance des plaisirs champêtres, une idée faite pour les rendre préférables à tout ? Mais Delille n’a voulu décrire que ces jouissances assorties à la condition relevée des hommes parmi lesquels il a eu l’habitude de vivre, et ceux qui n’étaient point placés sur la même ligne, ne figurent que comme des accessoires dans les scènes qu’il décrit3.

S'ajoute une absence d'unité, que Lefevre présente avec moins d'insistance que d'autres censeurs :

[Le] sujet [du poème] ne comportait pas de plan. Rien n’empêcherait que ses quatre chants ne fussent aussi quatre épîtres, et la plupart des morceaux dont ces chants se composent, pourraient être ôtés de leur cadre, sans perdre de leur prix ; car ayant peu de liaisons entre eux, leur mérite est, en général, indépendant de la place ou l'auteur les a jetés4.

Une fois ces éléments exposés, Lefevre nuance fortement ces critiques\ : “Quoi qu'il en soit, [Delille] a tiré de ce fonds les beautés qu’on devait attendre d’un talent de la trempe du sien”, et ici, “le poète excelle [dans] les vers didactiques, pittoresques et sentimentaux5”. Le rédacteur examine alors différents passage des deux premiers chants et salue, dans le second, les vers où Delille évoque les engrais, en remarquant :

Quoique Delille ait eu moins en vue d’apprendre à cultiver les champs que d’en peindre les charmes, il donne cependant des préceptes qu'il exprime avec cette précision qui caractérise un auteur maître de ses idées et de sa langue. L’art le plus difficile est celui d’ennoblir par des expressions élé gantes des objets ignobles. Qui croirait, par exemple, que l’on pût trouver des mots qui rendissent avec grâce l’équivalent de fiente et de fumier ?

Il n'est donc pas étonnant que, juste après avoir cité les vers illustrant cette “art”, Lefevre aborde avec particulièrement d'enthousiasme le chant 3, où le poète se confronte à des motifs techniques que Lefevre juge moins arides :

De tels vers6 ont sans doute plus coûté à l’auteur que les belles descriptions du déluge au troisième chant, de ce déluge qui

Joignit deux continens dans les mêmes tombeaux,
Du globe déchiré dispersa les lambeaux,
Lança l’eau sur la terre et la terre dans l’onde,
Et roula le chaos sur les débris du monde.

Dans les riches descriptions qui composent le troisième chant, est celle d'un cabinet d’histoire naturelle, garni, aussi abondamment que celui du Jardin des plantes, des productions variées des trois règnes. Il dit au sujet des animaux empaillés :

Que la nature enfin soit partout embellie,
Et même après la mort y ressemble à la vie.

L’auteur, avec une naïveté que relève le talent poétique, donne à ce sujet des regrets à sa chatte dont il eût voulu perpétuer ainsi l’existence. Le portrait qu’il en fait n’est pas le moins intéressant du poème.

Là, je voudrais te voir telle que je t’ai vue,
De ta molle fourrure élégamment vêtue,
Ou telle que tu viens, minaudant avec art,
De mon sobre dîner solliciter ta part
Ou bien le dos en voûte, et la queue ondoyante,
Offrir ta douce hermine à ma main caressante,
Ou déranger gaiment, par mille bonds divers,
Et la plume et la main qui t’adressent ces vers7.

Vers concernés : chant 3, vers 53-56, 619-620, 639-640 et 645-650.

Enfin, tout en estimant le quatrième chant “peut-être moins brillant que le troisième, où le poète a prodigué toutes les richesses de son talent”, Lefevre indique que ce segment final “contient, comme tous les autres, des beautés du premier ordre”. Il conclut donc en se refusant à relever les “taches” et lieux “où l’auteur, malgré la souplesse de son talent et l’abondance ordinaire de son élocution, n’a pu se garantir d’un peu de sécheresse et de roideur”, car son avis général est résolument positif : “ces défectuosités sont rachetées par des beautés qui feront toujours placer les Géorgiques françaises parmi les livres où les littérateurs distingués cherchent de la substance et du plaisir8.

Accès à la numérisation du texte : Retronews.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2019/04/02 16:53


1 Lefevre, “Sur L'Homme des champs ou les Géorgiques françaises ; par J. Delille”, La Clef du cabinet des souverains, n° 1334, 30 fructidor an VIII (17 septembre 1800), p. 6-7.
2 Id., p. 6
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ceux sur l'engrais.
7 Ibid.
8 Ibid.