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Jean de Carro, Vingt-huit ans d'observation et d'expérience à Carlsbad

Installé à Carlsbad (Karlovy Vary, aujourd'hui en République Tchèque), le médecin Jean de Carro a consacré plusieurs ouvrages à cette station thermale célèbre, dont la légende attribue la découverte au roi de Bohême et empereur du Saint-Empire Charles IV. Composé en français, Vingt-huit ans d'observation et d'expérience à Carlsbad (1853) déploie sur plus de 300 pages une sorte d'encyclopédie locale, mêlant histoire littéraire et culturelle, analyse géographique, géologique et biologique, et bien sûr médecine.

Dès les premières pages de l'ouvrage, Carro souligne que Carlsbad a inspiré des poètes, qui ont même “devancé l'histoire1” et la médecine, puisque le plus ancien document consacré à la ville d'eaux semble une pièce en hexamètres latins, datée de la fin du 15e siècle, que Carro reproduit et traduit au début du volume, tout en notant que par la suite, “une cohorte de potes, de médecins, de physiciens, de chimistes, de naturalistes, de géologues, de minéralogistes, de botanistes, nationaux et étrangers, ont enrichi notre littérature2”.

Un tel préambule annonce le caractère composite du livre, qui n'hésite pas à intégrer des références littéraires – mais la place que Carro accorde à Delille ne laisse toutefois pas de surprendre. Bien que le poète français n'ai jamais évoqué Carlsbad, le médecin construit en effet un chapitre entier autour de ses vers sur les stations thermales, afin de brosser une comparaison entre la “vie des bains en France et en Bohême”. Il réunit pour cela deux extraits que Delille a lui-même reliés : la peinture des curistes dans L'Homme des champs, et le tableau similaire présent dans Les Trois Règnes de la nature.

                              XX.
               Vie des bains en France et en Bohême

     Si nous en croyons feu l'abbé Delille (né en 1738 à Aigue-Perse en Auvergne, et mort à Paris en 1813), rien ne ressemble moins à la vie des Eaux de la Bohème, que celle qu'on mêne en France dans les Bains les plus célèbres.
     Delille n'a chanté spécialement ni Vichy, ni Barège, ni Aix, ni autres eaux minérales de son pays ; mais il a fait de très-beaux vers sur les eaux minérales et leurs vertus, sur la société qu'on y rencontre et la vie qu'on y mêne. Illustre plutôt comme poëte didactique, que par l'ardeur de sa verve, on se sent très-disposé à reconnaitre la vérité de ses descriptions. Ses vers, qui font partie de l'Homme des champs et des Trois Règnes de la nature, étant, principalement les premiers, presque tous applicables à nos thermes, ne seront pas déplacés dans ce travail sur Carlsbad, destiné aux Français, non plus qu'un court commentaire sur les dissemblances essentielles qui existent entre leurs Bains et les nôtres.

                              I.

     Dirai-je ces ruisseaux, ces sources, ces fontaines,
     Qui de nos corps souffrants adoucissent les peines ?
     Là, de votre canton, doux et tristes tableaux,
     La joie et la douleur, le plaisir et les maux,
     Des vieillards éclopés, un jeune essaim de fous
     Viennent de tous côtés, exacts au rendez-vous.
     Dans le même salon, là viennent se confondre
     Le [sic] belle vaporeuse et le triste hypocondre.
     Lise y vient de son teint rafraîchir les couleurs,
     Le guerrier de sa plaie adoucir les douleurs,
     Le gourmand de sa table oublier les délices.
     Au dieu de la santé tous font leurs sacrifices ;
     Tous, en [sic] lassant de leurs maux, valets, amis, voisins,
     Veulent être guèris et surtout être plaints.
     Le matin voit errer l'essaim mélancolique ;
     Le soir, le jeu, le bal, les festins, la musique,
     Mêlent à mille maux mille plaisirs divers ;
     On croit voir l'Elysée au milieu des Enfers.

                    L'Homme des champs. 3e chant.

                              II.

     Là chaque coterie a ses arrangements ;
     Chacun y fait emplette et d'amis et d'amants.
     Que de vœux passagers, de liaisons soudaines,
     De Pylades du jour, qui dans quelques semaines,
     L'un de l'autre oubliant les serments superflus
     Doutent en se voyant s'ils se sont jamais vus !
     D'autres prennent l'avance, et deux tendres amies,
     Arrivent s'adorant et partent ennemies.
     Assemblage piquant de costumes, d'humeurs !
     Peindrai-je du matin les fraîches promenades,
     Les bruyants déjeûners, les folles cavalcades ?
     Chaque belle a choisi son galant écuyer,
     Les deux pieds suspendus sur son double étrier.
     Assise de côté l'une trotte à l'anglaise,
     L'autre va sautillant sur la selle française,
     L'autre lance un whiski, l'autre de leur talon
     Aiguillonant [sic] en vain un paresseux ânon,
     Maudissent de Sancho l'indocile monture ;
     Mais déjà midi sonne et l'appétit murmure ;
     La table les appelle, et chacun à son choix,
     Court de son médecin suivre ou braver les loix.

                    Les Trois Règnes de la nature.

     Les dissemblances que ces deux tableaux présentent entre la France et la Bohème sont :
     1. Que Delille paraît plutôt parler de sources ferrugineuses et sulfureuses, que de sources alcalines et dissolvantes, comme le sont les nôtres.
     2. Les vieillards éclopés sont aussi très-nombreux à Carlsbad, vu que les goutteux chroniques y abondent. Quant au jeune essaim de fous, j'observerai qu'en général les jeunes gens y sont peu nombreux, et que ceux qu'on y voit se conduisent très-décemment, plus occupés de leur cigarre que de folies. C'est pourquoi il est toujours plus ou moins difficile de mettre en train les soirées dansantes, vu qu'on ne vient guère ici sans grave raison de santé. Les jeunes personnes souffrant de divers désordres de circulation et d'obstructions n'y manquent jamais.
     3. Quant au jeu et aux festins du soir, ils ne vont pas au-delà d'une partie de whist ou du souper le plus frugal du monde. A dix heures chacun est dans son lit, vu la nécessité de se lever le lendemain de bonne heure. Quant aux bruyants déjeûners et aux folles cavalcades, à califourchon ou à l'anglaise, on peut se donner la jouissance d'un bon et comfortable déjeûner; mais non à la fourchette, vu que, quand on a dans les intestins huit ou dix gobelets, même davantage, d'une eau chaude apéritive, et souvent même un bain à prendre dans la matinée, on ne songe guère aux cavalcades, d'ailleurs assez difficiles à organiser, vu que nos habitants trouvent rarement du profit à tenir des chevaux de selle à louer. Par contre, nous voyons plus souvent des asinades, mais plus fréquemment après-dîner que dans la matinée. On trouve de bons équipages à louer.
     Le dernier vers de Delille nous dit que dans les Bains de France chacun suit ou brave à son gré les lois de son médecin. Chez nous, quoiqu'il n'existe aucun pacte écrit ni imprimé entre les cuisiniers et les médecins, les premiers savent partout ce qui est conforme ou contraire aux lois de la cure. On peut manger trop, si l'on est glouton, mais on ne trouve dans les hôtels et les restaurants que des mêts sanctionnés par la Faculté. La haute gastronomie n'est point à l'ordre du jour, mais le manger peut satisfaire tout invalide raisonnable.3.


Vers concernés : chant 3, vers 279-282 et 285-298.

Malgré l'écart de cinquante ans qui sépare les deux œuvres de Delille du traité de Carro, et bien qu'il s'agisse de poèmes, le médecin de Carlsbad veut y voir un tableau fidèle des mœurs thermales françaises contemporaines

Carro, ou l'imprimeur local, modifie légèrement l'extrait de L'Homme des champs. Les vers 283-284 sont omis, ce qui entraîne l'inversion des deux vers suivants. Au vers 291, “expier les délices” devient “oublier les délices”. Au vers 293, l'ajout d'un “en” intempestif fausse l'alexandrin. Par ailleurs, Carro évite de reproduire les vers repris de L'Homme des champs dans l'extrait qu'il donne des Trois Règnes de la nature, ce qui gomme le fait que ce second ensemble constitue une variation explicite sur le premier, mais doit sans doute être relié à la volonté du médecin de distinguer le premier texte (jugé plus proche de la situation de Carlsbad) du second.

Autre tension sensible, la mention de Delille paraît s'imposer dans un ouvrage “destiné aux Français”, mais Carro prend soin de le présenter brièvement au seuil du chapitre, comme s'il était conscient que le renom du poète est devenu fragile.

Accès à la numérisation du texte : GoogleBooks.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/06/25 20:02


1 Jean de Carro, Vingt-huit ans d'observation et d'expérience à Carlsbad. Avec l'histoire et la description de la ville, de ses environs, etc., Carlsbad, imprimerie des frères Franieck, 1853, p. 12.
2 Id., p. 7.
3 Id., p. 111-114