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Jeanroy-Félix, La Littérature française au dix-neuvième siècle

Publiée en 1886, la Nouvelle histoire de la littérature française pendant la Révolution et le premier Empire de Victor Jeanroy-Félix consacre de longues pages à Delille, identifié comme le poète majeur de cette période, mais le critique reconduit largement les jugements négatifs antérieurs. La célébrité immense dont l'écrivain jouit de son vivant est incompréhensible, tant sa poésie peine à convaincre les lecteurs modernes. Jeanroy-Félix ironise donc sur son œuvre, et en particulier sur L'Homme des champs, traité come le parangon de la production de Delille.

L'historien de la littérature commence par un lieu commun. Il rappelle la spectaculaire déchéance posthume de Delille\ :

[Certains dramaturges] qui ont eu leur moment de popularité et d'éclat, sont oubliés aujourd'hui, relégués dans les limbes poudreux des bibliothèques\ ; mais ce n'est là que l'éclipse d'étoiles de sixième et de septième grandeur. Que dire de la disparition presque totale de cette comète flamboyante dont l'apparition au ciel de la poésie didactique, la marche ascensionnelle et les traînées lumineuses furent saluées durant quarante années, par les applaudissements des contemporains éblouis ? C'est Delille que désigne cette métaphore, et l'on ne s'en serait guère douté, tant l'ombre s'est faite sur ce nom1\ !

De façon plus originale, Jeanroy-Félix refuse d'incriminer le genre choisi par Delille. “Pendant quarante années, il a incarné un des genres les plus importants de la littérature”\ ; et ce “genre didactique, qui fut cultivé avec une faveur si marquée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans le premier quart du XIXe, ne mérite pas l'espèce de discrédit où il est tombé2”, ne serait-ce que parce qu'il a donné lieu à des chefs-d'œuvre antiques. Si Delille n'a guère survécu à l'Empire, c'est donc qu'il n'a pas su égaler Virgile. Mais pour le montrer, Jeanroy-Félix reprend les principaux poncifs de la critique classique et romantique.

Le poète, non content de n'avoir jamais observé la nature, aurait produit une sorte d'ersatz poétique\ :

Il se fit une spécialité d'aimer la nature, de la chanter, de la populariser, mais il ne mettait pas dans ses milliers d'alexandrins mignards la moitié de la poésie qui brille dans la prose de quelques-uns de ses contemporains. L'opinion publique s'y trompa et voulut bien prendre ses pastels gentillets pour de la grande peinture, ses bagatelles pour des révélations, ses antithèses pour du style3.

Pour Jeanroy-Félix, on va le voir, Delille est un excellent versificateur, dénué de conception d'ensemble.

C'est au poème de 1800, premier à paraître durant la période qu'il étudie, que Jeanroy-Félix consacre la plus longue étude. Son entrée en matière adopte une ironie dont il ne se départit pas ensuite\ :

Delille y parle de tout, même des champs ! Suivant lui, la nature est la véritable école des moeurs. […] A ce compte, il est douteux que de la lecture de ces quelques milliers de vers on sorte absolument corrigé de ses imperfections4.

L'historien passe rapidement sur les deux premiers chants, qu'il juge sans lien avec le thème ou réduit à des énumérations. Il concède\ : “Maint passage étincelle”, mais c'est pour aussitôt remarquer que “les choses les plus simples y sont présentées avec une grâce excessive, et l'on ne peut retenir un sourire admiratif, corrigé bien vite par un léger mouvement d'impatience. Jamais on n'a poussé plus loin la coquetterie du style5”.

La troisième section est expédiée en ces termes\ :

Le troisième chant est consacré à l'observateur naturaliste\ : “Jamais, dit l'auteur, une carrière plus vaste et plus neuve ne fut ouverte à la poésie6.” Le système de Buffon, ou plutôt ses erreurs et ses utopies, ses rêves et ses chimères géologiques, y sont traduits en vers faciles et superficiels\ : la mer nous est montrée avec ses madrépores, ses polypiers et ses coraux, et, plus que jamais, la puérile antithèse s'étale aux dépens de l'émotion\ :

Que de fleuves obscurs y dérobent leur source\ !
Que de fleuves fameux y terminent leur course\ !

Pourtant Delille a comme une lueur d'attendrissement à la pensée des maux qui ravagent sa patrie\ : après avoir dépeint les redoutables effets de l'avalanche qui ruine tout sur son passage, il se reporte, par une transition qu'une analogie toute naturelle lui suggère, à ces avalanches politiques qui anéantissent les plus fameux états\ ; notons qu'il composait ces vers en 1793.

Tyr n'est plus, Thèbes meurt, et les yeux cherchent Rome
O France, ô ma patrie, ô séjour de douleurs\ !
Mes yeux, à ces pensers, se sont mouillés de pleurs.

Et c'est tout\ ! car il faut chanter la chenille et son fils, “beau parvenu, honteux de sa famille\ !” Charmante périphrase pour désigner le papillon\ ! Le livre se termine par un agréable portrait de sa chatte\ ; c'est ainsi qu'il se console de la Terreur\ !

               C'est là que tu vivrais,
O ma chère Raton, qui, rare en ton espèce,
Eus la grâce du chat et du chien la tendresse\ ;
Qui, fière avec douceur et fine avec bonté,
Ignoras l'égoïsme à ta race imputé.
Là, je voudrais te voir telle que je t'ai vue,
De ta molle fourrure élégamment vêtue,
Affectant l'air discret, jouant l'air endormi,
Épier une mouche ou le rat ennemi,
Si funeste aux auteurs, dont la dent téméraire
Ronge indifféremment Du Bartas ou Voltaire,
Ou telle que tu viens, minaudant avec art,
De mon sobre dîner solliciter ta part,
Ou bien, le dos en voûte et la queue ondoyante,
Offrir ta douce hermine à ma main caressante7.

Vers concernés : chant 3, vers 179-184.

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2018/08/18 19:25


1 Id., p. 260-261.
2 Id., p. 2261.
3 Id., p. 263.
4 Id., p. 266.
5 Ibid.
6 Citation de la préface du poème.
7 Id., p. 268-269.