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Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature

Dernier grand “poème scientifique” de Delille, Les Trois Règnes de la nature (1808) entretient des liens étroits avec le troisième chant de L’Homme des champs.

  • La proximité est d’abord générique et thématique, car le volume de 1808 constitue une sorte de développement de cette seule section du texte de 1800, consacrée aux connaissances scientifiques. Les Trois Règnes abordent en effet de multiples disciplines : géologie, astronomie, botanique, zoologie, chimie, physique, optique, etc., et chacun de leurs huit chants est suivi de notes dues à l’auteur, mais surtout à trois savants contemporains (le naturaliste et paléontologue Georges Cuvier et le chimiste Louis Lefèvre-Gineau, tous deux membres, comme Delille, du Collège de France, et le physicien Antoine Libes, professeur d’université), trio de commentateurs occupant dès lors la même fonction que celle assumée par Jean Hermann dans L’Homme des champs.
  • Le lien est aussi génétique. Dans la préface des Trois Règnes, Delille explique que le projet du poème de 1808 naquit d’une demande d’un autre savant, le chimiste Darcet1, qui l’avait incité à consacrer un poème entier aux sciences, après l’avoir entendu lire la description du cabinet d’histoire naturelle présente dans L’Homme des champs. Cette demande n’ayant pu intervenir après 1795, date du départ de Delille hors de France, ce dernier médita donc Les Trois Règnes, et sans doute y travailla-t-il de front, selon sa coutume, au moins cinq ans avant de publier L’Homme des champs.
  • Enfin, le texte même des Trois Règnes contient des emprunts au poème de 1800. Une partie de la critique a dénoncé ce type de reprises comme un signe d’incurie (Delille n’aurait pas hésité à plagier ses propres textes pour allonger sa copie), de négligence des éditeurs, voire de sénilité du poète (on doutait que Delille, déjà fort âgé, et de surcroît devenu pratiquement aveugle, pût efficacement relire ses épreuves et y corriger ses propres réminiscences). On peut cependant aussi y voir un jeu pleinement volontaire de sa part. Rivalisant souvent avec lui-même, Delille reprendrait alors ponctuellement un ou deux vers du texte-germe de 1800, pour mieux inviter les connaisseurs de son œuvre à comparer son premier traitement du motif à la version qu’il en proposait huit ans plus tard.

C'est dans son “Discours préliminaire” que Delille expose le rôle joué par Darcet, si enthousiasmé par la fin du troisième chant de L'Homme des champs (qu'il avait entendue le poète lire en public) qu'il lui demanda de tirer des sciences la matière d'une œuvre beaucoup plus ample – une demande qui devait aboutir à la composition des Trois Règnes de la nature.

     On conçoit aisément que j’ai été plus d’une fois effrayé de la difficulté et de l’immensité de cette entreprise, et je me plais à payer ici un juste tribut de reconnaissance au savant distingué (I) à qui je dois le projet de ce poëme et le courage de l’exécuter. Il m’avait entendu lire la description d’un cabinet d’histoire naturelle, qui termine le troisième chant des Géorgiques françaises. Après m’avoir assuré qu’il n’avait trouvé aucune erreur dans cette description, il m’invita à faire un grand tableau de cette esquisse, en chantant les quatre éléments et les trois règnes de la nature. Je lui représentai que le sujet, ainsi envisagé, pourrait paraître manquer d’unité : il me répondit que les quatre éléments étant combinés dans les trois règnes, ces deux parties de l’ouvrage n’avaient rien d’incohérent, et pouvaient composer un tout régulier. Je cédai à ses observations et à ses instances ; mais en supposant que cet ouvrage obtienne quelque succès, il manquera toujours à mon plaisir d’en offrir l’hommage au savant vertueux dont il ne reste plus qu’un nom cher aux sciences qu’il a enrichies, et à l’amitié qui le pleure.

     (I) M. Darcet, de l’Académie des sciences, et de l’Institut2.

Delille renvoie ici à la description du cabinet d'histoire naturelle (chant 3, vers 481-650).

Dans le chant 3 des Trois règnes, sur “L’eau”, Delille revient sur les propriétés curatives de certaines sources, occasion d’évoquer, comme dans le chant 3 de L’Homme des champs, le monde des curistes, et d’en offrir la satire amusée. Or il reproduit presque in extenso deux vers du texte de 1800 (nous les soulignons par des italiques), au moment où commence une description beaucoup plus étendue de la société réunie dans les stations thermales.

     Eh ! pourrais-je oublier ces eaux miraculeuses […]
Où la brillante Hygie et le dieu d'Epidaure,
Dans un bain salutaire ont mêlé de leur main
Les métaux de Cybèle et les feux de Vulcain,
Et de qui la vertu, riche en métamorphoses,
Rend au teint pâlissant et des lis et des roses ?
Là viennent tous les ans, exacts au rendez-vous,
Les vieillards écloppés, un jeune essaim de fous,

La sottise, l'esprit, l'ennui, le ridicule :
Le vaudeville court, l'épigramme circule ;
Là, la coquette vient, réparant ses attraits,
Aux fats de tout pays tendre encor ses filets ;
Là, même lieu rassemble, et l'aimable boudeuse,
Et la jeune éventée, et la vieille joueuse,
Que l'aube au tapis vert surprend à son retour,
Veillant toute la nuit, se plaignant tout le jour.
     Plus la foule est nombreuse, et plus elle est active ;
L'un vient et l'autre part, l'un part et l'autre arrive. […]
Assemblage piquant de costumes, d'humeurs,
D'âges, de nations, et d'états, et de mœurs !
     Peindrai-je du matin les fraîches promenades,
Les bruyants déjeuners, les folles cavalcades ?
Chaque belle a choisi son galant écuyer.
Les deux pieds suspendus sur son double étrier,
Assise de côté, l'une trotte à l'anglaise ;
L'autre va sautillant sur la selle française ;
L'autre lance un wiski3 ; d'autres, de leur talon
Aiguillonnant en vain un paresseux ânon,
Maudissent de Sancho l'indocile monture.
Mais déjà midi sonne, et l'appétit murmure ;
La table les appelle, et chacun à son choix
Court de son médecin suivre ou braver les lois4.

Vers concernés : chant 3, vers 285-286


Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/02/26 20:42
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/17 22:13


1 Jean Darcet, ou d'Arcet (1724-1801) est un important chimiste français. Lié à Montesquieu, il permit notamment la production de porcelaines en France. Professeur au Collège de France et membre de l’Académie des sciences, il finit sénateur. – Notice sur Wikipédia : lien.
2 Jacques Delille, Les Trois Règnes de la nature [1808], Paris, Giguet et Michaud, Librairie stéréotype, 1809, t. I, p. 33-34.
3 Voiture légère.
4 Les Trois Règnes de la nature, id., p. 207-209.