LE POÈTE JACQUES DELILLE

Porté aux nues des années 1770 à la fin de l'époque napoléonienne, diffusé dans toute l'Europe, puis transformé en contre-modèle par le romantisme, Jacques Delille est graduellement sorti du canon au fil du XIXe siècle. Célébrée par Voltaire, annotée par Cuvier, censurée par Napoléon, illustrée par Girodet, conspuée par Sainte-Beuve ou Francis Ponge, parodiée par Flaubert ou Balzac, son oeuvre se trouve à la charnière des esthétiques de l'Ancien Régime et de la modernité.

Parcours

Né en 1738, baptisé à Clermont-Ferrand, Jacques est le fils illégitime d'Antoine Montanier et de Marie Hiéronyme Bérard, tous deux issus de la haute société auvergnate. D'abord confié à une nourrice, il reçoit à Paris une formation classique de collégien, avant de poursuivre à l'université l'étude des belles-lettres et d'obtenir en 1770 un doctorat à la Sorbonne. Cette année-là paraît sa traduction des Géorgiques de Virgile, véritable événement littéraire. Son ascension est rapide : il est élu à l'Académie française en 1774 et, quatre ans plus tard, nommé professeur de poésie latine au Collège de France. L'auteur fréquente la cour, les loges maçonniques et les salons qui s'arrachent son talent de récitateur. Tonsuré sans être prêtre, percevant différents revenus ecclésiastiques, celui qu'on appelle « l'abbé Delille » parvient au faîte de la renommée lorsqu'il publie en 1782 son poème sur Les Jardins, plusieurs fois réédité dans le courant de l'année.

Deux ans plus tard, Delille accompagne le comte de Choiseul-Gouffier à Constantinople. S'il reste à Paris au début de la Révolution, il quitte de nouveau le pays en 1795 pour un long exil qui le conduit en Suisse, en Allemagne et en Angleterre. En ménage avec sa gouvernante, Marie-Jeanne Vaudechamps, il l'épouse en 1799. Il publie le poème L'Homme des champs l'année suivante et ne cède qu'en 1802 à ceux qui le pressent de regagner la France où paraîtront successivement La Pitié (1803), méditation sur l'émigration révolutionnaire, des traductions de l'Énéide et du Paradis perdu, puis trois autres longs poèmes sur L'Imagination (1806), Les Trois Règnes de la nature (1808) et enfin La Conversation (1812). Hormis ce dernier texte, chaque oeuvre suscite un enthousiasme attesté par des chiffres de vente exceptionnels. Entre-temps, le poète a perdu la vue. Tantôt surveillé, tantôt courtisé par le gouvernement napoléonien, il reçoit de pompeuses funérailles à sa mort en 1813.

Accueil de l'oeuvre

L'oeuvre de Delille suscite énormément de commentaires et de reprises sous la forme de textes critiques et d'articles de journaux, d'imitations et de parodies. À la parution des Géorgiques, le public loue avec Voltaire la prouesse que représente cette traduction en vers. Tout en hissant la poésie didactique française à la hauteur du modèle virgilien, Delille en élargit le domaine par la conquête d'une nouvelle matière – les réalités de la vie rurale – et par l'usage de termes réputés trop bas pour l'écriture en vers. Le poète entretient également sa réputation de lecteur et de récitateur. Des fragments ou des chants entiers de ses textes circulent ainsi longtemps avant leur publication, ce qui lui vaut la réputation ambiguë d'être un « dupeur d'oreilles ». Tout les récepteurs ne sont d'ailleurs pas d'accord sur la qualité de sa versification. On l'accuse de se complaire dans la périphrase, d'écrire sans suivre de plan ou encore de plagier trop visiblement des auteurs anciens et modernes. Cependant, les hommes de lettres connaissent par coeur des pages entières de ses poèmes ; un vers comme « Sa masse indestructible a fatigué le temps », issu des Jardins, sera gravé dans plusieurs parcs paysagers et jusqu'en Égypte.

L'immortalité du poète fut brève puisque, quelques années après son décès, il joue déjà le rôle d'un contre-modèle pour la nouvelle génération. Delille incarne le « style arrangé, compassé » des années 1780 selon Stendhal ; Balzac l'associe quant à lui aux « strophes incompréhensibles » de l'ancienne école descriptive. Mais c'est sans doute Sainte-Beuve qui, en 1837, enterre la gloire de l'auteur de L'Homme des champs en définissant les écrivains romantiques comme des « railleurs posthumes de Delille ». Quoi qu'il en soit, Delille reste pratiqué dans les écoles et il conserve une place dans le paysage littéraire du XIXe siècle. Flaubert, par exemple, se souvient de lui lorsqu'il prépare Bouvard et Pécuchet. Si Claudel déclare que « tout le monde n'est pas capable de cacher le plaisir que lui fait l'abbé Delille », Ponge classe le poète parmi « les pires » qu'il connaisse et il craint par-dessus tout de lui ressembler. Aujourd'hui, des poètes de la science comme Jacques Réda se souviennent parfois de leur lointain prédécesseur.


Bibliographie sélective

Voir aussi les publications de l'équipe « Reconstruire Delille ».

Ouvrages

  • AUSERVE Philippe, Delille, poète français, L’Auvergne littéraire, artistique et historique, n° 180-181, 1964.
  • Delille est-il mort ? [collectif], Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967.
  • GUITTON Édouard, Jacques Delille (1738-1813) et le poème de la nature en France de 1750 à 1820, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1974.
  • Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille [collectif], Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016.
  • PASCAL Jean-Noël (dir.), Jacques Delille et la poésie descriptive. Actes de la journée d’étude de la Société des amis des poètes Roucher & André Chénier (Versailles, 16 mars 2002), Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003.
  • ZEKI ÖRS Vedad, Jacques Delille. Poète célèbre 1738-1813, Zurich, Leemann frères & Co., 1936.

Articles

  • BALDENSPERGER Fernand, « L’émigration de Jacques Delille », Revue d’histoire littéraire de la France, 1911, n° 18, p. 71-102.
  • BARBIER Frédéric, « Quelques documents inédits sur l’abbé Delille », Studies on Voltaire and the 18th. Century, n° 189, 1980, p. 211-228.
  • BOLLHALDER Mayer Regina, « Jacques Delille, der Sänger der Gärten », Topiara helvetica, 2005, p. 38-44.
  • BONNEFON Paul, « Un poète oublié : Jacques Delille. D’après les souvenirs de sa femme et d’autres documents inédits », Revue latine. Journal de littérature comparée. France, Espagne, Portugal, Italie, Belgique, Suisse française, Roumanie, Canada, etc., 4e année, n° 5, 25 mai 1905, p. 294-320 ; n° 6, 23 juin 1905, p. 369-384.
  • BRIGAUD Marie-Claude, « Le riche fonds Delille de la bibliothèque municipale et universitaire de Clermont-Ferrand », in Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille, Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016, p. 67-70.
  • CARRÉ Jacques, « Delille : regards sur les jardins français et anglais », in Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille, Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016, p. 115-132.
  • CITRON Pierre, « À propos des mots interdits », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 213-225.
  • CROISILLE Jean-Michel, « Quelques réflexions sur la traduction des Géorgiques de Virgile par l’abbé Delille », in Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille, Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016, p. 97-113.
  • Downs John A., « The poetic theories of Jacques Delille », Studies in philology, n° 37/3, 1940, p. 524-534.
  • EHRARD Jean, « Modernité du nouveau Virgile », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 201-211.
  • FABRE Jean, « On ne peut oublier Delille… », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 85-118.
  • FRANCALANZA Éric, « Le pittoresque chez l’Abbé Delille, des Jardins (1782) à l’Homme des Champs (1800) », in Éric Francalanza (dir.), Le préromantisme. Une esthétique du décalage, Paris, Eurédit, 2006, p. 147-169.
  • FRANCALANZA Éric, « Les Jardins de Delille et la poésie descriptive au miroir de la critique contemporaine », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 33-54.
  • FRANCALANZA Éric, « L’intertexte théorique des Jardins de l’abbé Delille », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 34, 2014, p. 61-82.
  • GILLET Jean, « Delille, traducteur de Milton », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 147-168.
  • GOMIS Stéphane, « Jacques Delille (1738-1813). Essai biographique », in Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille, Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016, p. 17-33.
  • GRETCHANAÏA Elena, « Jacques Delille en Russie », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 79-87.
  • GUITTON Édouard, « La vie posthume de Jacques Delille », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 227-268.
  • GUITTON Édouard, « Lueurs crépusculaires pour un retour à Delille », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 19-32.
  • HAQUETTE Jean-Louis, « Le jardin paysager, un modèle poétique entre Grande-Bretagne et France : William Mason et l’abbé Delille », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 34, 2014, p. 43-59.
  • HENRIET Maurice, « Jacques Delille jugé par ses contemporains (d’après des documents inédits) », Recueil des publications de la Société havraise d’études diverses, n° 80, 1913, p. 269-294.
  • INOUÉ Sakurako, « Des lumières au romantisme : autour de L’Imagination (1806) de Jacques Delille », Revue d’histoire littéraire de la France, 2011, t. 3, p. 593-604.
  • JACOB François, « Delille et Marie-Joseph Chénier », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 69-78.
  • MALIGNE Thierry, « La Harpe lecteur de l’abbé Delille dans le Lycée », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 55-67.
  • MAUZI Robert, « Delille, peintre, philosophe et poète dans les Jardins », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 169-200.
  • PASCAL Jean-Noël, « Avant-propos : le poète Delille et ses deux Aristarques », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 7-16.
  • PASCAL Jean-Noël, « Emmanuel Salchli : un pasteur bernois s’acharne contre les Jardins de Delille », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 34, 2014, p. 189-196.
  • PASCAL Jean-Noël, « Monseigneur de Boulogne commentateur de l’abbé Delille », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 151-155.
  • PASCAL Jean-Noël, « Sur la ménagerie des poètes descriptifs », Cahiers Roucher-André Chénier. Études sur la poésie du XVIIIe siècle, n° 22, 2003, p. 109-150.
  • POIGNAULT Rémy, « Jacques Delille, traducteur de l’Énéide », in Jacques Delille l’oublié. Table ronde du 8 novembre 2013, organisée par l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Jacques Delille, Clermont-Ferrand, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Clermont-Ferrand, 2016.
  • SAINT-DENIS (DE) Eugène, « L’abbé Delille, traducteur des Géorgiques de Virgile », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 119-145.
  • SOUZA (DE) Robert, « Un préparateur de la poésie romantique : Delille (1738-1813) », Mercure de France, n° 285, 15 juillet 1938, p. 298-327.
  • STALNAKER Joanna, « Delille’s little encyclopedia », in The unfinished Enlightenment. Description in the age of the Encyclopedia, Ithaca, Londres, Cornell university press, 2010, p. 124-148.
  • VIALLANEIX Paul, « Cette variété, séduisante déesse », in Delille est-il mort ?, Clermont-Ferrand, G. de Bussac, 1967, p. 269-291.
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