Quand Adolphe Dureau de La Malle publie en 1808 un volume réunissant un poème descriptif sur les Pyrénées et un récit viatique en prose sur ses propres courses en montagne1, il n'est guère étonnant que Delille y soit mis en valeur. Non seulement l'écrivain est la figure tutélaire du genre où le jeune homme cherche à faire reconnaître ses talents de versificateur, mais Delille fut un des plus proches amis de son père, l'homme de lettres Jean-Baptiste Dureau de La Malle, qui venait de décéder l'année précédente – au point que c'est Delille qui rédigea son épitaphe.
Adolphe Dureau de La Malle prend soin de rappeler ces deux points, dans le complexe appareil en prose qui précède son poème.
Un “Discours préliminaire” éclaire la genèse de son poème. C'est d'abord en peintre ou dessinateur2 soucieux de produire, “d'après nature, des études de paysages” que Dureau de La Malle s'est rendu, durant l'été 1807 dans les Pyrénées et a “parcouru une grande partie de leur chaîne”, après avoir déjà, plus tôt, visité dans le même but les Vosges et le Jura. Mais ce dernier voyage l'a convaincu que ce qui valait pour son pinceau vaut aussi pour sa plume, et que la poésie pouvait à son tour bénéficier de cette contemplation directe pour, comme les arts visuels, y puiser à la fois “plus de vérité”, de “mouvement” et de “vie3”. En d'autres termes, il a tenté de produire un “poëme d'après nature4” et il entend réfuter par ce biais le reproche d'artifice ou de fadeur adressé, en général, à la poésie descriptive.
Il mène cette défense du genre en convoquant l'exemple de Delille, objet d'un très vif éloge\ :
Je serais […] un peu tenté de croire que les reproches que quelques écrivains de nos jours ont faits au genre descriptif, viennent de ce que plusieurs des poètes qui l'ont employé n'ont point vu les lieux qu'ils ont voulu décrire, et ont emprunté dans les livres et les idées d'autrui cet enthousiasme qu'ils voulaient faire passer dans notre ame ; dès-lors la véritable admiration qu'auraient commandée les objets, se change en une chaleur factice, et le feu qu'aurait allumé dans leur ame le mouvement des grandes scènes de la nature, languit et s éteint en passant de l'imagination de l'auteur original dans les copies nécessairement décolorées de l'imitateur.
Comment, en effet, aurait-on pu condamner si absolument un genre de poésie qui, par sa difficulté, inspire et exerce l'écrivain autant qu'il pique et charme le lecteur ? N'a-t-on pas dû se souvenir que ce genre a fait la gloire d'Hésiode et de Virgile dans les poëmes où ils célèbrent l'agriculture ? sait-on pas que l'Iliade, l'Odyssée, l'Énéide, la Pharsale, la Jérusalem délivrée et le Paradis perdu lui doivent une partie de leur renommée ? […] N'a-t-on pas dû
applaudir à ses brillants essais, lorsqu'en France, après que Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon et leurs dignes élèves eurent poussé l'art de la tragédie à une perfection désespérante, eurent épuisé presque tous les sujets dramatiques, on vit M. Delille, s'enrichissant des dépouilles de la littérature anglaise, adaptant au goût délicat de la France les écarts de la fougue Britannique, embellissant le premier de leurs poètes par une exécution non moins vive, mais plus noble et plus sage, ouvrir, courir et achever à lui seul cette noble carrière, et attacher son nom à d'immenses travaux, qui, n'en doutons point, dureront autant que l'art qui transmet la pensée, que l'enthousiasme qui s'éveille à l'aspect des grandes scènes de la nature, et que
l'admiration que commandent les ouvrages du génie5.
Enfin, Dureau de La Malle explique que le récit de voyage qui précède ses vers a pour dessein de “familiariser [s]es lecteurs avec le pays extraordinaire d'où [il a] tiré les tableaux de [s]on poëme6”, mais il livre alors des précisions qui montrent la nature mixte de ce segment du volume, voire de sa démarche de voyageur. Véritable course scientifique, le périple mené sur les traces de l'écrivain-géographe Ramond afin de “vérifi[er] l'exactitude de ses observations sur la structure générale de cette chaîne”, mais aussi celles du botaniste Candolle sur les mêmes lieux, a par ailleurs eu pour but de les compléter, comme l'indique la formule : “je me suis avancé au sommet d'une montagne important que n'avait pas encore été visitée, et […] j'ai parcouru quelques vallées dont le bassin avait échappé à la recherche des différents observateurs7”. On a donc affaire à un récit à la fois autobiographique, scientifique (puisque Dureau de La Malle y cite les naturalistes qui l'ont précédé tout en apportant ses propres informations) et qui vaut introduction au poème.
C'est dans ce “Voyage dans les Pyrénées”, composé en prose, que le jeune écrivain inclut un témoignage d'affection personnelle pour Delille, en se plaçant dans les conditions mêmes que ce dernier décrit dans le chant 3 de L'Homme des champs. Engagé dans une course naturaliste, Dureau de La Malle s'y livre à un repas qui mime celui des botanistes peints par Delille, de sorte que le souvenir du texte vient s'insérer, sous forme de citation, dans un espace-temps homologue à celui qu'il décrit :
C'est au pied du glacier de Vignemale seulement que nous nous permîmes de nous asseoir pour faire un léger déjeuner qui pût
nous donner les forces nécessaires pour achever l'entreprise pénible que nous avions commencée. J'observerai, en passant, que sur les cartes de l'Académie et même sur celle que M. Ramond a jointe à son Voyage au Mont-Perdu, Vignemale est placée beaucoup trop près du lac de Gaube ; du moins je puis assurer que nous avons mis autant de temps, la montre a la main, pour nous rendre du lac au pied du glacier, que de Cauterêts au lac, et cependant le chemin n'en est ni plus montueux ni plus difficile.
Nous nous étions assis chacun sur une roche, au pied du ruisseau qui sort deux cents toises plus haut du glacier de Vignemale ; et en retirant de son eau si fraîche le vin de Bordeaux que nous y avions plongé au commencement du repas, je me rappelai ce charmant vers d'un de nos plus grands poètes, qui a toujours honoré mes travaux de ses conseils, et ma personne d'une amitié que je regarde comme un des plus précieux héritages que mon respectable père m'ait laissé en mourant. Ce joli vers s'offrit donc à ma mémoire, et je ne pus m'empêcher de m'écrier à mon compagnon de voyage : Vous conviendrez que c'est le cas de dire ici :
Bacchus y rafraîchit dans l'urne des Naïades.
(Homme des Champs, chant 38.)
Vers concernés : chant 3, vers 448.
Légèrement modifié, d'une façon qui tend à accréditer que la citation intervint bien de mémoire (Delille écrit “Bacchus se rafraîchit”), le vers est ainsi comme validé, in situ, c'est-à-dire hors du texte d'origine et dans l'expérience directe de la nature dont ce dernier se veut la transposition. La justesse de la formule de Delille est donc garantie par sa pleine adéquation à cette expérience directe du monde, sur un mode comparable à celui que l'on trouve, par exemple, en 1804, dans les “Nachrichten über Finnland”, mais selon un protocole qui, chez Dureau de La Malle, rejoint aussi celui employé pour valider ou infirmer les énoncés savants.
Après ce double hommage qui ancre le poème dans la lignée de Delille, il est loisible de chercher des échos entre l'œuvre de ce dernier et les vers que présente ensuite son émule. L'un au moins vaut évident clin-d'œil : sans que l'on puisse parler de citation ou de plagiat, Dureau de La Malle débute son poème par un alexandrin – “Salut, rocs menacans ! salut, sommets déserts9 !” – où il est difficile de ne pas voir, dans l'apostrophe comme dans la rime choisie, un jeu avec l'un des vers les plus célèbres du chant 3 de L'Homme des champs, “Salut, pompeux Jura, terrible Montanverts” (v. 342)…