Cuchetet, Souvenirs d'une promenade en Suisse

Présentation de l'œuvre

Les Souvenirs d'une promenade en Suisse, pendant l'année 1827 ; recueillis pour ses amis, par Charles C* (1828) ne sont imprimés qu'à trente exemplaires1. De plus, Cuchetet proteste n'avoir parcouru le pays, à pieds, qu'en “amateur” et sans intention d'en tirer un quelconque ouvrage2 ; mais il explique que le charme des lieux l'a poussé à “jeter pêle-mêle quelques notes”, quitte à ne produire ainsi “qu'une mosaïque journalière sans forme3.”

Conformément à cette indication, le résultat se divise en “journées”, dont le texte témoigne toutefois d'une mise en forme littéraire minutieuse. Entre autres, Cuchetet adopte l'usage d'intégrer des vers à sa relation de voyage en prose.

Citation

L'Homme des champs est exploité dans la XXXIIe journée, consacrée à une excursion jusqu'au Montanvert, occasion de contempler une “nature sublime4”.

     La Mer de glace si justement vantée descend des flancs du Mont-Blanc et des glaciers de Talèfre et du Tacul, dans une longueur de douze lieues, compris l'écoulement versé dans la vallée de Chamouny, sous le nom de glacier des Bois ; sa largeur, du pied du Montanvert à la base des Aiguilles Verte [sic] et du Dru, est d'au moins deux lieues ; mais telles sont les proportions des masses dont on est entouré que, trompé sur la distance, on croit pouvoir être entendu d'un bord à l'autre de ce merveilleux océan, tant il paraît étroit. Ce n'est qu'après avoir examiné long-temps les objets, et tenté quelques pas sur ces vagues de glace, qu'on peut se faire une idée un peu plus juste de cette vaste mer qui semble avoir été saisie d'un gel subit au milieu de ses fureurs, apprécier l'étendue de ces redoutables crevasses, profondes de plusieurs centaines de pieds, et calculer la prodigieuse hauteur de ces obélisques de granit décharnés, déchirés dans toute leur étendue, qui semblent braver la force destructive du temps et menacer d'ensevelir la vallée sous leurs ruines.
     Entre la France et l'Italie, sous un ciel tempéré, sont amoncelées les horreurs du pôle et de la Nouvelle-Zemble5, tandis qu'à côté d'elles le Montanvert, brillant d'une abondante verdure, orné de la jolie rose des Alpes, ombragé de jeunes mélèzes, forme le plus singulier contraste et présente :

     La nature, tantôt riante en tous ses traits,
     De verdure et de fleurs égayant ses attraits ;
     Tantôt mâle, âpre et forte, et dédaignant les grâces,
     Fière, et du vieux chaos gardant encor les traces (1).

     Nos compagnons ne se sentant ni la force de faire une longue course sur les flots durcis de la Mer de glace, ni la curiosité de chercher de nouvelles émotions sur ce chemin difficile et périlleux, nous avons regagné [un abri] dans lequel une jeune et jolie dame se reposait du voyage qu'elle venait de faire sur la Mer de glace ; un monsieur qui l'accompagnait lui offrit ce quatrain :

          D'un pied léger et d'un air radieux
     Vous avez du Mont-Blanc escaladé la chaîne;
     Je n'en suis point surpris, un ange doit sans peine
               S'élever vers les cieux.

     Après avoir accordé notre tribut d'attention à une grande roche plate […], je jetai un dernier coup d'œil sur ces merveilles, sur ces extravagances de la nature, qui place au pied d'un glacier la cerise vermeille ou la fraise embaumée, et je dis adieu à ces monts primitifs, à ces vieux ossemens du monde6,

     De neiges, de glaçons entassemens énormes,
     Du temple des frimas colonnades informes :
     Prismes éblouissans dont les pans azurés,
     Défiant le soleil dont ils sont colorés,
     Peignent de pourpre et d'or leur éclatante masse ,
     Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
     L'hiver s'enorgueillit de voir l'astre du jour
     Embellir son palais et décorer sa cour !
     Non jamais, au milieu de ces grands phénomènes,
     De ces tableaux tonchans, de ces terribles scènes,
     L'imagination ne laisse dans ces lieux
     Ou languir la pensée, ou reposer les yeux (2).

     La grotte de l'Arveyron, voûte de glace de dessous laquelle s'écoule le torrent, s'était écroulée depuis quelques jours ; nous laissâmes donc à droite le rapide couloir d'avalanches qui descend à cette source, et nous nous acheminâmes vers le Prieuré, en suivant la même route que ce matin. Chemin faisant, nos oreilles, mais non pas nos yeux, ont été frappées de la chute de deux avalanches précipitées dans le glacier des Bois, car

     Souvent sur ces hauteurs l'oisean qui se repose
     Détache un grain de neige : à ce léger fardeau
     Des grains dont il s'accroît se joint le poids nouveau ;
     La neige autour de lui rapidement s'amasse ;
     De moment en moment il augmente sa masse ;
     L'air en tremble, et soudain, s'écroulant à la fois,
     Des hivers entassés l'épouvantable poids
     Bondit de roc en roc, roule de cime en cime,
     Et de sa chute immense ébranle au loin l'abîme.

(1) L'Homme des Champs.
(2) L'Homme des Champs7.


Vers concernés : chant 3, vers 329-332, 343-354 et 360-368.

Le souvenir de voyage est donc aussi souvenir de lecture. Le texte de Delille et celui de Cuchetet s'entre-tressent, comme si ce dernier trouvait dans les vers du poète l'exact reflet de sa pensée. Or leur convocation relève déjà du cliché : on se rend “en masse” sur la Mer de glace comme on y songe “en masse” aux mêmes vers, ce que Jouy avait pour sa part fustigé dès 1815.

Toutefois, le quatrain anonyme, cité entre ces extraits, atténue ici l'effet de déjà-vu. Il fait de la poésie une sorte de compagne spontanée de tous les visiteurs, que la scène les pousse à improviser une pièce badine ou qu'elle fasse surgir dans leur mémoire les alexandrins de L'Homme des champs.

Liens externes

Accès à la numérisation du texte : Gallica.


Auteur de la page — Hugues Marchal 2018/08/19 16:14


1 Charles Cuchetet, Souvenirs d'une promenade en Suisse, pendant l'année 1827, Paris, impr. de E. Duverger, 1828, n. p.
2 Id., p. 2.
3 Id., p. 3.
4 Id., p. 186.
5 Cette comparaison géographique se trouve déjà dans le texte de Bourrit cité dans la note 15 du poème.
6 Ici, Cuchetet laisse des syntagmes du poème envahir sa prose : “mont primitifs” figure au vers 318, “vieux ossemens du monde” au vers 340.
7 Id.., p. 186-189. – Le nom même de Delille n'est pas donné, Cuchetet jugeant probablement la précision superflue. Il ne le cite nommément qu'à propos de son portrait présent dans la “chambre du cœur” de Ferney, dans l'ancienne demeure de Voltaire (p. 207).