Ajout moqueur au poème de Delille, La Gastronomie ou l'Homme des champs à table, poëme didactique en quatre chants pour servir de suite à l'Homme des champs, paraît en 1801 et connaît des ventes assez importantes pour que son auteur, Joseph Berchoux, en publie rapidement plusieurs éditions augmentées successives. L'ouvrage, qui introduit et popularise le néologisme de gastronomie, marque une étape importante dans le développement de la littérature culinaire, qui intervient au début du 19e siècle et qu'illustrera un peu plus tard la Physiologie du goût de Brillat-Savarin.
Complément à L'Homme des champs, la Gastronomie n'entend pas rivaliser avec ce poème, ni le railler sérieusement. Le texte de 1801 constitue plutôt un témoignage du succès de l'œuvre de Delille : entre hommage et opportunisme, il tente de profiter de la célébrité acquise par le poème de Delille, comme L'Homme des bois, publié la même année.
Toutefois, contrairement à cette autre parodie, la Gastronomie ne suit pas sa source pas à pas, pour la réécrire. Berchoux, pour qui Delille n'a pas assez insisté sur les plaisirs de table que les produits de la campagne offrent aux gourmets, joue de cet écart de contenu. Il explore un “oubli” de son modèle en se concentrant sur un motif de fait seulement effleuré par ce dernier. La Gastronomie ignore donc résolument la dimension scientifique de L'Homme des champs, et conseille même à ses lecteurs épicuriens de ne pas s'embarrasser des savoirs naturalistes : en ce sens, le chant 3 de L'Homme des champs brille par son absence dans cette suite, où il ne trouve au mieux que des échos négatifs.
Les éditions de 1803 et 1804 offrent à Berchoux l'occasion de préciser ses positions : à travers différents ajouts, il renforce à la fois l'expression de son admiration pour son modèle et l'idée que la haute cuisine n'est guère affaire de sciences…
Dès cette première version de La Gastronomie, une note de Berchoux insiste sur son respect pour le texte de Delille :
Je ne pense pas que quelques plaisanteries, quelques allusions répandues dans ce Poëme, puissent faire croire que j'aye eu le dessein d'attaquer l'auteur de l'Homme des Champs. Il ne me conviendroit pas de chercher à jeter du ridicule sur un homme célèbre, dont je suis le sincère admirateur. Je n'ai eu d'autre dessein que celui d'égayer un peu mes amis. Si le public sourit un instant, comme eux, à la Gastronomie, j'aurai obtenu tout le succès que j'ai pu desirer.1
Cette note se rattache toutefois à l'ouverture du chant premier, “contenant l'histoire abrégée de la cuisine des anciens”, dans laquelle Berchoux donne de L'Homme des champs un résumé burlesque et volontairement réducteur, qui passe entièrement sous silence le contenu du chant 3 du texte original et une large partie des autres objets évoqués. Le poème de Delille est réduit à deux éléments, respectivement tirés du premier chant (l'évocation des jeux de société) et du second (les grands travaux de transformation du paysage). Condamné à superviser des terrassements ou à pratiquer les échecs, un tel campagnard a bien raison de languir après d'autres plaisirs !
Qu'un rival de Virgile amoureux des campagnes,
Fasse à l'Homme des Champs applanir des montagnes
Et l'instruise dans l'art de jouer aux échecs :
Pour moi de tels sujets sont arides et secs.
Je me suis emparé d'une heureuse matière :
Je chante l'homme à table et dirai la manière
D'embellir un repas2 […]
Dans la suite de La Gastronomie, cette divergence devient désaccord explicite lorsque le locuteur enjoint son lecteur à rester loin des sciences naturelles. Son chant 3, consacré au “second service” du repas, inclut en effet une sorte de réécriture négative du chant 3 de L'Homme des champs, prenant nettement le contre-pied de Delille.
Sachez tout ce qui peut nous servir d’aliment.
Soyez naturaliste en ce point seulement.
Fuyez la botanique et sa momenclature.
N’allez pas dans vos champs, épluchant la verdure,
Sur une herbe inutile exercer votre esprit,
Vous transir dans un pré pour faire l’érudit,
Feuilleter Tournefort, Adanson ou Linnée3,
Et sur un Aconit pâlir une journée.
Respectez le savoir des Plines, des Buffons,
Mais qu'importe pour vous l'histoire des cirons,
Celle des éléphans, des tigres, des panthères ?
Vous vous intéressez aux mœurs, aux caractères
De ces bons animaux qui naissent sous nos yeux,
Et dont nous jouissons dans nos climats heureux.
Vous estimez beaucoup l’écorce salutaire
Que l’île de Ceylan fournit seule à la terre4.
Vous aimez la muscade et savez en quels lieux
On cultive, on recueille un fruit si précieux.
Vous savez qu’au pays d’Amboine et de Ternates5
Le girofle triomphe au rang des aromates.
Vous savez discerner quel est le champignon
Qui cache sous sa voûte un germe de poison.
Du sol périgourdin la truffle [sic] vous est chère ;
A l’immonde animal elle doit la lumière ;
Elle aime à végéter paisible et sans orgueil
Aux pieds d’un chêne blanc, d’un charme ou d’un tilleul6…
Ici, tout savoir est aride, pédant et inutile, sauf s'il concerne ce qui se mange… Pas question donc d'aller herboriser comme chez Delille (chant 3, vers 407-464), encore moins de se promener Buffon en main (chant 3, vers 46).
Dans la seconde édition, Berchoux ajoute une lettre à Delille, qui lui permet de faire état de l'approbation du célèbre poète et d'exposer de manière plus développée l'admiration qu'il lui porte.
LETTRE A M. DELILLE A LONDRES.
Paris, premier avril 1802.
J'ai appris, monsieur, que vous avez bien voulu prendre votre part d'un dîner sans façon et sans cerémonie que j'ai donné au public. M. M… m'a dit que vous n'aviez pas été trop mécontent de cette bagatelle. Je saisis avec empressement une occasion de vous remercier de votre indulgence. Quand on parle le langage des Dieux comme vous, on mérite d'être toujours assis à leur table, et on a le droit d'être infiniment difficile. Je n'ai pu vous régaler que très-médiocrement, et je vous en demande pardon. Je n'ai pas la recette du nectar, de l'ambroisie et du dictame, dont on usoit dans l'Olympe ; je ne sais faire, ainsi que tant d'autres, que de la bouillie, passez-moi le terme : cela gonfle beaucoup et ne nourrit point. Cependant, votre délicieuse poésie vient de temps en temps nous empêcher de mourir d'inanition. Quant à moi, je la dévore toujours avec une nouvelle avidité ; si l'admiration pouvoit faire un poète […], j'oserois me flatter de le devenir.
J'ai l'honneur d'être avec toute la considération qui est due à votre personne et au plus beau talent poétique de notre siècle,
Votre très-humble serviteur,
J. B…….7
L'édition suivante de la Gastronomie, diffusée en 1804 et 1805, insère parmi diverses additions une autre lettre, présentée cette fois comme la réaction indignée d'un lecteur particulièrement hostile au poème de Berchoux. Or cette critique, sans doute factice tant son propos s'avère caricatural, soulève à nouveau la question des sciences, que Berchoux aurait eu tort de congédier – de tels savoirs n'étant nullement étrangers à la gastronomie.
Vous déclamez […] contre la botanique, que vous ne savez pas, et sur le compte de laquelle pourtant vous vous exprimez ainsi :
Fuyez la botanique et sa momenclature.
N’allez pas dans vos champs, épluchant la verdure,
Sur une herbe inutile exercer votre esprit,
Vous transir dans un pré pour faire l’érudit,
Feuilleter Tournefort, Adanson ou Linnée,
Et sur un Aconit pâlir une journée.
Vous oubliez, monsieur, que la botanique est une des branches essentielles de la cuisine, puisqu'elle nous aide à séparer les bonnes herbes d'avec les mauvaises, et à distinguer les choux et les épinards d'avec les bistortes, les polypodes ou l'aigremoine8.
Votre dessert9 ne vaut pas mieux que vos deux services. Vous proscrivez indécemment les conversations sur la liberté, sur l'égalité, comme si ce n'était pas l'usage de parler de ces sortes de choses à table, et comme si on ne savait pas qu'il a été fait plus d'une constitution entre la poire et le fromage.
J'ai remarqué que dans votre poème vous ne dites pas un seul mot de la géométrie, de la chimie, du galvanisme, de la vaccine et de la politique, ce qui me persuade de plus en plus que vous êtes un ignorant10.
Après avoir reproduit cette supposée critique, Berchoux y répond en insistant sur l'incongruité qu'il y aurait eu, selon lui, à aborder dans son texte les domaines évoqués dans la lettre :
Il me reste a me laver du tort que j'ai à vos yeux de n'avoir pas parlé au dessert de géométrie, de chimie, de galvanisme et de vaccine. Quant à la chimie, je ne méritais pas ce reproche11, et vous savez mieux qu'un autre que la cuisine est la plus belle partie de la chimie. J'ai eu tort, il est vrai, de ne point parler du galvanisme, attendu qu'il doit nous rendre immortels, et que d'après votre lettre, monsieur, je ne dois plus compter sur d'autre immortalité que celle que les médecins donnent aux grenouilles12. J'avoue que j'ai omis de parler de politique ; mais j'en ai donné la raison dans ces vers :
Mes amis, mon système est, lorsque j'ai dîné,
De trouver tout parfait et tout bien ordonné.
J'aime à croire que vous pensez comme moi, et je regrette que vous ayez parlé à jeun de mes productions.
Je vous salue13.
Si la botanique n'est pas abordée dans la réponse, c'est qu'un petit poème placé dans les “Poésies fugitives” que Berchoux intègre plus loin dans son volume revient sur l'herborisation, pour en faire une activité sans gratification. Ces vers se rattachent directement au passage de La Gastronomie incriminé par le critique, puisque le poète s'y livre à une variation sur l'expression “épluchant la verdure”…
Chemin faisant, pour me distraire,
Je m'avisai d'herboriser.
Je courbai mon corps vers la terre,
Pour éplucher ses végétaux.
J'appris mille termes nouveaux.
Je classai tout ce qui végète.
J'entrepris de graves travaux
Sur la bourache et sur la pâquerette ;
Je parlai de la moindre herbette
Comme on parlerait d'un héros.
Je fis des efforts de mémoire
Aux dépens de mon jugement :
Je n'étais plus qu'un répertoire,
Ou qu'un catalogue ambulant.
J'avais dépouillé la nature
Pour me composer un herbier :
Mes conquêtes sur la verdure
Se convertirent en fumier.
Ma récolte scientifique
Périt ainsi que mon espoir :
Ce fut le prix de mon savoir,
Et le fruit de ma botanique14.
Ce tableau en apparence autobiographique constitue une ultime forme de divergence face à L'Homme des champs. Tandis que Delille n'évoque que les succès de l'apprenti naturaliste, Berchoux souligne qu'on ne s'improvise pas aisément botaniste, et que les plaisirs promis aux amateurs par son prédécesseur pourraient bien leur rester inaccessibles – un thème qu'exploitera notamment Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet.
Auteur de la page — Hugues Marchal 2017/04/12 14:12
Relecture — Morgane Tironi 2022/08/17 13:56