DELILLE HORS DE FRANCE

COLLOQUE INTERNATIONAL
UNIVERSITÉ DE BÂLE, 25-27 JANVIER 2018

APPEL À COMMUNICATION

Si l’on sait que Jacques Delille (1738-1813) fut tenu de son temps pour l’un des plus grands poètes français, sa réception à l’étranger n’a guère été étudiée. Or, elle a été massive et, à l’image d’une onde sismique dont on ne ressentirait pas les effets uniformément selon le lieu et le moment de l’observation, elle a varié dans les différents espaces nationaux à différentes périodes de leur histoire. Par ailleurs, Delille fut l’une des figures de l’Émigration : de 1795 à 1802, il résida en Suisse, en Allemagne et en Angleterre où ses passages furent commentés et documentés, lui offrant notamment l’occasion de rencontrer d’autres créateurs. D’où l’intérêt d’interroger la réception de l’œuvre et de la personne de Delille hors de France.

Pour en rendre compte, le colloque abordera cette réception, du vivant de l’auteur et jusqu’à la fin du XIXe siècle, aussi bien dans le domaine de la littérature que dans le reste du champ culturel et artistique. En documentant par des études ciblées cette réception fluctuante, parfois fortement contrastée, nous chercherons à saisir les dynamiques de diffusion, de réinterprétation, voire d’instrumentalisation qui y présidèrent.

Comptant parmi les poètes français les plus discutés de la fin de l’Ancien Régime et de l’ère napoléonienne, Jacques Delille n’est pas seulement le représentant majeur d’une poésie didactique et descriptive qui célèbre la nature, les sciences et les arts. Son œuvre et les commentaires dont elle a été l’objet cristallisent toute une gamme de représentations qui engagent les rapports entre la poésie et les sciences, la langue, la peinture ou la musique, à la charnière de l’âge classique et du romantisme. Dans son pays, Delille passe d’abord pour un puissant novateur : sa traduction des Géorgiques (1770) et la plupart de ses grands poèmes – Les Jardins (1782), L’Homme des champs (1800), La Pitié (1803), L’Imagination (1806), Les Trois Règnes de la nature (1808), La Conversation (1812) – agrandissent le territoire du vers en faisant la conquête de nouvelles matières (l’art paysager, l’agriculture et la vie rurale, les conceptions modernes des émotions et les facultés humaines, le progrès scientifique et technique, les troubles de la Révolution). S’y ajoute une activité de traducteur des poètes anglais modernes : Delille met en vers français Milton, Pope, Gray et Thomson. L’œuvre suscite néanmoins de nombreuses critiques que retiendra la postérité. Après sa mort, ce héraut du genre didactique sert de repoussoir aux écrivains de la génération romantique, définis par Sainte-Beuve comme ses « railleurs posthumes ». Delille en vient alors à incarner la faillite d’une poésie classique qui se complaît dans l’allégorie, le mauvais goût et la froideur d’une versification artificielle. Bien que des auteurs comme Stendhal, Lamartine, Hugo, Balzac ou Flaubert gardent une connaissance poussée de son œuvre, il sort progressivement du canon littéraire français au cours du XIXe siècle.

Cependant, ces mouvements successifs de consécration et de rejet ne sont pas intervenus dans le même ordre ni avec la même intensité hors de France. Là, la réception de Delille ne suit pas une chronologie identique et ne repose pas nécessairement sur les mêmes motifs. En Suisse, on put juger dès les années 1780 que Delille échouait à imiter les beautés simples de la nature non domestiquée, mais de fervents admirateurs bâtirent des parcs paysagers suivant les préceptes des Jardins. Traversant l’Allemagne entre 1797 et 1799, après avoir choisi d’émigrer, Delille y laisse une empreinte particulière. Suivi de près par les journalistes, il rencontre Heine, Wieland et Klopstock dont il essaie sans succès de traduire La Messiade, expérience qui ravive alors la question des écarts entre les génies allemand et français. Ses années passées en Angleterre (1799-1802) le mettent en contact avec l’aristocratie britannique (autour de Georgiana Cavendish en particulier). Acteur important de l’anglomanie continentale, il signe plusieurs contrats d’édition à Londres, mais il est aussi sollicité par les émigrés les plus antirévolutionnaires. À son retour en France, il continue de recueillir des succès à l’étranger, notamment en Pologne où il compte des admirateurs au sein de puissantes familles (les Potocki, Radziwill, Czartoryski, Jablonowski). Il exerce également une influence notoire en Russie où l’Académie de Saint-Pétersbourg produit une édition de L’Homme des champs. Preuve de leur rayonnement exceptionnel, ses œuvres furent traduites en anglais, en allemand, en polonais, en russe, en espagnol, en italien, en portugais, en néerlandais, et elles suscitèrent de nombreux émules. Par exemple, Nikolaï Karamzine, une des figures tutélaires de la littérature et de l’historiographie nationales russes, imite L’Imagination, tandis qu’en Amérique du Sud des poètes comme José Fernandez de Madrid chercheront encore à adapter Les Trois Règnes de la nature plusieurs années après la mort de l’auteur et malgré la disgrâce dans laquelle il était alors tombé en France.

Pour mieux saisir la complexité et les enjeux de la réception de Jacques Delille à l’étranger, pour étudier la façon dont elle est susceptible d’éclairer la place de cet auteur dans la culture européenne, et enfin pour analyser à travers ce cas la manière dont se construit entre XVIIIe et XIXe siècles une célébrité internationale, les interventions pourront suivre différentes pistes :

  • Espaces de réception. Quelles villes (Bâle, Hambourg, Londres…) accordent un accueil enthousiaste à Delille ou commentent sa poésie avec une verve particulière ? Existe-t-il des régions où prédomine un esprit de rejet ? Au sein d’un même espace, la réception de Delille fluctue-t-elle en fonction de collectivités ou de groupes sociaux particuliers ? A-t-il eu ses champions, et lesquels ?
  • Canaux d’information. Quel est le rôle de la presse périodique dans la diffusion des poèmes de Delille hors de France ? Cette poésie contribue-t-elle, par les critiques qu’elle suscite auprès des journalistes étrangers, à établir des différences entre les littératures nationales et à fixer les attentes qui portent sur elles ? D’autres canaux écrits favorisent-ils le rayonnement de Delille, comme les correspondances ?
  • Traductions et imitations. Quels sont les enjeux culturels et politiques qui sous-tendent la traduction des longs poèmes de Delille dans les différents espaces nationaux ? Doit-on y voir un hommage aux belles-lettres françaises ou un tour de force destiné à explorer les ressources littéraires des langues concernées ? S’accorde-t-on des écarts par rapport à l’hypotexte français, dans la perspective de le concilier avec un génie national différent, ou l’œuvre de Delille a-t-elle un caractère suffisamment européen pour traverser les frontières sans remaniement ? Quels sont les mouvements littéraires qui accordent à Delille un statut de modèle ou de contre-modèle ?
  • Delille hors des livres. Que sait-on des lectures que le poète donne dans divers salons au gré de ses déplacements ? Dans le domaine des arts visuels, quels sont les objets produits en relation à la personne ou à l’œuvre de Delille, et quel usage en fait-on à l’extérieur de la France ? Dans quels espaces publics ou domestiques expose-t-on des images ou des sculptures de l’auteur, et dans quelles séries de représentations s’inscrivent-elles ? Quelles fonctions remplissent les monuments et les nombreuses inscriptions issus de ses poèmes dans les jardins de l’Europe ?
  • Pièces officielles et policières. Comment les pouvoirs réagissent-ils aux vers et aux déplacements du poète, particulièrement après la Révolution ? Les archives politiques et diplomatiques en conservent-elles la trace ?
  • Stratégies éditoriales. Quels sont les motifs qui président aux nombreuses éditions étrangères des œuvres de Delille ? Pourquoi le poète semble-t-il signer des contrats d’édition dans toutes les régions où son exil le porte ? Faut-il y voir une stratégie commerciale ou l’exploration de nouveaux espaces de réception ? Du point de vue des libraires – qui engagent parfois des sommes considérables – que représente un tel investissement ? Les contrefaçons et autres éditions non autorisées contribuent-elles significativement à la circulation des textes ?
  • Références étrangères chez Delille. Si Delille profite d’une large réception à l’étranger, n’est-ce pas aussi une conséquence du caractère polycentrique de sa poésie ? Dans quelle mesure ses traductions ont-elles contribué au rayonnement de Pope ou de Milton dans l’Europe francophone ? Peut-on mesurer l’impact qu’ont eu d’autres littératures nationales sur son œuvre ? Comment s’articulent, chez lui, la promotion de la science française et la célébration des savants étrangers ? Pourquoi les Français purent-ils parfois l’accuser de dénaturer l’esprit national, tandis qu’Anglais et Allemands lui reprochaient au contraire de franciser à l’excès leurs poètes ?

Le colloque est organisé dans le cadre du projet de recherche et d’édition « Reconstruire Delille », soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les communications pourront porter sur un de ces axes ou sur un pays, une aire linguistique, etc. Elles seront limitées à 30 minutes. Les propositions de communication comprendront environ 300 mots. Elles seront rédigées en français, éventuellement en allemand ou en anglais, et accompagnées d’une brève présentation de l’auteur. Elles sont à adresser aux trois organisateurs avant le 28 février 2017.

Comité d’organisation :
Hugues Marchal (Université de Bâle) : hugues.marchal[at]unibas.ch
Timothée Léchot (Université de Bâle) : timothee.lechot[at]unibas.ch
Nicolas Leblanc (Université de Bâle) : nicolas.leblanc[at]unibas.ch

Comité scientifique :
Isabelle Chariatte Fels (Université de Bâle), Muriel Louâpre (Université de Paris Descartes), Catriona Seth (All Souls College, Oxford), Nicolas Wanlin (École polytechnique).

Télécharger l'appel à communication : format PDF.

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