Constant Taillard publie en 1828, en trois volumes, Les Voyageurs en Italie, ou Relation du voyage de trois amis dans les diverses parties de l'Italie, en passant par le Tyrol, la Suisse et les Alpes. Ce roman épistolaire a d'abord une vocation de vulgarisation : comme l'indique son sous-titre, le récit entend en effet apporter des “Observations philosophiques et anecdotiques sur les Beautés du pays, ses Antiquités, ses Personnages remarquables ; sur l'état actuel de la Littérature, sur les Mœurs, les Usages et les Pratiques civiles et religieuses de ses habitans”.
L'intrigue est donc minimale : trois amis et leurs compagnes, personnages déjà employés par l'auteur dans un ouvrage similaire consacré à la France, décident de voyager séparément dans les Alpes et dans la péninsule italienne, en se divisant les régions et en s'adressant des lettres pour rendre compte de leurs périples respectifs.
L'Homme des champs est convoqué dans une missive relative au Mont Blanc, mais Delille y entre en concurrence avec Byron : c'est au poète anglais que le scripteur, Alphonse, emprunte sa citation principale, reléguant les vers du poète français dans une note.
LETTRE IX.
Alphonse à Jules.
Le Mont-Blanc.
Lorsque lord Byron visita le Mont-Blanc, “le roi des montagnes élevait dans les nuages son front resplendissant d'un diadême de neiges éternelles. Les glaciers lui servaient de ceinture ; assis sur son trône de rochers, il tenait suspendue l'avalanche foudroyante, et étendait son sceptre de glace sur les cimes respectueuses des monts d'alentour (i).”
Lord Byron s'exprime en poète : à ses yeux charmés tout respire la vie ; il lui faut des images brillantes, plutôt même que de la vérité.
Mais à nous, mon ami, c'est de la vérité qu'il faut. Si cette vérité parvient à plaire par les seuls charmes qui lui sont propres, tant mieux pour notre correspondance ; mais avant tout peignons la nature, elle seule au monde est vraiment belle.
Elevé à quatorze mille six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, le Mont-Blanc l'est pourtant moins que le Chimboraço en
Amérique, lequel porte son sommet à dix-neuf mille trois cent deux pieds au-dessus de la même base ; mais il a trois cents pieds de plus au-dessus de Chamouny que le Chimboraço au-dessus de la vallée de Tapia.
(i) De neiges, de glaçons entassements énormes,
Du temple des frimas colonnades informes ;
Prismes éblouissants dont les pans azurés,
Défiant le soleil dont ils sont colorés,
Peignent de pourpre et d'or leur éclatante masse ;
Tandis que, triomphant sur son trône de glace,
L'Hiver s'enorgueillit de voir l'astre du jour
Embellir son palais et décorer sa cour.
(Delille1)
Vers concernés : chant 3, vers 343-350.
Si les mots de Delille et Byron servent à ouvrir la lettre, les deux écrivains n'en sont pas moins pareillement relégués dans la suite du chapitre, Alphonse délaissant la poésie au profit d'un discours qu'il juge plus vrai, marqué par des indications topographiques précises. Mais cette opposition entre poésie et vérité est loin d'être systématique dans le roman. Un peu plus tôt, dans la lettre III, une autre héroïne, Sophie, a déjà cité, à propos de la Fontaine de Vaucluse, les vers que Delille lui consacre dans Les Jardins ; or elle s'émerveille de constater que : “La pompe de la poésie a toute l'exactitude de la prose, et chaque vers porte en soi toute la vérité de la nature2.