Cet ouvrage, publié à Dijon en 1886, est la “seconde” édition d'une étude sur une tradition dramaturgie religieuse, “l'ancien théâtre de sainte Reine, c'est-à-dire [l]es pièces tragiques que cette sainte a inspirées aux XVIIe et XVIIIe siècles1”. L'auteur, qui signe des initiales J. D., indique avoir d'abord donné ce texte dans un “livre de poésie” de son cru, “publié en 1867, à Paris2”.
L'Homme des champs est convoqué dans des pages consacrées à l'œuvre du dramaturge Claude Ternet, auteur, dans la première partie du XVIIIe siècle, d'une des pièces étudiées par J. D. En effet, le style de Ternet, que ce dernier juge proche de celui de Ronsard, conduit l'historien de la littérature à réfléchir au traitement poétique des animaux, chez les auteurs anciens et modernes. Il oppose les images anthropomorphiques de Ronsard ou La Fontaine aux choix des poètes plus récents qui, au nom de la raison, ont renoncé selon lui à ces rapprochements entre bête et homme, au prix de périphrases énigmatiques qu'il déplore, en puisant ses exemples chez Delille.
Je ne prétends point ici justifier maître Claude dans toutes ses tentatives d'imitation ronsardienne ; assurément non ! Ainsi je vois qu'il appelle la couronne de Jésus : “un chapeau épineux !” et qu'il transforme les poissons de la mer en “des bourgeois écaillés !”. […] Evidemment tout cela est blâmable, parce que tout cela manque de mesure et de goût. Mais le principe était bon, tellement bon qu'il a triomphé dans une oeuvre immortelle : les Fables de la Fontaine. Le principe de Ronsard, en effet, est des plus naturels : il consiste à poétiser, à mettre en relief êtres et choses en transportant d'un règne dans un autre les attributs caractéristiques propres à chacun d'eux. Aimable échange, sorte de communion, d'égalité rapprochant bêtes et gens, matière et esprit, et les éclairant, les définissant par un mot, par un trait lumineux ! C'est ainsi que nous avons mis dans le renard le caractère de la ruse, en sorte qu'il symbolise l'homme fin et retors. C'est ainsi que les plantes et les animaux se sont revêtus tour à tour, sous la plume des fabulistes, de tous nos titres, de tous nos vices, de toutes nos vertus, de tous nos défauts. Nous les avons coiffés d'une épithète humaine, et, dans l'animal fait homme, nous avons salué un frère, et, dans les communautés animales, nous avons établi des hiérarchies; en sorte que le brochet est devenu le tyran des eaux ; la carpe, une bourgeoise, bonne commère, etc. La soi-disant école du bon sens a substitué à ce principe celui de la périphrase et des circonlocutions. Vaut-il mieux ? A coup sûr non ; car il a le grave défaut d'être plus compliqué et souvent plus obscur que celui de la transposition ronsardienne. Avec un peu de réflexion, je devinerai toujours que “des bourgeois écaillés” sont des poissons, et le “chapeau épineux” de Jésus, sa couronne d'épines ; mais si, parlant comme Delille, le poète s'écrie :
Un même lieu voit…
L'animal recouvert de son épaisse croûte,
Celui dont la coquille est arrondie en voûte…
Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses
De deux règnes rivaux races miraculeuses…
je suis bien convaincu que vous et moi passerons plus d'une demi-heure sans trouver le mot du logogriphe, surtout si nous avons lu le vers qui précède immédiatement les quatre vers cités plus haut :
Et la lente tortue et le vif écureuil.
En cherchant bien, vous devineriez peut-être que “la coquille arrondie en voûte” est la tortue ; mais le vers de la tortue et de l'écureuil vous en ôte l'idée. Et cependant il parait que c'est de la tortue qu'il s'agit encore ; du moins l'éditeur, dans ses, notes, n'a pu découvrir rien de mieux cadrant avec la circonlocution delilléenne. Quant à “l'animal recouvert de son épaisse croûte,” l'éditeur dit : “Lisez rhinocéros.” J'en étais à mille lieues ! Pour “rameaux vivants, etc.,” prononcez polypes3. Franchement, j'aime mieux revenir “aux bourgeois écaillés” de maître Claude Ternet4.
Vers concernés : chant 3, vers 515-516, 519, 522-524 et 546, et notes 30, 31 et 37.
Ce commentaire adopte un topos de la critique littéraire postérieure à Delille : en rapprochant ses périphrases du genre de l'énigme, il reproche au poète didactique une difficulté perçue comme aussi rebutante que ridicule. Mais J. D. a l'intérêt de souligner que les notes des éditeurs peuvent accentuer ce problème, car l'examen des manuscrits de Hermann, le savant consulté lors de la première édition de 1800, montre qu'il avait déjà exclu d'identifier à la tortue l'animal à “la coquille arrondie en voûte”, en repérant le problème de redondance souligné ici par le critique : il proposait de s'en tenir au tatou (solution rejetée par les éditeurs du livre). Par ailleurs, les gloses d'Hermann posent un problème plus large, puisqu'il introduit avec cet être ou le rhinocéros des animaux exotiques, là où Delille prescrit de composer un cabinet reflétant la faune locale.