La Culture des idées est un essai publié en 1900 par Remy de Gourmont, qui y propose une série d'études sur la création littéraire. L'Homme des champs est cité dans la première section, “Du style ou de l'écriture”, où Gourmont dialogue avec un manuel pédagogique récent, L'Art d'écrire enseigné en vingt leçons, d'Albalat.
Gourmont commence par ironiser sur l'ambition générale du projet. Valable à l'école mais non pour la création, le bien-écrire d'Albalat pourrait n'être qu'une autre “façon d'écrire très mal” car, chez les écrivains, le “travail d'écrire échappe [et doit échapper] en grande partie à l'autorité de la conscience1”. Puis Gourmont reconnaît à l'ouvrage des vertus : à défaut de former de grands écrivains, sa lecture pourra du moins enseigner comment écrire moins mal, et “le détail est excellent2”. C'est dans ce contexte qu'après avoir notamment loué les pages qu'Albalat consacre aux clichés, Gourmont aborde les périphrases, “curieuse tendance des hommes à remplacer par une description le mot qui est le signe de la chose alléguée3” et pratique qui, pour le critique, aurait mérité de la part d'Albalat de plus amples développements.
Gourmont n'attaque pas la périphrase en elle-même : il y voit au contraire une marque fondamentale de la poésie. Il dénonce en revanche son emploi par les poètes “didactiques” de la fin du XVIIIe siècle et cite rapidement Lebrun, avant d'emprunter à Delille une série d'exemples qu'il présente comme des preuves de son piètre talent.
Mais les dernières lignes nuancent cette accusation d'impuissance créatrice: elles invitent les lecteurs à apprécier le poème4.
La périphrase, telle que maniée par les poètes didactiques, n'est peut-être ridicule que par l'impuissance poétique dont elle témoigne, car il y a bien des manières agréables de ne pas nommer ce que l'on veut évoquer. Le véritable poète, maître de son langage, n'use que de périphrases si nouvelles à la fois et si claires dans leur pénombre que toute intelligence un peu sensuelle les préfère au mot trop absolu ; il ne veut ni décrire, ni piquer la curiosité, ni faire preuve d'érudition. Mais quoi qu'il fasse il écrit par périphrase et il n'est pas sûr que toutes celles qu'il a créées demeurent longtemps fraîches ; la périphrase est une métaphore : elle dure ce que durent les métaphores. […] Delille s'est rendu célèbre par son goût pour la périphrase didactique mais je crois qu'il a été mal jugé. Ce n'est pas la peur du mot propre qui lui fait décrire ce qu'il faudrait nommer, c'est la raideur de sa poétique et la médiocrité de son talent ; il n'est imprécis que par impuissance et il n'est très mauvais que quand il est imprécis. Méthode ou impéritie, cela nous a valu d'amusantes énigmes :
Ces monstres qui de loin semblent un vaste écueil.
L'animal recouvert de son épaisse croûte,
Celui dont la coquille est arrondie en voûte.
L'équivoque habitant de la terre et des ondes.
Et cet oiseau parleur que sa triste beauté
Ne dédommage pas de sa stérilité5.
Et l'arbre aux pommes d'or, aux rameaux toujours verts.
Là pour l'art des Didot Annonay voit paraître
Les feuilles où ces vers serons tracés peut-être6.
Et ces rameaux vivants, ces plantes populeuses,
De deux règnes rivaux races miraculeuses.
Le puissant agaric, qui du sang épanché
Arrête les ruisseaux, et dont le sein fidèle
Du caillou pétillant recueille l'étincelle.
Il ne faudrait pas croire cependant que L'Homme des champs, d'où sont tirées ces charades, soit un poème entièrement méprisable. L'abbé Delille avait son mérite. Privées des plaisirs du rythme et du nombre, nos oreilles exténuées par les versifications nouvelles finiraient par retrouver un certain charme à des vers pleins et sonores qui ne sont pas ennuyeux, à des paysages un peu sévères, mais larges et pleins d'air,
… Soit qu'une fraîche aurore
Donne la vie aux fleurs qui s'empressent d'éclore,
Soit que l'astre du monde, en achevant son tour,
Jette languissamment les restes d'un beau jour7 8.
Vers concernés : chant 3, vers 246, 510-512, 515-516, 523-524, 532.